Nous suivrons maintenant le comte de Marillac qui, après avoir quitté Catherine de Médicis, était rentré dans les salons où se déployait la fête des fiançailles. Comme nous l’avons dit, le jeune homme était radieux. Jamais joie aussi complète et aussi profonde n’avait inondé ce cœur, non, pas même le jour où il avait reçu le premier aveu d’Alice.
Ainsi, toute la douleur accumulée dans son âme se fondait sous les paroles de Catherine; toutes les rancœurs se dissipaient; il retrouvait une mère douloureuse dans cette reine qui, si longtemps, avait été à ses yeux l’implacable ennemie.
Et il cherchait tout naturellement Jeanne d’Albret pour lui dire, à elle la première, combien il était heureux – sans dire le motif de ce bonheur imprévu, puisqu’il avait juré de se taire. Ensuite, s’il n’était pas trop tard, il irait chez Alice, et il préparait les paroles qui la feraient aussi heureuse que lui:
– Je vous ai calomniée en pensée, vous que j’adore. Mon éloignement de vous depuis ma rentrée à Paris est un crime. Mais ne pleurez plus: quelques jours encore, et nous serons unis pour toujours.
Et il passait à travers les groupes, souriant et grave. Et il se disait:
«C’est bien moi qui suis dans ce Louvre qui m’apparaissait comme la forteresse de la haine! c’est bien ma mère qui vient de me parler non comme une reine, mais comme une mère!… Il est bien vrai que mon union avec Alice va se consommer!… Je ne rêve pas!»
À ce moment, une bande joyeuse l’entoura, l’enveloppa d’une sorte de farandole. Dans la bande, le plus joyeux, c’était le duc d’Anjou, qui semblait si gai qu’il en oubliait de remettre en place sa collerette dérangée.
– Messire, vous ne vous amusez donc pas, criait le duc d’Anjou.
– Mon frère, songea le comte qui eut un sourire où parut toute l’affection qui débordait de son âme.
– Mordieu! messieurs de la Réforme, il faut s’amuser, reprenait Anjou.
– Monseigneur, dit le comte, jamais dans ma vie je n’ai eu joie pareille.
– À la bonne heure! en voilà un qui est de bonne composition.
Et toute la bande, entourant Marillac, chercha à l’entraîner. Et il sembla au comte que les seigneurs catholiques qui s’amusaient ainsi cherchaient à le rendre ridicule. Un flot de sang monta à son visage, et en quelques bourrades il se dégagea. La bande s’enfuit en riant.
Alors le comte s’aperçut que la fête prenait étrange tournure.
Les seigneurs catholiques s’étaient organisés par petites bandes de cinq ou six, et chacune d’elles entourait un gentilhomme huguenot. Sous prétexte de liesse et amusement, chaque huguenot devenait ainsi un centre de moqueries.
Dans une salle, Henri de Béarn, saisi ainsi par la bande de Guise, servait de balle que les gentilshommes catholiques se renvoyaient l’un à l’autre. Pâle et inquiet, le rusé Béarnais n’en riait que plus fort à chaque coup de poing qu’il recevait dans le dos ou à chaque renfoncement de coude qu’il recevait dans les côtes.
Dans une autre salle le prince de Condé tenait tête à une dizaine de catholiques, mais, moins patient que son roi, il rendait coup pour coup et bourrade pour bourrade. En sorte que là, les rires sonnaient le fêlé. Un mot, un regard pouvaient d’un instant à l’autre changer la mascarade en rixe.
Ce fut le caractère spécial de cette fête d’être menaçante comme une bataille dans ses attitudes et ses gestes.
Cependant, les huguenots ne pensaient pas encore à mal et faisaient preuve d’une bonne grâce endurante qui excitait les brocards et les lazzis des gentilshommes catholiques.
Soudain, une cinquantaine de nymphes se tenant par la main et vêtues ou plutôt dévêtues comme des bacchantes, laissant voir de leur chair tout ce qu’elles pouvaient en montrer, un peu ivres sans doute, les yeux brillants, les lèvres ouvertes aux baisers, ces jeunes filles, disons-nous, se ruèrent à travers l’immense salon doré où venait d’avoir lieu un ballet sylvestre dans lequel elles avaient joué un rôle.
– L’escadron volant de la reine! s’écria Guise. Nous allons rire.
Le mot était bien trouvé; il fit le tour des salles; le poète Dorat le transcrivit sur ses tablettes; Pontus de Thyard déclara qu’il fallait des chevaux pour un pareil escadron, et s’offrant en exemple, saisit l’une des bacchantes au vol, la plaça à califourchon sur ses épaules.
