La reine, en quittant le Temple, était rentrée secrètement au Louvre où l’attendaient quelques seigneurs à qui elle avait donné rendez-vous pour huit heures. L’ordre de surseoir à l’interrogatoire des Pardaillan était pour elle une grosse déception.
En effet, elle avait espéré surprendre enfin la preuve de la trahison de Guise.
Par avance, elle avait préparé un coup de théâtre qui devait mettre Henri de Guise à sa discrétion…
Mais renvoyant à plus tard ses projets, écartant de son esprit méthodique toute préoccupation de cet ordre, la reine arriva au Louvre sans que rien de son visage ou son attitude révélât qu’elle venait d’éprouver une terrible contrariété.
Passant par un couloir secret, elle arriva à son oratoire.
Sa suivante florentine l’attendait.
– Qui est là? demanda la reine en désignant la porte de son cabinet.
– Monseigneur le duc d’Anjou, le jeune duc de Guise, le duc d’Aumale, M. de Birague, M. Gondi, le maréchal de Tavannes et le maréchal de Damville, M. le duc de Nevers et M. le duc de Montpensier.
– Où est Nancey?
– Le capitaine est à son poste avec les cent gardes.
– Que fait le roi?
– Sa Majesté est sortie ce matin de bonne heure; je l’ai su par le petit Loriot qui surveille la poterne; mais tout le monde croit au Louvre que le roi dort.
Catherine alla soulever une tenture et vit Nancey, son capitaine, l’épée nue à la main. Elle eut un geste de satisfaction et, venant s’asseoir près d’une petite table qui supportait un lourd missel, elle s’assura que son poignard était bien en place à portée de sa main, et elle dit:
– Fais prévenir M. le duc de Guise que je l’attends.
Deux minutes plus tard, le duc, somptueusement vêtu comme à son ordinaire, pénétrait dans l’oratoire et s’inclinait devant la reine avec cette grâce hautaine et comme narquoise qu’il affectait vis-à-vis de Catherine.
La reine s’arma de son plus charmant sourire et désigna un siège au duc qui, sans se faire prier davantage, s’assit, campa son poing sur la hanche et regarda fixement la souveraine, comme d’égal à égal.
Il y eut une minute de silence pendant laquelle Catherine chercha à faire baisser les yeux du duc.
Malgré toute sa puissance sur elle-même, elle ne put s’empêcher de frémir.
– Il se croit déjà roi! songea-t-elle.
Quel était donc cet homme qui faisait trembler l’indomptable Catherine? Quelle force énorme et mystérieuse représentait-il pour qu’il pût, sans pâlir, soutenir le choc de ce regard mortel qui avait courbé tant de têtes?…
Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, était alors âgé de vingt-deux ans.
Il était très beau.
C’était le vivant portrait de sa mère, Anne d’Este – fille d’Hercule II d’Este, duc de Ferrare – duchesse de Nemours. Il avait donc cette beauté mâle et régulière de la superbe Italienne qui avait peut-être dans les veines un peu du sang de Lucrèce Borgia. Cette filiation éclatait sur son visage en orgueil et en dédain. Il était trop jeune encore pour être retors; mais déjà l’astuce pétillait parfois dans son regard et détruisait l’harmonie de force et de violence qui, pour le moment, paraissait être le fond de son caractère.
Il s’habillait magnifiquement, entretenait une maison plus fastueuse que celle du roi; il portait au cou un triple collier de perles d’une inestimable valeur, et la garde de son épée était constellée de diamants; les soieries les plus chatoyantes, les velours les plus fins composaient son costume. Il penchait un peu la tête en arrière et fermait à demi les yeux pour parler aux gens, comme s’il eût voulu laisser tomber sa parole de plus haut. Toutes ses attitudes respiraient la confiance, la force, l’orgueil. Pour tout dire, sa certitude de monter sur le trône de France était, à cette époque, absolue.
D’où lui venait cette certitude qui, seule, lui donnait cette superbe confiance, cette morgue fastueuse, cet orgueil intraitable? D’où venait que ce jeune homme parlait, pensait, agissait en monarque devant qui tout doit trembler? D’où venait qu’il se croyait chez lui au Louvre et qu’il considérait Catherine et Charles IX comme des intrus?
Nous l’allons dire.
