XV LA REINE MARGOT

Ce lundi matin 18 août de l’an 1572, dès huit heures, les cloches de Notre-Dame se mirent à sonner à toute volée; les cloches des églises voisines ne tardèrent pas à répondre, en sorte que bientôt, dans l’air pur et léger de la claire matinée d’été, ce fut un vaste vacarme des voix de bronze qui mugissaient, toutes joyeuses.


Dans toutes les rues de Paris, bourgeois et gens du peuple marchaient par bandes nombreuses, les femmes traînant après elles des gamins qui trottinaient; des marchands allaient de groupe en groupe, offrant des échaudés, des oublies, des flans, des pâtés chauds, toutes bonnes choses qui se débitaient rapidement, les ménagères ayant ce matin-là déserté leurs cuisines et comptant déjeuner en plein air.


Des cris, des interpellations, des rires éclataient dans ce peuple et cela prenait une grande rumeur de fête.


Mais il y avait on ne sait quoi de mauvais dans ces rires, de menaçant dans ces physionomies.


Et la menace se précisait lorsqu’on remarquait que la plupart des bourgeois, au lieu d’avoir endossé le pourpoint de drap des dimanches portaient la cuirasse de buffle ou de fer et s’appuyaient sur des pertuisanes.


Beaucoup d’entre eux portaient une arquebuse sur l’épaule.


On eût dit que toute cette foule courait aux remparts pour défendre la ville, comme si elle eût été attaquée par les Espagnols.


Il n’en était rien, cependant: cette foule menaçante allait assister à l’un de ces magnifiques spectacles gratuits dont nos modernes cavalcades, parodies et caricatures ne peuvent donner aucune idée.


Ce matin-là, en effet, devait se célébrer dans Notre-Dame le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France que, dans le Louvre, Charles IX appelait déjà la reine Margot.


Chaque rue était ainsi transformée en un fleuve qui coulait avec des murmures et des grondements; et tous ces fleuves allaient se jeter dans le même océan humain dont les vagues déferlaient sur le parvis Notre-Dame.


Là, à chaque instant, s’élevaient des grandes clameurs irritées.


En effet, quatre compagnies avaient, pendant la nuit, pris position sur le parvis et empêchaient la foule d’approcher des marches qui montaient au grand porche central de l’église. La double haie de soldats, hérissée d’arquebuses et de hallebardes, se continuait ensuite, hors le parvis, jusqu’à la porte du Louvre qui était tournée vers Saint-Germain-l’Auxerrois.


Il en résultait que les groupes du peuple, en arrivant au parvis, le trouvaient déjà occupé par une foule entassée qui s’était formée par les alluvions successives des fleuves d’hommes coulant de tous les points de Paris vers ce lac central.


Les nouveaux arrivés poussaient pour avoir une place.


Ceux qui étaient déjà installés résistaient: de là des remous terribles, des bagarres, des hurlements.


À neuf heures, il eût été impossible, même à un enfant, de se faufiler sur le parvis, et les rues avoisinantes elles-mêmes regorgeaient d’une multitude tumultueuse.


Seul restait libre le long ruban de route que la double haie de gens d’armes traçait depuis le porche de Notre-Dame jusqu’au pont-levis du Louvre. Encore cette haie menaçait-elle à chaque instant de se rompre, en sorte que les soldats, sur plus d’un point, faisaient face à la foule qu’ils menaçaient de la pointe de leurs hallebardes.


Par moments, il y avait des silences subits, d’une inquiétante lourdeur; puis des clameurs éclataient, on ne savait pas pourquoi; dans tous les groupes, on s’entretenait de choses menaçantes; il se trouvait bien par-ci par-là des femmes qui causaient de la toilette que porterait Madame Marguerite et qui était, disait-on, un miracle de richesse; ou encore, de la somptuosité des carrosses de cérémonie… mais vite, on revenait partout au double sujet qui tenait au cœur des Parisiens.


Le premier, c’était le grand miracle qui avait eu lieu la veille.