En un instant, une rumeur de folie secoua la fête, chacune des bacchantes se trouva à cheval sur quelque seigneur; mais à part Pontus qui était catholique, tous ces chevaux humains se trouvèrent être des huguenots; en effet, chacune des bacchantes s’était accrochée à un huguenot, et bon gré mal gré, poussée, hissée par des catholiques, enfourchait ses épaules, et le huguenot, moitié riant, moitié scandalisé, se laissait faire.
Alors, chacun de ces huguenots, ainsi transformé en bête de somme, fut saisi par les mains par deux catholiques qui l’entraînèrent.
Il y eut ainsi une cinquantaine de demoiselles à cheval sur des épaules huguenotes; le tout forma une longue file qui, parmi les tonnerres des vivats, les cris, les rires, commença à cavalcader.
En tête de cette cavalcade courait le duc de Guise qui criait:
– Place aux centauresses! Place à l’union des sexes et des religions!
Près du duc, sa bande imitait, avec la main placée en trompette, une fanfare sur un air de psaume huguenot.
Et les centauresses impudiques et superbes, toutes belles filles, toutes demoiselles de haute noblesse, agitant leurs jambes nues comme pour donner des coups d’éperon, dépoitraillées, hurlantes comme des chattes en rut, se démenant, gesticulant, quelques-unes même, dans un coup de folie, imitant le geste obscène, les centauresses proclamaient la grande victoire de la messe…
Nous craignons fort que ces détails ne semblent exagérés; pourtant les pamphlets du temps en disent plus long, et nous pouvons au contraire assurer nos lecteurs que nous cherchons à adoucir le tableau.
Or, pendant que l’escadron volant de la reine, c’est-à-dire les demoiselles que Catherine avaient asservies et dressées aux besoins de sa politique et de sa police, pendant que les filles de la reine s’emparaient des huguenots, en même temps, une scène identique se produisait, les seigneurs catholiques s’emparaient des dames huguenotes et les obligeaient à participer à une sorte de sarabande affolée.
Ce fut dans ce moment que le roi parut.
Les rires s’éteignirent d’un coup.
Les huguenots retrouvèrent leurs femmes et les catholiques se placèrent en masse sur le passage de Charles IX.
Celui-ci aperçut Coligny qui, impassible et les sourcils froncés, avait assisté pâle et muet aux scènes que nous venons d’esquisser d’un trait. L’amiral salua profondément le roi; mais celui-ci, s’avançant vers lui, le saisit dans ses bras, l’embrassa tendrement et lui dit:
– Eh bien, mon bon père, je pense que vous vous divertissez en notre Louvre?
– Admirablement, sire, ces messieurs de votre cour ont des façons de se divertir que je n’oublierai de la vie…
– Peut-être, fit le roi, eussiez-vous préféré un autre amusement, comme par exemple, de courir au roi, comme on courre [9] le cerf…
Ces paroles résonnèrent comme un coup de tonnerre; pourtant Charles IX les avait prononcées en souriant; mais il y avait tant de menace dans ce sourire qu’un frémissement parcourut les rangs des huguenots.
– Sire, dit l’amiral froidement, j’espère que Votre Majesté voudra bien m’expliquer sa pensée…
– Eh! mordieu! commença le roi…
Il était devenu livide, ses yeux lancèrent un double éclair, et peut-être se fût-il abandonné à sa fureur, peut-être eût-il laissé échapper les secrets que sa mère venait de lui révéler, lorsqu’il vit le visage pâle de Catherine sortir pour ainsi dire de l’ombre. La reine s’avança rapidement et, toute souriante, s’écria:
– Eh! monsieur l’amiral, puisque vous vous préparez à courre le duc d’Albe, il faudra bien vous décider à courre le roi d’Espagne!
Un soupir de soulagement échappa aux huguenots, tandis qu’un murmure désappointé se faisait entendre parmi les catholiques.
– Sire! reprit alors Coligny rayonnant, j’avoue en effet qu’il m’intéresserait davantage de me divertir aux Pays-Bas, bien que la fête de Votre Majesté soit des plus magnifiques…
– Oui, mon digne père, vous êtes homme de camp plutôt qu’homme de cour, je le sais, fit le roi, qui, sous les regards de sa mère, s’était promptement ressaisi. Mais je ne vois pas mon cousin de Béarn…
– Le voici, dit Catherine, et si parfaitement heureux qu’il serait dommage de troubler son bonheur.
En effet, Henri de Béarn passait à ce moment, donnant la main à Marguerite, et paraissant très occupé à lui conter fleurette. (Fleureter, disait-on alors, mot d’une hardie joliesse qui a passé les mers, et nous est revenu d’Angleterre sous le nom de flirt.)
Charles IX, alors, fit un signe, et la fête reprit de plus belle, quoique avec un peu plus de modération apparente.
