L’épisode que nous avons entrepris de raconter s’arrête ici. Nous avons voulu montrer un coin de la vie sociale au seizième siècle, et comment, dans une époque profondément troublée, toute de violence et de passion, un jeune homme, par le fer, et aussi par l’amour, c’est-à-dire par le courage physique et la générosité morale, a pu conquérir sa place au soleil. Dans la lutte pour la vie, pour le bien-être, pour le bonheur, sans doute, ce jeune homme eût agi de tout autre façon en notre société moderne. En tout cas, la jeunesse du cœur, la fermeté de l’esprit, la droiture, la vaillance d’âme et d’esprit sont peut-être en tout temps les armes les plus solides dont puisse disposer celui qui se lance à la conquête de la vie… Nous espérons aussi, sans trop oser y compter, que nous avons réussi à donner quelque idée de l’existence de ces aventuriers qui parcouraient le monde en ces âges de force. Enfin, nous pensons avoir accompli notre devoir de romancier en montrant comment les instincts de fauve impitoyable peuvent se réveiller dans l’homme sous l’influence hideuse des passions politiques et religieuses. Hélas! ceci est de tous les temps: une mince, très mince couche de civilisation recouvre les sociétés, comme la jeune glace peut recouvrir les mers hyperboréennes. Vienne une tempête: la couche de glace est disloquée, s’effrite, se fond et l’Océan, toujours le même, se livre aux mêmes furies.
Cependant, si notre récit est terminé en fait, nous devons donner satisfaction aux curiosités qui ont pu s’éveiller sur certains de nos personnages.
Nous devons dire surtout ce que devinrent Jeanne de Piennes, Loïse, le chevalier de Pardaillan et François de Montmorency lorsqu’ils eurent enfin gagné le vieux manoir où s’est déroulée la première scène de cette histoire.
Mais avant de revenir au château de Montmorency, jetons un dernier coup d’œil sur quelques autres acteurs du drame.
Maurevert alla jusqu’à Rome porter la nouvelle de la destruction des hérétiques. En traversant la France, il put se rendre compte que la tache de sang s’élargissait jusqu’à couvrir tout le royaume. À Rome, dès que la nouvelle apportée par Maurevert se fut répandue, on chanta des Te Deum dans toutes les églises, les cloches sonnèrent comme à Pâques, le canon du château Saint-Ange tonna; il y eut une explosion de joie affreuse. Le cardinal de Lorraine, dans son allégresse, compta mille écus d’or au messager sinistre qui lui apportait la tête de Coligny.
Maurevert demeura un an à Rome, alors qu’il ne comptait y passer que quelques jours.
Que fit-il pendant cette année? Sans doute, il prépara sa fortune; probablement il s’aboucha avec certains personnages.
Le jour où il se mit en selle pour reprendre la route de Paris, ce qui arriva le 1er septembre de l’an 1573, une sombre satisfaction brillait dans ses yeux, et il murmura, en se touchant la joue que le chevalier avait cinglée:
– Et maintenant, Pardaillan, à nous deux!…
Huguette et son mari, maître Grégoire, avaient pu demeurer cachés dans une cave chez une de leur parente; lorsque les portes de Paris se rouvrirent, lorsque le calme se rétablit, faute de huguenots et de suspects à tuer, Huguette voulut retourner à son auberge.
Mais le timide Grégoire lui fit observer que Paris était un séjour encore bien dangereux, que tous les jours il y avait des processions où les cris de mort retentissaient encore; que les Parisiens, et même la cour, et même le roi Charles allaient à Montfaucon voir, par dérision, le cadavre de l’amiral pendu par les pieds; qu’on venait d’exécuter en place de Grève messieurs de Cavagnes et Briquemaut, qui refusaient d’abjurer; que le peuple était fort friand de ces spectacles, que lui, Landry Grégoire, était, Dieu merci! excellent catholique, mais enfin, qu’à défaut d’hérétiques, on pourrait bien le pendre ou le tenailler un jour pour avoir favorisé la fuite de Pardaillan, ce qui serait grand dommage, attendu que sa femme Huguette en mourrait certainement de chagrin.
Huguette, sans ajouter une foi complète à la dernière partie de ce discours, et cependant touchée par l’accent pathétique de son mari, se rendit à ses raisonnements, et consentit à aller attendre loin de Paris que la fameuse algarade survenue à la Devinière fût entièrement oubliée.