Des milliers de personnes affirmaient avoir vu la chaudière pleine de sang… le sang de Jésus! Il s’en trouvait qui avaient assisté au miracle lui-même: la transmutation de l’eau en sang; d’autres, mais ceux-là trouvaient des incrédules, juraient qu’ils avaient pu toucher maître Lubin, le saint! Chacune de ces affirmations était accompagnée de signes de croix et on faisait remarquer que Dieu désirait, sans aucun doute, un carnage d’hérétiques.


Le deuxième sujet dont on s’entretenait ardemment, avec force jurons et signes de croix, c’était la question de savoir si le roi de Béarn et ses damnés acolytes les huguenots, entreraient dans Notre-Dame. Quelques-uns faisaient bien remarquer qu’il fallait que le roi entrât, s’il voulait se marier, mais le plus grand nombre jurait que le maudit n’oserait pénétrer dans le lieu saint.


On en concluait généralement qu’il faudrait le traîner de force dans Notre-Dame, afin qu’il pût faire amende honorable.


Telles étaient les dispositions de la foule, lorsque les canons du Louvre se mirent à tonner.


Il y eut alors à la surface de cette masse humaine, une sorte de houle qui se propagea du parvis jusqu’aux rues voisines, les cous se tendirent, des cris de femmes à demi étouffées retentirent, mais furent couverts par une clameur énorme, d’une sauvage expression, qui fut comme le hurlement d’une armée de loups furieux.


– Vive la messe!… La messe!… À la messe, les huguenots!…


Presque aussitôt, de nouvelles compagnies d’archers et d’arquebusiers, renforcèrent la haie des gens d’armes qui avait maintenant un quadruple rang de chaque côté.


Les bourgeois vociférèrent.


Il fut évident qu’on ne pourrait atteindre les huguenots ainsi protégés. Mais il fut évident aussi que cette foule savamment portée au suprême degré de l’exaspération, deviendrait terrible si par malheur on la laissait se déchaîner!


La laisserait-on se déchaîner? Serait-ce ce matin-là! Nul n’eût pu le dire encore…


Mais la manœuvre militaire qui, pour le moment, mettait les huguenots hors d’atteinte, exaspéra la multitude. Et cette exaspération éclata en violents murmures contre le roi; qu’on accusait tout haut de protéger les hérétiques et d’empêcher l’holocauste formellement réclamé par le miracle de la chaudière.


– Il nous faut un capitaine général!…


Ce cri, qui traduisait si bien la pensée des bourgeois armés, courut de bouche en bouche, se fortifia, s’enfla.


– Guise! Guise! Guise, capitaine général!


– Vive la messe!


– À la messe les huguenots!


Ces vociférations s’entrecroisaient maintenant, plus violentes, et se fondaient en une vaste clameur que couvraient mal les mugissements des cloches et du canon.


Tout à coup, il y eut pourtant une accalmie; vingt-quatre hérauts à cheval, magnifiquement vêtus de drap d’or, les armoiries royales brodées en bleu sur la poitrine, les chevaux caparaçonnés de longues housses flottantes, débouchaient sur six rangs, le coude haut, la trompette à bannière armoriée levée au ciel, et sonnaient une fanfare bruyante.


– Les voilà! les voilà!…


Ce cri, pour un instant, fit taire toutes les clameurs, et les haines éparses se résorbèrent en curiosité.


Le cortège royal déroulait sa pompe vraiment imposante, et des applaudissements éclatèrent même.


Immédiatement après la fanfare des hérauts, parut une compagnie des gardes à cheval, commandés par M. de Cosseins; c’étaient tous des cavaliers de haute taille, montés sur de lourds chevaux normands, étincelants d’acier et de broderies, formant un de ces somptueux spectacles guerriers qui produisent sur la foule des impressions si profondes.


Puis venait le grand maître des cérémonies dont le cheval était tenu en bride par deux valets, et qui précédait une centaine de seigneurs, tous de l’entourage du roi de France.