En même temps, il prit Coligny par le bras et l’emmena en disant:
– Voyons, mon père, où en sommes-nous de l’expédition aux Pays-Bas?… Pâques-Dieu, savez-vous qu’il se fait là-bas de grands carnages et que le duc d’Albe a fait occire dix-huit mille huguenots?
– Hélas! sire… je ne le sais que trop; mais grâce à la haute générosité du roi de France, j’espère qu’avant peu nous pourrons arrêter l’affreux massacre…
– Faites vite, monsieur l’amiral, car il se pourrait que d’autres pays fussent tentés d’imiter ces tueries.
Le roi avait prononcé ces mots en grondant, mais Coligny ne leur put prêter aucun sens menaçant pour lui et les siens. Le roi était ou paraissait si heureux de la paix!
Charles IX marchait vers un trône qu’on lui avait élevé dans le salon central. En route, il rencontra le poète Ronsard, et son visage parut s’éclairer. Il l’emmena aussi. Puis, s’asseyant sur son trône pour voir la fête, il obligea Coligny à s’asseoir à sa droite, honneur extraordinaire qui arracha aux huguenots des trépignements d’enthousiasme.
En même temps, sur un signe du roi, Ronsard prenait place à sa gauche; le poète, rouge de plaisir, se confondait en salutations.
– Ronsard, dit gaiement Charles IX, pendant que nos gens s’amusent et que mon bon père l’amiral songe à la guerre, faisons des vers, veux-tu?
Ronsard, comme on sait, était parfaitement sourd.
Il répondit donc le plus naturellement du monde en faisant allusion à la place qu’il occupait près du roi:
– Sans aucune doute, sire, et c’est là un honneur dont je me souviendrai toute la vie.
– Écoute, reprit le roi, veux-tu que je te dise le dernier sixain que j’ai fait? Tu le corrigeras.
– Votre Majesté a raison, dit gravement Ronsard, cette fête est un inoubliable régal.
– Écoute donc! reprit le roi qui, au fond, se souciait peu d’être entendu et tenait simplement à répéter ses vers pour la pensée d’amour et le jeu de mots qu’ils contenaient:
Toucher, aimer, c’est ma devise…
Mais à peine le roi achevait-il le premier vers de son sixain, qu’une rumeur soudaine s’éleva de la grande salle voisine où, une heure plus tôt, avait été joué le grand ballet des nymphes et des dryades. Et ce n’était pas une de ces bouffées de joie qui passent parfois en rafale sur une fête, c’était une clameur sinistre, des cris étouffés, des gémissements parmi les huguenots.
– La reine se meurt!…
Voici ce qui se passait:
Nous avons vu le comte de Marillac se mettre à la recherche de Jeanne d’Albret. Il finit par la trouver à peu près au moment où Charles IX s’asseyait sur son trône entre Ronsard et Coligny. Ce moment était celui aussi où Catherine de Médicis, entourée d’une escorte de ses gentilshommes, se dirigeait lentement, le sourire aux lèvres, vers la reine de Navarre.
Grave et pensive, Jeanne d’Albret assistait à cette fête donnée en l’honneur de son fils en se demandant quel pouvait être le sens de cette joie effrénée qui se manifestait à ses yeux.
À deux ou trois reprises, les dames d’honneur et les gentilshommes qui, autour d’elle, formaient une cour, l’avaient vue pâlir; puis une rougeur, ardente comme une flamme, avait remplacé cette pâleur.
Par moments, Jeanne d’Albret se sentait glacée et tremblante; à d’autres moments, au contraire, il lui semblait qu’elle étouffait.
Cependant, elle ne prêtait qu’une médiocre attention à ces symptômes d’un mal qu’elle ne pouvait prévoir.
Seulement, elle cherchait des yeux son fils Henri et, quand elle l’avait trouvé, elle le suivait d’un regard inquiet. Cette inquiétude fut même à un moment si manifeste que Marguerite, la fiancée d’Henri, s’en aperçut, s’approcha de la reine, et lui dit à voix basse:
– Que craignez-vous, madame? Soyez assurée que nul n’oserait rien tenter contre mon royal fiancé.
Ces paroles rassurèrent en effet Jeanne d’Albret, qui savait de quel grand crédit Margot jouissait auprès de son frère Charles IX.
Ce fut sur ces entrefaites, qu’elle aperçut tout à coup le comte de Marillac qui, faisant effort pour percer le cercle de courtisans, tâchait de s’approcher d’elle.
Elle sourit et tendit sa main.
Aussitôt les courtisans s’écartèrent et le comte, rayonnant de bonheur, comme nous avons dit, s’avança vivement pour saisir et baiser la main qui lui était tendue.
Mais au même instant, la reine retira cette main et la porta à son front, puis à sa gorge. En même temps, elle se renversa en arrière, livide le front baigné de sueur, les yeux convulsés, la poitrine soulevée par des râles étouffés.