Ils se rendirent donc à Provins, pays natal d’Huguette, et y demeurèrent environ trois ans, au bout desquels maître Grégoire commença à se persuader que peut-être on l’avait oublié, et qu’il pouvait rentrer à Paris. C’est ce qu’il fit non d’ailleurs sans répugnance.
Le 18 juin 1585, l’auberge de la Devinière, ainsi baptisée jadis par Rabelais, fut rouverte, et nous devons dire que bientôt elle se trouva aussi achalandée que par le passé.
Aussi maître Landry, que la terreur avait un peu maigri, ne tarda-t-il pas à retrouver cette épaisse couche de graisse dont il ne laissait pas d’être fier, et son visage luisant resplendit comme un soleil.
Quant à Huguette, toujours jolie, accorte et avenante, elle continua à être l’ornement principal de la Devinière; mais une ombre de mélancolie s’était étendue sur son gracieux visage, et parfois, on la voyait arrêtée sur le perron de l’auberge, regardant au loin dans la rue Saint-Denis comme si elle eût attendu un mystérieux voyageur qui ne venait jamais…
Frère Thibaut mourut le troisième dimanche après la Saint-Barthélemy dans une circonstance assez curieuse.
Ce dimanche-là, le petit Jacques Clément voulut à toute force aller au cimetière des Innocents; et comme on craignait qu’il ne révélât la vérité sur le miracle de l’aubépine, frère Thibaut l’accompagna, le tenant par la main.
Il faisait une chaleur excessive, et le soleil dardait des rayons de feu.
Le petit Jacques Clément fut fort étonné et tout chagriné de ne plus retrouver la belle aubépine à laquelle il avait tant travaillé. Il interrogea Thibaut qui, avec l’aplomb d’un moine, lui répondit que sans aucun doute le diable avait enlevé le joli buisson à cause des péchés qu’avait dû commettre la défunte.
Le petit Jacques, devant cette explication, demeura tout songeur; deux larmes glissèrent sur ses joues pâles et il finit par murmurer:
– Ça m’est égal, j’en ferai d’autres! Et cette fois j’y mettrai des rosés, et j’y joindrai des baguettes de coudrier, puisque le coudrier met en fuite les esprits du mal…
En attendant, il se mit à ratisser la terre sur la tombe d’Alice, et à arracher les herbes folles, pendant que Thibaut ruisselant de sueur, se découvrait pour s’éponger le crâne.
– Allons! dit tout à coup le moine, il est temps de rentrer au couvent… d’ailleurs, je ne me sens pas bien.
Il achevait à peine ces mots qu’il tomba, foudroyé par l’insolation, en travers de la tombe. On le ramena au couvent où tous les efforts pour le rappeler à la vie furent vains; il mourut dans la soirée, sans avoir repris ses sens.
Jacques Clément continua à être élevé chez les Barrés jusqu’à l’âge de treize ans, époque de sa vie à laquelle il passa au couvent des Cordeliers pour des motifs que nous ignorons.
Quant à frère Lubin, il continua à vivre comme un saint dans le couvent où il était gardé à vie. D’ailleurs, il ne demandait pas à sortir, car il menait une véritable vie de cocagne, toujours abondamment pourvu de gibier, venaison et flacons à son goût.
On le trouva mort, en l’an 1579, un soir, dans sa cellule, au milieu d’une douzaine de flacons vides; dans sa main crispée, il tenait le goulot d’une bouteille.
Le bruit se répandit alors dans Paris que le fameux frère Lubin, celui-là même qui avait opéré le miracle de la chaudière et le non moins merveilleux miracle de l’aubépine, venait de mourir en odeur de sainteté. Tout Paris défila dans la chapelle ardente où son corps fut exposé, et le mot de la fin fut prononcé par un nommé Bravache, un de ces gamins comme il y en a eu de tout temps à Paris, lequel, ayant admiré la masse énorme de frère Lubin, s’écria d’une voix de fausset:
– C’est ça le saint? Eh bien, je plains la chaise du paradis où il va s’asseoir!
Ledit Bravache eut d’ailleurs une oreille à demi arrachée par le bedeau qui avait entendu cette exclamation intempestive, et fut expulsé à grand renfort de coups de pied dans les reins, ce qui fit que, toute sa vie, il garda une dent féroce aux bedeaux.