Des acclamations saluaient au passage les seigneurs qui s’étaient rendus populaires soit par leur magnificence, soit par leurs hauts faits pendant les guerres contre les huguenots.


Mais un grand silence tomba sur le parvis, tandis que les rues avoisinantes demeuraient houleuses: le carrosse du roi venait d’apparaître. Charles IX, sous son grand manteau royal, grelottait de fièvre; il avait été pris par une de ses crises au moment de sortir du Louvre. Il avait une figure d’ivoire, et ses yeux, sous ses sourcils froncés, avaient un regard de fou. Ce fut une sinistre apparition qui passa dans un grand frisson de défiance. Près de lui, Henri de Béarn, très pâle aussi et pourtant souriant, considérait le peuple avec inquiétude, ne voyant autour de lui que des visages hostiles et des yeux menaçants.


Dans un vaste carrosse entièrement doré, traîné par huit chevaux blancs, on vit alors Catherine de Médicis et Marguerite de France: la vieille reine rutilante de diamants, toute raide dans une robe de lourde soie qui semblait taillée dans le marbre, glaciale, hautaine et, semblait-il, attristée par la cérémonie qui se préparait; sa fille Margot, radieuse de beauté, indifférente à ce qui se passait, un pli d’ironie au coin des lèvres.


La reine mère était à droite et, de ce côté-là, retentirent des hurlements forcenés de:


– Vive la messe! Vive la reine de la messe!


Marguerite était assise à gauche et, sur la gauche du carrosse, ce furent des ricanements qui éclatèrent.


– Bonjour, madame, cria une femme; votre mari a-t-il été à confesse, au moins?


Le carrosse passa dans un rire énorme; mais aussitôt après les vingt-quatre voitures qui contenaient les princes du sang, c’est-à-dire Henri, duc d’Anjou, et François, duc d’Alençon, et la duchesse de Lorraine, deuxième fille de Catherine, puis les dames d’atour, les demoiselles d’honneur, parurent divers personnages que la foule accueillit par un tonnerre de vivats:


C’étaient le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le maréchal de Damville, le duc d’Aumale, M. Goudé, le chancelier de Birague, le duc de Nevers, et une foule de gentilshommes, tous dans des carrosses d’une fabuleuse richesse, tous vêtus de costumes d’une réelle splendeur: plumes blanches, aigrettes de diamant et de rubis, colliers étincelants, pourpoints de satin chatoyant, épées incrustées de pierreries, tout cela jetait des feux et soulevait l’enthousiasme.


Puis, tout aussitôt, les hurlements reprirent:


– À la messe! à la messe!


Les huguenots apparaissaient à leur tour en des costumes non moins riches, mais plus sévères que les catholiques.


On ignore qui avait ainsi ordonnancé la marche du cortège. Mais cette séparation très nette entre les gentilshommes catholiques et protestants, le soin qu’on avait eu de placer les huguenots à la fin, à part quelques-uns comme Coligny et Condé qui occupaient leur rang naturel, permirent à la multitude mille suppositions, dont la plus essentielle était qu’on avait voulu mortifier les hérétiques.


Ils passèrent très fiers, dédaignant de répondre aux quolibets, aux plaisanteries, aux insultes.


Sur les marches de l’église, deux ou trois cents des plus enragés cette foule, avaient pris place et se tenaient dans une position solide d’où les gens d’armes n’essayèrent même pas de les expulser.


Or, au fur et à mesure que le cortège défilait, les personnages de chaque carrosse pénétraient sous le grand porche, où l’archevêque et son chapitre se trouvaient réunis pour accueillir les deux rois, la reine et la fiancée.


Dans ce groupe que nous venons de signaler, se trouvaient Crucé, Pezou et Kervier, toujours inséparables.


Les gentilshommes du roi qui se trouvaient à cheval, avaient formé un demi-cercle autour du porche, de façon à dessiner une nouvelle barrière renforçant la barrière de hallebardiers et d’arquebusiers.