– De l’air! De l’air! cria Marillac en pâlissant. La reine se trouve mal…
Aussitôt, cris, affolement des femmes, tumulte.
– Oh! mon Dieu, dit une voix douce et tremblante d’émotion, qu’a donc notre chère cousine?…
Et l’on vit Catherine de Médicis s’approcher précipitamment, se pencher sur Jeanne d’Albret, avec tous les signes d’un violent chagrin.
– Vite! Vite! ordonna-t-elle. Qu’on cherche maître Paré… je viens de le voir… là… tenez…
Vingt courtisans se précipitèrent vers le médecin du roi. Mais déjà, grâce à un flacon que lui faisait respirer Catherine, la reine de Navarre reprenait ses sens et balbutiait.
– Ce n’est rien… la chaleur… l’émotion… c’est vous, mon cher enfant?…
– Oui, madame, répondit Marillac d’une voix bouleversée. Plaise au ciel de prendre ma vie plutôt que la vôtre…
– Mais la vie de notre bonne cousine n’est pas en danger! fit Catherine avec un sourire.
À ce moment, Ambroise Paré se penchait sur la reine et l’examinait attentivement.
– À moi! râla tout à coup Jeanne d’Albret… Mon fils! Je veux voir mon fils! Oh! je brûle! Mes mains brûlent…
Paré saisit les mains de la reine, tandis qu’on courait chercher Henri de Béarn.
Jeanne d’Albret, pour la deuxième fois, perdit connaissance. Et cette fois le flacon de sels fut impuissant. Henri arrivait à ce moment. Il vit sa mère mourante. Il pâlit affreusement et, saisissant le médecin par le bras, lui dit d’une voix basse et terrible:
– La vérité, monsieur! Au nom du Dieu vivant, la vérité!… Ma mère?…
Paré, bouleversé lui-même, la tête perdue, murmura imprudemment:
– Elle va mourir!
Alors, Henri se jeta à genoux, saisit sa mère, se cramponna à elle, et les sanglots de ce roi qui paraissait si jovial, furent effrayants. Effrayante aussi fut la douleur de Marillac qui, ayant reculé quelque peu, s’adossait à une colonne pour ne pas chanceler.
Catherine avait porté les mains à ses yeux, et s’écriait:
– Oh! mon Dieu! Quel affreux malheur!… La reine de Navarre se meurt!
Et, de salle en salle, de groupe en groupe, étouffant les rires, chassant la joie, comme si le malheur eût secoué ses ailes sur le Louvre en fête, se propagea la sinistre rumeur parmi les huguenots, tandis que les catholiques surpris, effarés, se demandaient déjà quelle contenance il fallait garder:
– La reine se meurt!…
Coligny accourait à son tour. Condé, d’Andelot, les principaux huguenots se plaçaient autour de la reine de Navarre, comme s’ils eussent compris vaguement que ce malheur qui les frappait était peut-être un mystérieux avertissement de mort pour chacun d’eux.
Cependant Charles IX avait appris en pâlissant la nouvelle.
Il allait s’écrier, s’étonner, lorsque, comme tout à l’heure, il vit les yeux de sa mère fixés sur lui.
Et ces yeux lui recommandaient si impérieusement le silence, ils étaient d’une si formidable éloquence, que Charles IX comprit sans doute!
Il baissa la tête et dit tout haut:
– Allons, la fête est finie!
À ce moment, Catherine se rapprocha vivement de lui, et glissa dans son oreille:
– Au contraire, sire, la fête commence!…
Vingt minutes plus tard, toutes les lumières étaient éteintes au Louvre, et tout paraissait dormir. Seulement, le nombre des gardes avait été triplé à chaque porte.
Dans l’oratoire, Catherine et Ruggieri, pâles tous deux et suant le crime, causaient à voix basse.
– Que disait-elle? demandait l’astrologue.
– Qu’elle brûlait… partout… et surtout aux mains… aux bras…
Ruggieri hocha la tête et dit:
– La chose s’est faite par les gants…
– Ah! mon ami, ton coffret avec ce cuir de Cordoue, est une merveille…
– La merveille, dit Ruggieri, c’est que vous ayez fait accepter le coffret à Jeanne d’Albret sans éveiller ses soupçons. Comment avez-vous fait?
Catherine sourit et dit:
– C’est mon secret, René!…
Le lendemain matin, le bruit se répandit dans Paris que la reine de Navarre était morte d’un mal foudroyant, d’une sorte de fièvre inconnue. Et à ceux qui s’étonnaient de cette mort imprévue, on répondait généralement qu’après tout, cela faisait une hérétique de moins et que cela n’empêcherait pas les Parisiens de se régaler des grandes fêtes qui auraient lieu incessamment pour le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France.