Ruggieri, pendant les horribles journées de carnage, demeura enfermé dans son laboratoire, en tête à tête avec le cadavre embaumé du malheureux comte de Marillac. L’avortement de sa tentative de réincarnation faillit le rendre fou de douleur. Ce ne fut que quinze jours plus tard qu’il se décida à faire enterrer le corps qui, par pur hasard et non par volonté de l’astrologue, fut placé au cimetière des Innocents à trois pas de la tombe d’Alice de Lux.
Ruggieri fit venir d’Italie un superbe bloc de marbre qui fut taillé en forme de pierre tombale très simple.
Sur la pierre, il fit graver un seul mot – le nom de l’infortuné jeune homme:
DÉODAT
Dès lors, Ruggieri vécut misérablement, se tuant à la recherche de l’insoluble problème, passant des nuits entières en observation sur sa tour, et des jours en rêveries sombres pendant lesquels, assis au fond d’un fauteuil, il contemplait d’un œil morne et vitreux un point dans l’espace.
Il paraît que Catherine eut peur de lui à un moment donné, car elle le fit impliquer dans le procès en sorcellerie intenté à La Mole et au comte de Coconasso. Peut-être la vieille victime eut-elle alors encore plus peur des révélations que Ruggieri pouvait faire. Car, après lui avoir pour ainsi dire montré de près l’échafaud, elle le sauva et le garda près d’elle, et sans doute, il lui rendit encore plus d’un mystérieux service.
Après les massacres de la Saint-Barthélemy, le duc de Guise rejoignit son gouvernement de Champagne, et le duc de Damville, son gouvernement de Guyenne. Henri de Guise comprenait que Catherine de Médicis, chaudement félicitée par Rome et par l’Espagne, triomphait pour l’heure. Mais sans doute il ne renonçait pas à ses projets car, en s’éloignant de Paris, il montra le poing au Louvre et gronda entre ses dents serrées:
– Tout n’est pas fini!…
Quant à Damville, lorsqu’il sut que son frère et Jeanne de Piennes avaient pu gagner Montmorency, il tomba dans un état de prostration qui faillit lui coûter la vie… Mais sa robuste constitution, la rage et le désir de vengeance furent plus forts que la mort. Il quitta Paris en disant, lui aussi:
– Je reviendrai! Tout n’est pas fini, mon frère!
Nous prierons maintenant le lecteur de se transporter au château de Vincennes, résidence et prison royale. C’est par une magnifique matinée d’été. Nous sommes au 30 mai de l’an 1574, c’est-à-dire exactement vingt et un mois et six jours après ce dimanche de la fête de la Saint-Barthélemy où le roi Charles IX avait laissé massacrer ses hôtes et ou, lui-même, se mettant à arquebuser les victimes par la fenêtre de son cabinet, avait poussé ce sinistre hurlement:
– Tuez! Tuez! Tuez!
Près de deux ans, donc, se sont écoulés depuis l’abominable forfait.
Pendant ces deux ans, comment a vécu le misérable fou qui fut encore plus fou que scélérat, qui porte seul dans l’histoire le redoutable fardeau de l’exécration, alors qu’il ne fut qu’un instrument, alors que la responsabilité de la sombre tragédie devrait remonter de Charles à sa mère Catherine, de la Médicis au duc de Guise et d’Henri le Souffleté à ce hideux tribunal d’iniquité qui s’appelle l’Inquisition!
Entouré d’intrigants qui guettaient sa mort et l’escomptaient ouvertement, Charles vécut retiré, laissant le gouvernement à sa mère, en proie à des crises de plus en plus rapprochées et terribles.
Il voyait bien qu’autour de lui, tous, sa mère, ses frères, ses courtisans, trouvaient qu’il avait trop vécu. Et pourtant, il n’avait que vingt-trois ans. Les conspirations se multipliaient à la cour, transformée en un misérable champ de bataille où les partis se déchiraient, mais où ils se mettaient tous d’accord contre le roi. Brantôme dit qu’au moment de se retirer au château de Vincennes, Charles s’écria amèrement:
– Ah! c’est trop m’en vouloir! Au moins, s’ils eussent attendu ma mort!…
À Vincennes, sous les beaux ombrages du bois, il retrouva quelque tranquillité. Mais ses nuits étaient terribles. Dès qu’il s’endormait, il se voyait entouré de spectres auxquels il demandait grâce. Il ne parvenait à dormir un peu que lorsque sa nourrice, assise près de son lit, lui racontait de vieilles histoires de chevalerie, comme on fait aux enfants peureux, pour les endormir.