Charles IX et Henri de Béarn, précédés du grand maître des cérémonies de ses acolytes et de douze hérauts à pied sonnant de la trompette, entrèrent les premiers dans Notre-Dame.


Le moine Salviati, envoyé spécial du pape, s’avança à la rencontre du roi et, fléchissant à demi le genou, lui offrit l’eau bénite dans une aiguière d’or, en lui disant que cette eau avait été apportée par lui de Rome et prise au bénitier de Saint-Pierre.


Charles IX trempa ses doigts dans l’aiguière, puis, comme s’il eût craint de faire affront à Notre-Dame en dédaignant son eau bénite, il recommença l’opération en trempant sa main dans le bénitier de l’église.


Et il se signa lentement, jetant un regard oblique sur Henri.


Le chef des huguenots comprit que tous les yeux étaient fixés sur lui, et qu’on attendait qu’il fît le signe de croix…


– Mon cousin, s’écria-t-il à demi-voix, que voilà donc une superbe assemblée d’évêques. Béni par un aussi grand nombre de saints, mon mariage ne peut manquer d’être heureux.


En parlant ainsi, le Gascon gesticulait gravement avec sa main, de façon qu’on pût à la rigueur admettre qu’il s’était signé. Charles IX sourit faiblement et se dirigea vers son trône.


Le cortège, peu à peu, s’entassa dans l’énorme nef qui, dans le scintillement des milliers de cierges, dans le cadre immense des tentures brodées qui tombaient du haut des voûtes, dans la clameur des cloches, des chants solennels et des trompettes, présenta alors un spectacle d’une magnificence inouïe.


Au dehors, les vociférations éclataient à ce moment plus menaçantes, et le bruit du peuple, semblable au bruit de l’Océan par les heures de tempête, faisait frissonner Charles IX qui, livide, écoutait:


– Vive Guise! Vive le capitaine général!…


Voici ce qui se passait:


Les huguenots, au nombre d’environ sept cents gentilshommes, venaient de mettre pied à terre devant le grand porche.


Mais au lieu d’entrer dans l’église, ils s’étaient arrêtés, silencieux, ou formant des groupes qui causaient entre eux à voix basse, sans paraître entendre les hurlements.


– À la messe! à la messe! vociféra Pezou.


– Les maudits ne veulent pas entrer! rugit Kervier.


– Ils y entreront bientôt malgré eux! tonna Crucé d’une voix éclatante.


Cette menace directe provoqua un délire d’enthousiasme dans le groupe qui occupait les marches, tandis qu’au loin la foule, ne sachant de quoi il s’agissait, riait en criant:


– Les damnés huguenots sont à la messe! Vive la messe!…


Seuls trois huguenots avaient pénétré dans l’église. Le premier, c’était l’amiral Coligny, qui avait dit tout haut:


– Ici, ce ne peut être un champ de bataille comme un autre…


Et le vieux politique était entré en redressant sa haute taille, et en se plaçant près du roi de Navarre, comme s’il eût vraiment marché à la bataille.


Le deuxième, c’était le jeune prince de Condé qui, se penchant vers l’oreille du Béarnais, avait murmuré:


– La pauvre défunte reine m’a enjoint de ne vous quitter jamais, ni au camp, ni à la ville, ni à la cour.


Le troisième, c’était Marillac.


Marillac ignorait s’il était dans une église et à quelle cérémonie il assistait. Marillac ne savait qu’une chose: c’est que depuis deux jours, en témoignage de son affection et pour avoir le droit de la protéger, la reine mère avait reçu Alice de Lux parmi ses filles d’honneur.


Alice devait donc être dans Notre-Dame; il y entra. Il fût entré en enfer. Il la vit en effet.


Elle était tout près de la reine, à poste tel que seule une grande faveur soudaine et inexpliquée pouvait faire concevoir qu’Alice eût cette place dans une pareille cérémonie. Elle était habillée de blanc. Elle était toute pâle. Ses yeux étaient baissés. Elle parut à Marillac mille fois plus adorable.


