XLIII L’OASIS

Où étaient-ils?… Ils ne savaient pas. Quelle heure était-il?… Ils ne savaient pas. Ils respirèrent, essuyèrent la sueur qui inondait leurs visages livides et, pendant quelques secondes, ce leur fut une inexprimable sensation de bien-être, de ne plus voir rouge autour d’eux. Là, il n’y avait pas de sang, pas de cadavres jonchant les chaussées, pas de démons rués dans la fumée, une torche ou un poignard au poing. Là c’était le repos, le calme, malgré le tumulte des vociférations lointaines qui leur parvenaient comme un bruit d’océan, assourdi par l’éloignement. Au-dessus du mur, pendaient les branches d’arbres d’un beau vert. Avec ravissement, ils écoutèrent le cri-cri des sauterelles et des grillons qui, dans l’enclos, couraient parmi les herbes et chantaient au soleil…


À dix pas sur la gauche, il y avait une porte spacieuse. Près de la porte s’élevait une construction basse, une sorte de cabane.


L’esprit reposé et rafraîchi, ils regardèrent autour d’eux et virent alors qu’il y avait une croix au-dessus de la porte. Ayant regardé par-dessus le mur, ils virent l’enclos plein de croix. Et ils comprirent.


L’enclos était un cimetière. La cabane, c’était le logis du fossoyeur.


Les Pardaillan avaient abouti au cimetière des Innocents.


Il pouvait être un peu plus de midi.


Fut-ce une illusion?… Il leur sembla que le tumulte s’apaisait quelque peu, que quelques cloches se taisaient.


Peut-être y avait-il une lassitude dans le carnage…


Alors ils tinrent conseil pour savoir par quel chemin ils traverseraient la Seine pour gagner l’hôtel Montmorency.


Finalement, le chevalier trouva un plan qui consistait à gagner le port aux plâtres, qu’on appelait aussi Port des Barrés, et qui se trouvait derrière Saint-Paul. Là, ils sauteraient dans une barque et descendraient le cours du fleuve jusqu’au bac, où ils aborderaient non loin de l’hôtel du maréchal.


Ce plan reçut l’approbation du vieux Pardaillan.


Comme ils allaient se mettre en route, ils virent venir à eux un petit enfant.


L’enfant marchait lentement, courbé sous un volumineux paquet enveloppé d’une serge – courbé d’ailleurs plutôt par une habituelle attitude que par le poids du paquet, qui semblait léger malgré son volume.


– Où ai-je vu cet enfant-là? murmura le chevalier.


Et comme le porteur arrivait près deux:


– Où vas-tu, petit?…


L’enfant déposa son paquet avec précaution, désigna le cimetière, et dit:


– Je vais là… Ah! je vous reconnais bien… c’est vous qui m’avez parlé un jour, comme je travaillais près du couvent… et vous m’avez dit que mes aubépines étaient magnifiques; vous avez dit ainsi, je ne l’ai pas oublié… voulez-vous les voir? Elles sont finies…


Lestement, il défit son paquet et avec un naïf orgueil montra son ouvrage: des touffes d’aubépine artificielle toute fleurie de boutons et de fleurettes blanches.


– C’est très beau, dit sincèrement le chevalier.


– N’est-ce pas?… C’est pour ma mère…


– Ah! oui, je me rappelle, dit le chevalier ému. Tu te nommes?…


– Jacques Clément, je vous l’ai dit. C’est que j’ai de la mémoire, moi. Bon ami me le disait toujours… Voulez-vous me faire ouvrir la porte du cimetière?


Le chevalier alla heurter à la porte de la cabane. Le fossoyeur apparut, tremblant du tumulte qu’il entendait se déchaîner. Cependant, lorsqu’on lui eut expliqué de quoi il s’agissait, il parut se rassurer, examina attentivement l’enfant, se frappa le front et dit:


– Est-ce que tu ne t’appelles pas Jacques Clément?


– Oui-dà.


– Eh bien, viens! Je vais te montrer la tombe de ta mère…


Les deux Pardaillan étaient stupéfaits de cette reconnaissance. Mais le petit n’en paraissait pas étonné. Il reprit son paquet.


– Et tu viens de loin ainsi? fit le chevalier.


– Du couvent… vous savez bien! Ah! j’ai eu du mal à passer, par exemple! Il y en a du monde dans les rues! Ce doit être une grande fête… mais pourquoi est-ce qu’on tue des hommes et des enfants? Pan! J’en ai entendu, des coups d’arquebuses! J’avais bien peur, mais j’ai passé tout de même… vous savez, quand on est petit, on ne fait pas attention à vous… Enfin, me voilà, je suis bien content, allez…


Il parlait posément, gravement même. Puis il suivit le fossoyeur. Le chevalier, machinalement, en proie à une émotion qu’il ne pouvait calmer, suivit et entra dans le cimetière.


Au moment où le groupe disparaissait parmi les tombes, deux moines arrivèrent par le même chemin qu’avait suivi Jacques Clément et s’arrêtèrent près de la porte d’entrée.


– Mon frère, dit l’un, soufflons un instant et laissons à nos hommes le temps de nous rejoindre.


– Et le temps à l’enfant de préparer le miracle, dit l’autre… Que de meurtres! Que de sang, frère Thibaut! Croyez-vous vraiment qu’il ne vaudrait pas mieux répandre du vin, bonum vinum?…


– Frère Lubin, ce sang est agréable à Dieu, songez-y!


– Oui, je ne dis pas non. Mais j’avoue que j’aimerais mieux être à la Devinière, sans compter qu’une balle égarée…


– Les balles ne s’égarent pas! Dieu reconnaît les siens.