Il passait le temps à terminer son livre sur la Chasse royale (livre paru en 1625); la nuit, il s’essayait à écrire des poésies dont quelques-unes sont d’une étonnante pureté et témoignent d’un esprit supérieur à son temps par certains côtés. Telle est la pièce bien connue qu’il écrivit à Ronsard, qui commence ainsi:
L’art de faire des vers, dût-on s’en indigner,
Doit être à plus haut prix que celui de régner.
Tous deux également nous portons des couronnes
Mais, roi, je les reçois; poète, tu les donnes…
et qui se termine par un très bel alexandrin que le grand Corneille n’eût pas désavoué.
Je puis donner la mort; toi l’immortalité.
Il faisait aussi de la musique, se mêlait aux choses qu’il organisait, faisait venir des musiciens avec lesquels il discutait fiévreusement pendant des heures. Mais Souvent, au milieu d’un chœur ou d’une discussion, ou bien lorsqu’il était assis à sa table de travail, on le voyait s’arrêter tout à coup, pâlir et trembler de tous ses membres. Et alors, ceux qui, comme sa nourrice, pouvaient l’approcher de très près, l’entendaient murmurer:
– Que de sang! que de meurtres! Ah! que j’ai eu un méchant conseil? Ô mon Dieu, pardonne-les moi et fais-moi miséricorde!…
Puis il se mettait à pleurer, et généralement se déclarait alors une crise qui le laissait abattu, mortellement triste… Plusieurs fois par semaine, Marie Touchet venait le voir secrètement. Elle était introduite au château de Vincennes par un serviteur dévoué qui la reconduisait ensuite.
Le 29 mai, Charles IX passa une journée effrayante, suivie d’une nuit de délire pendant laquelle, malgré les soins de sa nourrice, il se débattit contre d’affreuses visions. Il pleura, sanglota, supplia des spectres et ne retrouva un peu de repos qu’au matin du 30 mai.
C’est en ce matin-là que nous introduisons le lecteur dans la chambre du roi.
Charles se promenait lentement, courbé, voûté, les joues creuses, les yeux caves, brûlant de fièvre; ce jeune homme paraissait un vieillard brisé par l’âge… mais que sont même cinquante ou soixante ans de vie auprès de vingt mois de remords! Que sont les maladies du corps auprès de cet effroyable mal qui tenaille le cerveau, ronge le cœur, gangrène l’âme! Quel supplice que d’entendre nuit et jour, au fond de sa conscience, des voix qui demandent grâce, des voix qui crient:
– Sire! Sire! nous étions vos hôtes! Nous étions vos amis!…
Charles, à chaque instant, allait à la fenêtre, soulevait le rideau et balbutiait:
– Oh! elle ne vient pas!… Nourrice, elle ne vient pas!…
– Sire, le cavalier est parti à sept heures, il est à peine huit heures et demie… elle va venir…
– Et Entraigues? L’as-tu mandé?… Est-il là?
– Il est là, Sire… Vous n’avez qu’à ouvrir cette porte… faut-il l’appeler?
– Non, non… tout à l’heure.
François de Balzac d’Entraigues était un jeune gentilhomme profondément dévoué à Charles qui, deux jours avant cette scène, l’avait nommé gouverneur d’Orléans.
Orléans! le pays natal de Marie Touchet.
Que rêvait donc Charles IX?… Nous allons le savoir.
À neuf heures, la porte de la chambre s’ouvrit et Marie Touchet parut. Elle portait son enfant dans ses bras. Une joie intense brilla dans les yeux du roi. Marie déposa l’enfant dans les bras de la vieille nourrice de Charles et s’avança vers le roi. Elle avait bien maigri. Elle était bien pâle. Mais elle était toujours belle de cette beauté douce et comme effacée qui était son grand charme.
En voyant les ravages que le mal avait fait sur la figure du roi depuis sa dernière visite, elle ne put retenir ses larmes. S’asseyant, elle prit son amant sur ses genoux comme elle faisait dans leur maison de la rue des Barrés, et elle l’étreignit sans pouvoir prononcer une parole. La nourrice approcha l’enfant que Charles saisit avidement. Pendant quelques minutes, on n’entendit que les plaintes de Marie Touchet… le roi, la jeune femme, et entre eux l’enfant… larmes et baisers confondus.
Cette fois, ce fut Charles qui s’efforça de consoler Marie. Il semblait avoir repris une dernière lueur d’énergie.