Dans la lueur des cierges, en cette attitude de modestie charmante qui la faisait trembler, elle était toute virginale…


«À quoi pense-t-elle?» songeait-il en la dévorant des yeux.


Alice, à ce moment, songeait ceci:


«Ce soir. Oh! ce soir, à minuit, j’aurai enfin la lettre! l’infernale lettre qui me faisait la serve de Catherine! Ce soir, je serai libre, ah! libre… ô mon amant, comme je vais t’aimer… nous partirons, demain, dès la première heure… et le bonheur, enfin, commencera pour moi.»


Ainsi, en cette matinée où elle croyait toucher à la liberté, c’est-à-dire à l’amour, au bonheur, Alice n’avait pas une pensée pour le pauvre petit être abandonné, pour son fils, pour Jacques Clément!


Jeanne de Piennes fut une admirable mère, elle ne fut que mère. Alice de Lux ne fut qu’amante…


La reine Catherine était assise à gauche du maître-autel, sur un trône un peu plus bas que celui du roi, placé à droite. Autour d’elle, ses filles d’honneur préférées sur des sièges en velours blanc, brochée d’or. Derrière elle, c’était une grande tenture de velours bleu parsemé de fleurs de lis.


Derrière cette tenture, nul ne pouvait voir un moine qui se tenait debout dans l’ombre: c’était l’envoyé du pape, Salviati. Il était à demi penché vers la reine qui semblait très attentive à lire dans son livre d’heures, magnifique missel enfermé dans une reliure d’or ciselé.


– Vous partirez aujourd’hui même, disait Catherine du bout des lèvres.


– Et que dois-je rapporter au Saint-Père? Que vous faites la paix avec les hérétiques? Que leur chef et roi naturel est entré à Notre-Dame sans se signer? Que le roi de France a mis dix mille hommes sur pied pour protéger les huguenots? Dites, madame, est-ce cela que je dois rapporter? Et que vous assistez impuissante, bienveillante peut-être, à la conquête lente et sûre du royaume de France par la Réforme?


Catherine, répondit:


– Vous rapporterez au Saint-Père que l’amiral Coligny est mort!


Salviati tressaillit.


– L’amiral! fit-il. Le voilà là, à trente pas de nous, plus hautain que jamais.


– Combien de jours vous faut-il pour atteindre Rome?


– Dix jours, madame, si j’ai des nouvelles intéressantes…


– Eh bien! L’amiral sera mort dans cinq jours.


– Et qui le prouvera? demanda rudement le moine.


– La tête de Coligny que je vous enverrai, répondit Catherine sans émotion.


Salviati, tout cuirassé qu’il fût contre la pitié, ne put s’empêcher de frissonner. Mais déjà Catherine ajoutait:


– Vous direz donc au Saint-Père que l’amiral n’est plus. Dites-lui aussi qu’il n’y a plus de huguenots à Paris.


– Madame!…


– Qu’il n’y a plus de huguenots en France! termina Catherine d’une voix funèbre.


En même temps, elle s’agenouillait sur son prie-Dieu et se prosternait. Salviati avait lentement reculé en passant une main sur son front. Il regagna sans être remarqué la place que le cérémonial officiel lui désignait. Mais alors, chacun put observer que l’envoyé de Sa Sainteté Grégoire XIII était pâle comme un mort.


Nul, disons-nous, n’avait remarqué son manège, excepté toutefois une personne qui paraissait plongée dans la plus évangélique méditation, mais qui, manœuvrant son spirituel regard à droite et à gauche, ne perdait pas un détail de ce qui se passait autour d’elle.


Et cette personne, c’était l’épousée elle-même – la sœur de Charles IX, la fille aînée de Catherine.