Mais notons en passant que ce magnifique cavalier qui éclipsait jusqu’au duc d’Anjou en élégance, que ce type achevé de la beauté, que cet homme enfin qui semblait personnifier l’orgueil, connut toute sa vie la singulière destinée d’être outrageusement trompé par sa femme: les amants se succédaient dans son lit, et toujours le duc de Guise montrait la morgue d’un être à demi divin que le ridicule ne saurait atteindre. Ridicule, il le fut pourtant – jusque dans ses prétentions à l’absolutisme.
Or, toutes les fois qu’il cessa d’être un grotesque infatué que tous les bellâtres de Paris et de province cocufient à qui mieux mieux, ce fut pour devenir odieux. Sa férocité dans les massacres n’avait-elle au fond la même cause que son orgueil à la cour, c’est-à-dire l’incapacité de penser, la nullité de l’âme, ce vide d’esprit grâce auquel il passa dans la vie comme une belle statue!
Voyons donc ce qu’il y avait derrière cette statue.
Si Henri de Guise tenait de sa mère la beauté du visage et la noblesse outrée des attitudes, il tenait de son père la froide cruauté, la stupide férocité du reître rué sur le monde comme un fléau.
François de Lorraine, duc de Guise et d’Aumale, prince de Joinville et marquis de Mayenne, avait été l’un de ces fléaux. Calculateur sans scrupule, professant pour la vie humaine un effroyable mépris, résolu à se couvrir de sang pour se couvrir de gloire, incapable des plus primitifs sentiments de justice et de pitié qui peuvent vagir au fond de la conscience humaine capable de mettre un royaume à feu et à sang pour la satisfaction des plus basses vanités, tuant quelquefois pour le seul plaisir de tuer – comme à Vassy [24] – sans cœur, sans esprit, sans entrailles, tel avait été l’illustre, le magnanime, le brave et glorieux François de Guise que les écrivains se sont toujours efforcés de nous présenter comme un modèle de vertu civique et guerrière.
La reine, ayant essayé de faire baisser les yeux de son redoutable interlocuteur, résolut d’abattre au moins pour un temps ses espérances.
– Monsieur le duc, dit-elle d’une voix glaciale, on vous a sans doute appris que le roi votre maître s’est décidé à débarrasser le royaume de hérétiques qui l’encombrent.
– Je connais cette résolution, et vous m’en voyez tout heureux, madame, bien qu’elle soit un peu tardive…
– Le roi est maître de choisir son heure. Mieux que les intrigants et les brouillons, il sait l’heure propice pour frapper les ennemis de l’Église… et ceux du trône.
Guise ne sourcilla pas et continua de sourire.
– Le roi, reprit la reine, le roi peut-il compter sur votre concours?
– Vous le savez bien, madame! Mon père et moi nous avons assez fait pour le salut de la religion pour que je puisse reculer au dernier moment.
– Bien, monsieur. De quelle besogne spéciale voulez-vous vous charger?
– Je prends Coligny, dit froidement Guise. Je prétends envoyer sa tête à mon frère le cardinal.
Catherine pâlit. Cette tête, c’est elle qui avait promis de l’envoyer aux inquisiteurs! Guise lui arrachait le meilleur morceau! Pourtant, elle ne laissa rien paraître de ses craintes et de sa haine.
– Soit! dit-elle. Vous agirez au signal convenu: le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois.
– Est-ce tout, madame?
– C’est tout, dit Catherine. Pourtant, comme vous êtes le rempart du trône, comme vous êtes le fils chéri de l’Église, je prétends vous montrer les précautions que j’ai prises pour le cas où le Louvre serait attaqué… par les damnés parpaillots… Nancey!…
Le capitaine des gardes de la reine parut aussitôt.
– Nancey, demanda la reine, combien avons-nous d’arquebusiers en ce moment dans le Louvre?
– Douze cents, madame.
Guise sourit.
– Et puis? reprit Catherine en le regardant de côté.
– Et puis, continua Nancey, nous avons deux mille suisses, quatre cents arbalétriers et mille cavaliers logés comme nous avons pu.
Cette fois, le front de Guise devint soucieux.
– Et puis? reprit la reine. Vous pouvez tout dire devant M. le duc, qui est un fidèle serviteur du roi.
– Et puis, enfin, nous avons douze canons…
– Les bombardes des jours de fête? insista Catherine.