– Marie, écoute-moi… je suis condamné, je vais mourir, demain, dans quelques jours, aujourd’hui peut-être…
– Charles, mon bon Charles, tu ne mourras pas! Ce sont les regrets qui te donnent ces tristes idées!… Ah! maudits soient ceux qui t’ont conseillé, et que le sang versé retombe sur leur tête… [31]
– Non, Marie! je suis perdu, je le sais! Peut-être à ta prochaine visite ne me trouveras-tu pas. Ne pleure pas. Écoute-moi. Toi qui fus l’ange de ma pauvre vie, je ne veux pas qu’après ma mort, tu sois tourmentée. Je veux que tu sois heureuse encore et que tu vives… ne fût-ce que pour apprendre à cet enfant à ne pas exécrer ma mémoire, comme elle le sera de tous…
– Charles! Tu me déchires le cœur!…
– Je sais, mon doux ange bien-aimé… il le faut pourtant. Je t’ai appelée ce matin pour te donner mes dernières instructions, mes ordres… Oui, s’il le faut, ce seront les ordres de ton roi!… Ce sera la première et la dernière fois que je t’aurai parlé ainsi… pardonne!…
– Charles! mon amant! mon roi! ta volonté m’est sacrée!… Mais pourquoi t’inquiéter…
– Donc, pour la tranquillité de mes derniers jours, interrompit le roi, pour toi, ma chère Marie, et aussi pour ce pauvre innocent, tu vas me jurer de m’obéir par-delà ma mort.
Il parlait avec une volubilité fiévreuse qui désespéra Marie Touchet.
Elle se prit à sangloter et, espérant le calmer, répondit:
– Je te le jure, mon bon sire.
– Très bien, dit le roi. Je te sais femme à tenir parole, même quand tu sauras ce que je vais te demander. Écoute, Marie. Quand je serai mort, si tu es seule, si une protection forte et loyale ne s’étend pas sur toi, tu seras en butte à mes ennemis qui voudront te faire payer le seul bonheur que j’aie connu en ce monde…
– Qu’importe! s’écria la jeune femme, alarmée par ce qu’elle prévoyait. J’aime mieux souffrir, pourvu que je sois seule. Et puis, Pourquoi songerait-on à persécuter une pauvre femme qui ne demande que le droit de vivre et d’élever son enfant!
– Ah! Marie, tu ne les connais pas. Peut-être te ferait-on grâce, à toi!… Mais l’enfant… On redoutera les prétentions de ce pauvre petit qui est de sang royal, on voudra l’écarter… et la meilleure manière d’écarter les gens, vois-tu, c’est de les tuer!…
– Mon fils!…
Marie Touchet eut un cri de terreur et demeura toute tremblante.
– On le tuera, Marie! Si loin que tu ailles, si bien que tu te caches, on l’empoisonnera… on l’égorgera…
– Tais-toi! Oh! tais-toi!…
– La seule manière de le sauver, c’est de placer près de toi et de lui un homme fidèle, brave et bon, qui veillera sur vous deux parce qu’il en aura le droit, parce qu’il sera ton mari!… Parmi tant de traîtres qui m’entourent, il est un gentilhomme que j’aime et que tu estimes à sa valeur: c’est Entraigues… ce sera ton époux…
– Sire!… Charles!…
– C’est mon désir suprême, dit le roi.
– Ô mon cher bien-aimé! dit Marie d’une voix brisée.
– C’est ma volonté royale!…
– Sire!…
– Je le veux!…
– J’obéirai, dit Marie dans un souffle. Oui, pour l’enfant, pour ton fils… j’obéirai!…
Le roi fit un signe à la nourrice qui ouvrit une porte.
François d’Entraigues parut.
– Approche, mon ami, dit Charles IX. Je veux te demander si tu es disposé à tenir le serment que tu me fis hier de m’obéir même quand je ne serai plus de ce monde…
– Je l’ai juré, Sire, et je ne suis pas de ceux qui jurent par deux fois.
– Tu me promis d’épouser la femme que je te désignerais, d’adopter son enfant comme la chair de ta propre chair…
– Sire, dit Entraigues, dès ce moment, j’ai compris que vous me demanderiez de veiller sur la vie de votre fils en devenant aux yeux du monde, sinon en fait, l’époux de madame Marie… est-ce bien cela, Sire?