Savante, sceptique, supérieure à son époque, capable de soutenir une conversation suivie en latin et même en grec, éprise de littérature, de mœurs faciles, Marguerite était l’antithèse vivante de sa mère. Elle avait horreur des violences, horreur du sang versé, horreur de la guerre. On peut sans doute lui reprocher d’avoir considéré la vertu domestique comme un préjugé; on peut lui reprocher ses innombrables amants; Brantôme, qui fut la mauvaise langue de ce temps, nous laisse entrevoir que Margot poussa l’adultère jusqu’à l’inceste; on assure que le duc de Guise fut son amant; l’infortuné La Môle eut aussi sa part de ses faveurs, et enfin, on dit que son propre frère, le duc d’Alençon… Mais nous voulons seulement retenir que Margot, jusque dans ses débauches, conserva une élégance d’attitude et d’esprit qui lui font pardonner bien des choses.


En tout cas, son scepticisme raffiné la mettait au-dessus des hideuses passions qui se déchaînaient autour d’elle.


Le matin même, comme l’amiral Coligny arrivait au Louvre pour prendre sa place dans le cortège, il avait dit au roi:


– Sire, voilà certes un beau jour qui se prépare pour le roi de Navarre, pour moi, et pour tous ceux de ma religion.


– Oui, avait brusquement répondu Charles, car en donnant Margot à mon cousin Henri, je la donne à tous les huguenots du royaume.


Cette boutade, qui disait clairement le peu d’estime qu’avait le roi pour la vertu de sa sœur, fut rapportée aussitôt à Marguerite qui, avec son plus charmant sourire, repartit:


– Oui-dà, mon frère et sire a dit cela? Eh bien, j’en accepte l’augure, et ferai de mon mieux pour rendre heureux tous les huguenots de France.


Pendant la cérémonie, Margot, l’œil aux aguets, surprit l’entretien de sa mère et de l’envoyé du pape. À ce moment, elle était agenouillée près d’Henri de Béarn, qu’elle poussa légèrement du coude.


Henri, un peu pâle et souriant quand même de son sourire narquois, étudiait, lui aussi, avec une ardeur parfaitement dissimulée, les gens qui l’entouraient. Les cris du peuple, l’air insolent de Guise, la physionomie sombre du roi, la figure trop riante de Catherine, tout cela formait un ensemble qui le rassurait médiocrement.


– Monsieur mon époux, murmura Marguerite, tandis que l’archevêque psalmodiait, avez-vous vu ma mère causer avec le révérend Salviati?


– Non, madame, dit Henri à voix basse tout en paraissant écouter religieusement l’officiant. Mais comme vous avez de bons yeux, j’ose espérer que vous me ferez part de ce que vous avez vu.


– Monsieur, reprit Margot, je n’ai vu et ne vois rien de bon autour de nous. Ne me quittez pas pendant les fêtes…


– Auriez-vous peur, ma mie? demanda bravement le Gascon.


– Non, monsieur. Mais dites-moi, ne sentez-vous rien?


– Si fait. Je sens l’encens…


– Et moi, je sens la poudre.


Henri jeta un regard de côté sur sa femme. Pour la première fois peut-être, il la comprit bien. Car, baissant la tête comme pour une prière, il murmura d’une voix où, cette fois, il n’y avait plus d’ironie:


– Madame, pourrais-je donc vous parler à cœur ouvert?… Oui, je devine en vous une amie franche et loyale… Eh bien, c’est vrai, je me défie… il me semble que ce sont de tristes fêtes qui se préparent… puis-je réellement compter sur vous?


– Oui, monsieur et sire, répondit Marguerite avec un accent de ferme franchise. C’est pourquoi je vous le répète, ne me quittez pas pendant tout le temps que nous serons à Paris… Une fois loin de Paris, continua-t-elle avec un sourire, je vous donne licence pour le jour… et pour la nuit.


– Ventre-saint-gris, madame, savez-vous que je ne vais plus avoir peur que d’une chose?


– Laquelle, sire?


– C’est de me mettre à vous aimer.


Margot eut un sourire plein de coquetterie.