– Non pas, madame: douze canons de bataille qui sont entrés secrètement au Louvre la nuit dernière.
Guise pâlit. Il ne souriait plus. D’instinct, il se leva et prit une attitude où commençait à paraître une nuance de respect.
– Achevez de rassurer M. le duc, dit Catherine. Que nous ont annoncé les messagers qui nous arrivent depuis trois jours?
– Mais, fit Nancey d’un air étonné, ces messagers annoncent simplement que les ordres du roi s’exécutent, et que chaque gouverneur a mis des troupes en marche sur Paris…
– En sorte que?…
– En sorte que six mille cavaliers nous ont été signalés ce matin, et seront dans la journée à Paris; en sorte que huit à dix mille fantassins doivent arriver ce soir ou demain matin au plus tard; en sorte que sous trois jours, il y aura dans Paris ou sur les murs de Paris une armée de vingt-cinq mille combattants aux ordres du roi.
Cette fois, Henri de Guise ne dissimula plus: il était atterré.
– La partie est perdue! gronda-t-il.
Et il s’inclina devant la reine avec un respect qu’il ne lui avait jamais témoigné: il était vaincu.
Mais déjà Nancey reprenait:
– Puisque nous parlons de ces choses, madame, voulez-vous me dire qui doit prendre le commandement des troupes du Louvre? Est-ce M. de Cosseins?
Le duc de Guise tressaillit d’espoir: Cosseins était à lui, on le sait. Mais cet espoir fut de courte durée.
– Monsieur de Cosseins, dit la reine, a obtenu du roi la garde de l’hôtel-amiral. Qu’il y reste. Nancey, vous commanderez. Je sais à quel point vous êtes dévoué.
Nancey mit un genou à terre et dit:
– Jusqu’à la mort, Majesté!
– Je le sais. Faites donc, dès la nuit tombante, charger les arquebuses. Placez vos hommes en les distribuant à chaque porte. Que les canons soient chargés et pointés dans toutes les directions. Que les cavaliers se tiennent à cheval dans la grande cour, prêts à charger. Mettez quatre cents suisses autour du roi, et si on tente de marcher sur le Louvre, feu, Nancey, feu de vos arquebuses, feu de vos canons, feu partout et contre qui que ce soit, manants, bourgeois, prêtres, gentilshommes, huguenots ou catholiques… tuez tout!
– Je tuerai tout! s’écria Nancey en se relevant. Mais, madame, autour de Votre Majesté… qui dois-je placer?
Catherine se leva, tendit son bras vers le Christ d’argent, et d’une voix qui eut des sonorités étranges, elle répondit:
– Autour de moi? Personne: j’ai Dieu pour moi!…
– Madame, dit Guise d’une voix altérée, lorsque Nancey fut sorti, Votre Majesté sait qu’elle peut faire état de moi pour le service du roi aussi bien que pour la défense de la religion…
– Je le sais, monsieur le duc. Aussi, croyez bien que si vous n’aviez vous-même choisi votre besogne dans la grande œuvre qui se prépare, c’est à vous que j’eusse demandé de prendre le commandement au Louvre.
Guise se mordit les lèvres jusqu’au sang: il s’était enferré lui-même.
– Madame, reprit-il, il ne me reste plus qu’à vous demander la faveur de vouloir bien recevoir l’homme à qui j’ai donné des ordres pour la nuit prochaine. Cet homme a des scrupules et ne veut agir que sur un ordre positif de Votre Majesté.
– Qu’il vienne! dit Catherine.
Guise alla ouvrir la porte d’un couloir et fit un signe. Une sorte de colosse à figure niaise et poupine, aux mains énormes, aux yeux ronds à fleur de tête, bleu faïence, au front bas et têtu, entra en se dandinant.
Cet homme s’appelait Dianowitz. Mais comme il était d’origine bohémienne, le duc de Guise, selon l’usage qui faisait nommer les domestiques du nom de leur province, l’appelait Bohème et par abréviation, simplement Bême.
La reine regarda le géant avec une admiration exagérée. Le géant sourit et caressa sa moustache.
– Tu t’es chargé de quelque chose pour cette nuit? demanda Catherine.
– De tuer l’Antéchrist, oui. Si Votre Majesté veut, je lui coupe la tête.