– Oui, mon ami…
– J’ai juré, Sire, et je tiendrai parole: je donnerai mon nom à celle que vous avez aimée; je la couvrirai du blason de ma famille; la force de mon bras et les ressources de mon esprit, je les emploierai à la protéger envers et contre tous, ainsi que l’enfant royal qui m’est confié…
Entraigues parlait avec une sorte de solennité émue.
Marie Touchet avait couvert ses yeux de son mouchoir et pleurait.
Le gentilhomme se tourna vers elle et ajouta:
– Ne craignez rien, madame… jamais je ne me prévaudrai de mon titre d’époux, qui ne me donnera qu’un seul droit: celui de vous rendre la vie douce et de vous faire un rempart contre les desseins des méchants…
C’était un redoutable engagement que prenait là ce jeune homme – en toute sincérité.
Peut-être l’avenir allait-il échafauder sur ce serment des complications dramatiques…
Charles IX, dans un mouvement de joie profonde, saisit la main de Marie Touchet et la plaça dans celle d’Entraigues.
– Mes enfants, dit-il – et ce mot, dans la bouche de ce mourant, n’était pas déplacé – mes enfants, soyez bénis tous deux!
Alors il prit dans ses bras son fils, pauvre petit être autour duquel déjà se tramaient peut-être dans l’ombre des projets de mort; il le serra sur sa maigre poitrine, l’embrassa à diverses reprises et le rendit enfin à Marie Touchet.
– Marie, dit-il alors, je sens que mes jours sont comptés; mon enfant, fais-moi la grâce de revenir ici tous les matins à partir d’aujourd’hui.
– Certes, mon bon Charles! Si je pouvais demeurer en ce château… te soigner, te veiller… ah! je te guérirais promptement…
Le roi secoua la tête…
– Entraigues, dit-il, accompagne-la… Il est temps qu’elle se retire… car voici l’heure où madame ma mère me vient voir…
Marie se jeta dans les bras du roi. Ils s’étreignirent longuement…
– À demain, dit Charles IX.
– À demain, répondit Marie Touchet.
Après un dernier baiser, un dernier regard à son amant, elle sortit, accompagnée d’Entraigues, et guidés par ce serviteur dont nous avons parlé, ils purent sortir du château sans avoir été remarqués.
Comme Marie Touchet était montée dans sa voiture fermée, et comme Entraigues se mettait en selle, il vit venir au loin un groupe de cavaliers au galop.
La voiture de Marie Touchet s’ébranla.
Entraigues demeura un moment sur place pour voir quels étaient ces cavaliers si pressés qui accouraient dans un nuage de poussière. En tête de ce groupe, en avant de plus de cinquante pas, galopait un homme qu’Entraigues ne tarda pas à reconnaître.
Il pâlit et murmura:
– Le roi de Pologne ici [32]… Ah! maintenant je vois bien que Charles va mourir, puisque les corbeaux accourent!
Alors, d’un temps de trot rapide, il rejoignit la voiture de Marie Touchet et rentra avec elle dans Paris.
Charles IX était demeuré seul avec sa nourrice.
Après le départ de Marie Touchet et d’Entraigues, il s’approcha de la fenêtre qui donnait sur de beaux sycomores et sembla prendre plaisir à contempler toute cette verdure, le ciel rayonnant où passaient de légers nuages blancs…
– Comme il ferait bon de vivre! murmura-t-il. Oh! vivre dans la paix des champs, n’être plus roi, n’être plus le misérable que je suis, ne plus deviner les poignards dans l’ombre, ne plus redouter le poison dans le pain que je mange, dans l’eau que je bois, dans l’air que je respire!… Je serais un petit bourgeois… ou même un villageois, j’aurais une maison au fond d’un jardin, près d’une forêt, je vivrais entre mon fils et celle qui m’aime… celle que j’aime: la maison serait blanche, et il y aurait des roses dans le jardin… Oh! mon rêve de roi!… Vivre! Oh! vivre encore!… Seigneur, un peu de paix, par pitié!…
Deux larmes coulèrent le long de ses joues amaigries, décharnées; il laissa retomber le rideau et, courbé, voûté, rejoignit son fauteuil où il se laissa tomber.
– Madame la reine ne vient pas? demanda-t-il.
Non, Catherine de Médicis ne venait pas ce matin-là! Sans doute, elle devait être fort occupée, depuis que le cavalier aperçu par Entraigues, était entré au château.
– Couche-moi, nourrice, reprit Charles au bout d’un moment.