– Ainsi, c’est dit? reprit-elle. Vous me jurez fidélité pour tout le temps que vous logerez au Louvre?


– Madame, vous êtes adorable, dit le Gascon avec une émotion contenue. Puisque vous daignez être mon palladium, je ne crains plus rien, ce qui me permettra de dormir tranquille dans ce Louvre où j’ai jusqu’ici passé de si mauvaises nuits.


Tels furent les propos qu’échangèrent les deux nouveaux époux, pendant que se déroulait la cérémonie nuptiale.


Cette cérémonie se termina enfin. Puis, précédé en grande pompe de tout le chapitre de Notre-Dame, le cortège se reforma: cardinaux, évêques, archevêques rutilants d’or, mitre en tête, crosse à la main, marchèrent jusqu’à la porte en entonnant le Te Deum. Le roi de Navarre donnait la main à la nouvelle reine; Catherine de Médicis, Charles IX, les princes passèrent dans la double haie des seigneurs et des grandes dames toutes raidies dans les plis des soieries; les trompettes sonnèrent de joyeuses fanfares; les cloches recommencèrent leurs mugissements; le canon gronda, le peuple se mit à hurler, et tout ce monde, dans une houle énorme, dans la clameur des vivats et des menaces, reprit le chemin du Louvre.


Au Louvre, des fêtes splendides commencèrent aussitôt. Mais dès que Marguerite eut reçu les salutations et les vœux de la multitude des seigneurs, dès qu’on se fut répandu dans les salles, elle entraîna son mari jusque dans son appartement.


– Sire, dit-elle, voici ma chambre. Comme vous voyez, j’y ai fait dresser deux lits. Voici le mien, et voici le vôtre.


Une galanterie vint aux lèvres du Gascon; mais il comprit que la situation était plus grave encore qu’il ne l’imaginait.


– Tant que vous dormirez dans ce lit, reprit Margot, je réponds de vous, sire!


Henri pâlit et se mit à trembler.


– Pour Dieu, madame, s’écria-t-il, que savez-vous? Oserait-on…


– Je ne sais rien, dit sincèrement Margot. Je ne sais rien qu’une chose. C’est qu’ici je suis chez moi. Ici nul n’oserait pénétrer, pas même le roi.


Henri baissa la tête, pensif. Marguerite en savait-elle plus long qu’elle ne disait? Il le pensa. Et il fut sur le point de s’écrier:


– Vous me sauvez, moi! mais qui sauvera mes amis!


Il se retint, songeant qu’après tout, le péril n’était pas imminent, qu’il y avait bien de vagues menaces autour de lui, mais qu’il aurait le temps de se concerter avec Coligny, Condé, Marillac, et quelques-uns des principaux huguenots.


– Venez, sire, reprit la reine Margot. Il ne faut pas que notre absence soit remarquée.


Et avec ce sourire de scepticisme qui allait si bien à sa spirituelle beauté, elle ajouta:


– On pourrait soupçonner que nous parlons d’amour…


– Tandis que nous parlons de mort! dit le Béarnais avec un frisson.


Mors, amor… principium, finis… [17]murmura Marguerite.


Pâles tous deux des pensées formidables qu’ils portaient et des choses qu’ils entrevoyaient, ils reprirent silencieusement le chemin des salles de fête.


– Vive la messe! rugissait au-dehors la foule.


– Eh! ventre-saint-gris! dit le Béarnais, j’en sors, de la messe… et je n’en suis pas fâché, ajouta-t-il en déguisant ses inquiétudes sous une apparence de joviale galanterie… Car ma première messe me vaut la femme de France qui a le plus d’esprit et de beauté.


Il fixa un clair regard sur la nouvelle reine.


– Or çà, que me rapportera, en ce cas, ma deuxième messe?


– Qui sait? répondit la reine Margot en lui rendant regard pour regard.


Et en elle-même, elle pensa:


«Peut-être un coup de poignard… ou peut-être le trône de France.»

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