Pendant que les moines, l’un sévère et l’autre dolent, devisaient ainsi, le groupe formé par les deux Pardaillan, le fossoyeur et le petit Jacques Clément s’arrêtait près d’une tombe où la terre était fraîchement remuée.


– C’est là! dit le fossoyeur.


Une minute, l’enfant parut troublé. Il murmura:


– Ma mère… comment était-elle, quand elle vivait?


– Pauvre petit, dit le chevalier, tu ne l’as donc pas connue?


– Non… mais elle va être contente. Sa tombe sera une des plus belles…


Alors, avec une habileté qui témoignait qu’il avait dû s’exercer à cette opération, il se mit à planter sur la tombe les touffes d’aubépine artificielle qu’il tirait de son paquet…


Et cela finit par former un gros buisson fleuri, comme si, par miracle, de l’aubépine se fût mise à fleurir en plein mois d’août. Le chevalier regardait le petit travailleur aller et venir. Quelque chose comme une larme roula sur ses joues et tomba sur la terre… sur la tombe de la mère du petit Jacques Clément… la tombe d’Alice de Lux et de Panigarola!…


L’enfant ayant levé les yeux, vit ces larmes du chevalier, et demeura tout saisi.


Il s’approcha et, prenant la main du chevalier, il dit gravement:


– Vous avez pleuré sur ma mère, jamais je ne l’oublierai… voulez-vous me dire votre nom?


– Je m’appelle le chevalier de Pardaillan…


– Le chevalier de Pardaillan… bien! Ce nom est gravé là… et votre figure est gravée là!


Il désigna successivement son front et son cœur.


– Mon petit, dit le chevalier, veux-tu que je te reconduise?


– Non, non… je n’ai pas peur… et puis, je veux rester ici… j’ai beaucoup de choses à dire à maman… laissez-moi seul…


– Adieu, mon enfant…


– Au revoir, chevalier de Pardaillan, dit gravement Jacques Clément.


Le vieux routier prit le chevalier par le bras et l’entraîna. Quelques instants plus tard, ils s’éloignaient du cimetière des Innocents, où le petit Jacques Clément était resté seul à causer avec sa mère…


Les deux moines, cependant, attendaient non loin de la porte du cimetière. Au bout d’une demi-heure, ils virent reparaître le petit Jacques Clément. Thibaut donna rapidement ses instructions à Lubin, qui gémit:


– Alors, il faut encore que je risque d’être tué dans la bagarre!


– Puisque Dieu reconnaît les siens, voyons! fit Thibaut. La Providence est là pour vous protéger.


– Ah! oui, c’est vrai… la Providence, dit Lubin d’un ton peu convaincu. Je n’y songeais pas, à la Providence.


– Soyez prompt, soyez fort, frère Lubin… moi je rentre au couvent, il faut accompagner l’enfant…


Lubin poussa un profond soupir et la graisse de ses joues trembla.


Thibaut avait pris Jacques Clément par la main. Il s’éloigna en disant:


– D’ailleurs, voici du renfort… fratres ad succurrendum! Allons, frère Lubin, c’est le moment!


Une cinquantaine d’individus à mine patibulaire s’approchaient du cimetière. En passant près d’eux, Thibaut leur fit un signe; puis il disparut rapidement, entraînant le petit.


– C’est égal, grommela Lubin, s’il s’était agi d’aller vider bouteille à la Devinière, frère Thibaut n’eût pas été si prompt à me confier aux soins de la Providence, tandis qu’il va me mettre à l’abri… Allons! je mourrai donc en odeur de sainteté…


Et il pénétra dans le cimetière sans avoir l’air d’apercevoir la bande qui s’engouffra derrière lui et le suivit.


Frère Lubin marcha tout droit à la tombe d’Alice de Lux.


– Que vois-je? cria-t-il de sa plus belle voix. De l’aubépine qui vient de fleurir!…


Et tombant à genoux, il leva les bras au ciel en tonitruant:


– Miracle! miracle! Loué soit le Seigneur!


– Miracle! miracle! hurlèrent les acolytes, comparses probablement inconscients de la comédie qui se jouait.


– C’est incroyable!


– Et pourtant cela est!


– C’est Dieu qui manifeste sa volonté.


– Mort aux hérétiques!


Ces cris se croisèrent pendant quelques secondes. Puis frère Lubin entonna le Te Deum repris en chœur par les gens qui l’entouraient. D’autres, entendant des clameurs, entraient dans le cimetière. Le bruit du miracle, rapidement colporté, se répandait dans tout le quartier; des gens accouraient, se pressaient parmi les tombes; au bout d’un quart d’heure, une foule énorme emplissait le cimetière, et chacun put se rendre compte qu’un magnifique buisson d’aubépine avait fleuri en plein mois d’août!… Alors les clameurs montèrent jusqu’au ciel; les cloches qui avaient paru s’apaiser se remirent à mugir avec plus de fureur…


Frère Lubin cueillit le buisson d’aubépine dont il eut soin de ne pas laisser une seule branche.


Alors, une douzaine de forts gaillards le saisirent, le placèrent sur leurs épaules; ce groupe fut étroitement entouré par les gens à mine patibulaire que Thibaut avait appelés des fratres ad succurendum (frères de renfort).


Et la procession s’organisa. Des prêtres surgirent. Des moines en quantités affluèrent.


Glorieux et reluisant de graisse, Lubin portant dans ses bras le buisson du petit Jacques Clément fut promené à travers Paris; sur son passage, l’ardeur se ranimait, le massacre reprenait des forces, la grande tuerie devenait plus furieuse, les clameurs de mort montaient, les cloches mugissaient, les sourdes détonations répercutaient leurs échos.


Tel fut le miracle de l’aubépine…

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