La vieille nourrice obéit. Bientôt le roi fut installé dans son grand lit. Elle le borda maternellement. Il ferma les yeux et parut s’assoupir tranquillement.
– Il va mieux, songea la nourrice qui s’éloigna sur la pointe des pieds. Pauvre petit roi si malheureux!…
Lorsqu’il comprit qu’il était seul, Charles IX ouvrit les yeux.
– Seul! murmura-t-il. Tout seul! Autour de moi, le silence, l’abandon! Plus de courtisans, plus de gardes! On sait que je vais mourir… et on me laisse mourir comme un chien à un coin de rue…
La solitude, en effet, était profonde autour du roi. C’était bien le silence de l’abandon. Seule, la vieille nourrice venait de temps à autre se pencher sur lui…
Pourtant, en prêtant l’oreille, il semblait à Charles qu’il entendait dans le château des bruits inaccoutumés, un mouvement de va-et-vient de gens empressés, une rumeur lointaine, du côté de l’appartement de sa mère, une rumeur joyeuse, eût-on dit! Cette rumeur d’une foule de courtisans qui s’empresse autour d’un roi…
Quelle était donc cette Majesté qu’on saluait ainsi, tandis que lui demeurait seul, tout seul en présence de la mort?…
Charles se le demanda d’abord, puis il cessa d’y penser…
Les heures s’écoulèrent.
La nourrice elle-même ne venait plus: peut-être l’avait-on écartée sous quelque prétexte, afin qu’elle ne pût renseigner le roi sur la cause de ces bruits joyeux qui troublaient son agonie.
Vers le soir, Charles voulut se lever. Il frappa sur un timbre. Il appela, personne ne vint.
Alors, il voulut se lever, seul, sans aide.
Mais il retomba sur son lit, et constata avec épouvante que ses forces, depuis le matin, s’en étaient allées.
Il demeura faible, baigné d’une sueur froide, pris d’une angoisse terrible. Il voulut crier, et ses lèvres ne rendirent qu’un son rauque à peine intelligible.
– Mon Dieu! mon Dieu! râla-t-il. Est-ce que je vais mourir? Mon Dieu, fais-moi miséricorde pour tout le sang qui fut versé!… Mon Dieu, je te remets mon âme, et te prie de lui faire grâce!
À ce mot de sang, à ce mot de grâce, il se souleva subitement, ses yeux s’ouvrirent avec un indicible effroi, ses dents se mirent à claquer… la crise, la redoutable crise qui l’avait si souvent terrassé, s’abattait sur lui…
Les ombres du crépuscule envahissaient la chambre.
La nuit venait…
Charles, assis sur son lit, les jambes pendantes, d’un geste d’horreur, repoussait de la main droite les spectres qui, peu à peu, envahissaient la chambre, tandis que de la main gauche, il cherchait à remonter la couverture jusqu’à son cou, comme pour se cacher.
– Du sang! gronda-t-il. Qui a répandu tant de sang?… Grâce! Qui donc crie grâce et pitié?… Qui êtes-vous? Est-ce toi, Coligny? Et toi, Clermont, que veux-tu? Et toi, La Rochefoucauld? Et toi, Cavaignes? Et toi, La Force? Et toi, Pont? Et toi, Ramus? Et toi, Briquemaut? Et toi, La Trémoille? Et toi, La Place? Et toi, Rohan? Que me voulez-vous? Et vous tous, pourquoi entrez-vous ici? Oh!… la chambre se remplit… il y en a partout, partout, dans le couloir, dans la galerie, dans le château, dans la cour… Ils montent! Ils viennent tous! Qui êtes-vous? Que voulez-vous? À moi! à moi! Oh! c’est affreux! Quoi! vous me voulez tuer?… Non… oh! les voici qui tournent vers moi leurs yeux d’effroi, qui tordent leurs mains et me tendent les bras! Grâce! Pitié! Non, ce n’est pas ma mort qu’ils veulent… ils me demandent grâce! Ah! taisez-vous! Vos voix me déchirent le cœur! Arrêtez! Ne criez plus ainsi!… Des femmes, maintenant! Que veulent-elles? Grâce! Pitié! Elles m’entourent! Ne pleurez pas, femmes! Ne pleurez pas ainsi! Tuez-moi plutôt!… Quoi! Des enfants, maintenant? Pauvres petits! déchirés, poignardés, égorgés! Oh! ne me touchez pas de vos petites mains glacées! Ne criez pas! ne pleurez pas! Oh! comme ils crient! Tous! enfants et femmes et hommes! Quels effroyables gémissements! Quels cris d’agonie! Que sont ces mugissements par les airs? Les cloches! les cloches! Cela hurle dans ma tête! Cela rugit! Assez! Arrêtez! Grâce!…
Charles IX se tut subitement. Sa voix qui, peu à peu s’était enflée, se termina par une plainte affreuse.