– Je le veux, dit la reine. Va, et obéis à ton maître.
Le géant se dandina sur ses jambes, mais demeura sur place.
– Eh bien, Bême! as-tu entendu? fit le duc.
– Oui; mais je veux pouvoir sortir tranquillement de Paris avec deux ou trois bons compagnons qui m’escorteront jusqu’à Rome… vous savez que toutes les portes sont fermées, monseigneur.
Catherine s’assit et écrivit rapidement quelques lignes sur un papier qu’elle signa et sur lequel elle apposa le sceau royal.
Bême le lut attentivement. Il contenait ces mots:
«Sauf-conduit pour toute porte de Paris, valable ce jourd’hui 23 août et jusque dans trois jours. – Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l’accompagnent. Service du roi.»
Le géant plia le papier et le plaça dans son pourpoint. Puis il fit deux pas vers la porte.
– Tu oublies ceci, dit Catherine.
Elle laissa tomber une bourse pleine d’or sur le plancher.
Le géant se baissa, la ramassa, et sortit convaincu qu’il avait produit sur la reine une impression extraordinaire.
– Quelle magnifique brute! fit la reine. Je vous félicite, monsieur le duc, d’être capable d’avoir près de vous de pareils serviteurs… Et maintenant, allons conférer avec nos amis.
La conférence dura jusqu’à sept heures du soir.
Toute cette après-midi, il y eut dans le Louvre des allées et venues mystérieuses.
À diverses reprises, la reine envoya chercher le roi; mais le roi jouait à la paume avec les huguenots et refusa constamment de se rendre à la prière de sa mère.
Peut-être espérait-il que sans lui on n’oserait prendre les décisions suprêmes. Peut-être voulait-il simplement s’étourdir. Quoi qu’il en soit, jamais il ne s’était montré aussi aimable avec ses hôtes…
À huit heures du soir, il y eut dans l’hôtel du duc de Guise une réunion de tous ceux qui avaient placé en lui toutes leurs espérances et déjà le considéraient comme le roi de France – depuis Damville jusqu’à Cosseins, depuis Sorbin de Sainte-Foi jusqu’à Guitalens.
– Messieurs, leur dit-il, cette nuit nous sauvons la religion de la Messe. Vous savez tous ce que vous avez à faire…
Un profond silence accueillit ces paroles: on en attendait d’autres…
– Quant à nos projets, continua Guise, ils sont remis à plus tard. La reine est sur ses gardes. Messieurs, montrons ce soir que nous sommes des sujets fidèles… et pour le reste, nous attendrons. Allez, messieurs.
C’est ainsi qu’Henri de Guise donna contre-ordre aux conjurés. Il paraissait troublé, inquiet, furieux. Nul n’osa lui demander compte de ce brusque changement qui remettait à date inconnue la réalisation de tant d’ambitions.
À partir de neuf heures et jusqu’à onze heures, le duc reçut les curés des diverses paroisses et les capitaines de quartier, qu’on alla chercher par groupes de huit à dix.
À chaque groupe, il tint en termes brefs, d’une voix saccadée, le même langage:
– Messieurs, la bête est prise au piège; il faut se soûler de son sang… le roi le veut!
– À mort! À mort! répondaient prêtres et capitaines.
Et à mesure que chaque groupe se retirait, on lui donnait les dernières instructions; le signal devait être donné par le tocsin de toutes les églises; les fidèles serviteurs de la religion porteraient un brassard blanc, ceux qui n’auraient pas le temps de confectionner un brassard mettraient un mouchoir autour du bras.
– Le roi le veut! répétait Guise avec une rage concentrée.
Puisqu’il était obligé de se courber, puisque cette royauté qu’il croyait tenir lui échappait, il voulait au moins qu’une part de responsabilité de ce qui allait sans doute se passer retombât sur Charles IX.
À minuit, un lourd silence pesait sur la ville.
La nuit était claire; le ciel rayonnait de toutes ses constellations; l’immensité paisible et sereine toute parsemée de diamant donnait la profonde, l’émouvante impression de la beauté immuable dans l’infini.
Ô nuit d’été!… ô tranquille et majestueuse nuit d’été!… Comme tu étais douce, et quels rayons de suave bonté tombaient de tes étoiles d’or sur Paris recueilli dans un grave sommeil!…