Alors, il prit sa tête à deux mains et pleura.
Ses larmes glissaient, brûlantes, corrosives, sur ses joues livides. Il murmurait:
– Mon Dieu! mon Dieu! pardonnez-moi!
Tout à coup, il tendit ses bras décharnés vers cette foule de fantômes qui l’entourait.
– Pardon! Oh! pardon!… Que de malédictions sur moi! Quelles sont ces voix qui me vouent à l’éternelle damnation?… Pardon! Pardon! Ayez pitié!… Non! pas de pitié pour celui qui n’en eut pas! Seigneur! Ils me maudissent, tous, tous!…
Il retomba sur son lit, hagard, écumant, pantelant!…
Il s’enveloppa des couvertures, tâchant de cacher sa tête, grelottant claquant des dents…
La chambre demeurait silencieuse.
La nuit devenait sombre au dehors. Mais la chambre s’était éclairée de flambeaux.
En effet, maintenant, des êtres se glissaient vers ce lit où hoquetait l’épouvantable agonie… non pas des fantômes, mais des vivants… des courtisans… le duc d’Anjou… et toute noire, sinistre, effrayante, Catherine de Médicis!…
La vieille reine se pencha sur le lit et murmura:
– Mon fils…
De sa main glacée, elle toucha le roi au front.
Charles IX jeta une stridente clameur d’épouvante, chercha à repousser cette main, se souleva, les yeux hagards, fou de terreur, fou de remords, rejeta les couvertures…
Et alors, tout à coup, il regarda autour de lui, sur le lit, avec une expression d’angoisse telle que les peintres du moyen âge en donnent aux damnés de l’enfer.
Il eut un râle, un souffle:
– Du sang!…
Et cette fois, ce n’était plus une illusion!
Il y avait réellement du sang dans le lit! Les draps étaient piqués de petites taches rouges! Et c’était du sang! Une affreuse transpiration d’agonie et de délire coulait sur le corps du mourant. Et c’était du sang! Charles IX suait du sang [33]. Sa poitrine était à nu. De ses ongles, il avait lacéré sa chemise. Ses bras se tordaient, tordus par la crise.
Et tout ceux qui étaient là se regardèrent avec des yeux d’épouvante et d’horreur!
Cette poitrine était rouge!
Ces bras étaient rouges!
Rouges de sang!…
Catherine eut un recul terrible et ferma les yeux.
– Du sang! râla Charles IX. Du sang partout! Cela monte! Cela me submerge! Du sang! Rien que du sang!…
Il se tut.
Deux secondes, un silence mortel pesa sur cette scène.
D’un râle plus rauque, d’une voix plus rude, Charles répéta son cri:
– Du sang!…
On entendit pendant une minute son souffle bref, on vit ses yeux exorbités se promener autour de lui d’horreur en horreur. Pour la troisième fois, son cri retentit, mais déchirant, strident, effroyable:
– Du sang!…
Et tout à coup sa bouche se convulsa, ses lèvres se crispèrent, et son rire, le rire terrible, le rire funèbre qui jetait l’épouvante dans les âmes, ce rire semblable à un hurlement grinça, fusa, éclata, se gonfla, toujours plus fort, toujours plus sinistre…
Soudain, Charles se renversa…
Mort!…
Silence, immobilité sur le lit… frissons de terreur dans la chambre, dans les couloirs pleins de monde accouru…
La reine se pencha, posa sa main sur la poitrine de Charles. Et cette main devint toute rouge.
Alors, lentement, elle se releva, se tourna vers le duc d’Anjou, livide, et d’une étreinte farouche de sa main sanglante, elle empoigna la main de son fils bien-aimé, la main d’Henri d’Anjou…
Et, comme sous l’horrible impression de cette mort dans le sang et le rire, la foule des courtisans reculait, courbée, chargée d’effroi, Catherine de Médicis, montrant son fils Henri, d’une voix éclatante et sauvage, d’une clameur de triomphe qui s’entendit au loin, cria:
– Messieurs!… Vive le roi!…