XXXII LA MÉCANIQUE

Après la soudaine intervention de Marie Touchet dans la chambre de torture, les deux Pardaillan avaient été réintégrés dans leur cellule. Un flot d’espoir montait de leurs cœurs à leurs cerveaux. Mais ces deux hommes d’une trempe exceptionnelle, évitèrent de se montrer l’un à l’autre la joie qu’ils éprouvaient.


Simplement, le vieux routier s’écria quand ils eurent été enfermés:


– Pour cette fois, chevalier, je dois convenir que tu n’as pas eu tort de sauver cette aimable personne. Par Pilate, j’aurai donc connu une femme qui aura montré quelque gratitude?


– Vous pouvez ajouter un homme, observa le chevalier.


– Qui donc? Ton Montmorency qui nous laisse mourir dans ce cul de basse-fosse, alors qu’il devrait déjà avoir mis le feu à Paris et fait sauter le Temple pour nous en tirer!


– Mais, monsieur, nous eussions sauté, nous aussi, en ce cas, répondit le chevalier de cet air naïf et narquois qu’il avait quand il se trouvait de bonne humeur. Mais, ajouta-t-il, c’est de Ramus que je voulais parler. Ce digne savant ne nous a-t-il pas tirés d’un fort mauvais pas, rue Montmartre?


– C’est pardieu la vérité. Mort de tous les diables, devrai-je donc me réconcilier avec l’humanité?


Les deux intrépides aventuriers plaisantaient et devisaient paisiblement à l’heure où ils venaient d’échapper à une mort affreuse. Cœurs tendres, esprits vifs et alertes, âmes indomptables, ils dédaignaient de se congratuler, et le peu de cas qu’ils semblaient faire de leur retour à la vie était le plus audacieux défi à la mort et à la souffrance.


Cependant, peu à peu, leur entretien s’attacha à cette charmante et vaillante jeune femme qui leur était apparue comme un ange sauveur. Ils finirent par convenir que leur situation s’était infiniment améliorée et que, sûrement, Marie Touchet les délivrerait.


La journée se passa ainsi.


Et déjà la nuit avait envahi leur cachot, alors que dehors il faisait jour encore, lorsque la porte s’ouvrit.


Avouons que le cœur leur battit fort: était-ce la liberté?…


C’était Ruggieri.


Il entra seul, une lanterne à la main, tandis que les arquebusiers qui l’avaient accompagné se rangeaient dans le couloir, prêts à faire feu à la moindre tentative d’évasion.


Ruggieri levant sa lanterne pour examiner les deux prisonniers, alla droit au chevalier.


– Me reconnaissez-vous? demanda-t-il.


– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau de mal augure? songea le vieux Pardaillan stupéfait de cette apparition.


Le chevalier examina un instant l’astrologue. Sa figure prit cette expression d’insolence à froid et ce sourire tout sel et tout sucre qu’il avait devant certaines gens.


– Je vous reconnais, dit-il, bien que vous ayez fort changé. C’est vous qui vîntes me voir en mon taudis qui se trouva fort honoré de votre visite. C’est vous qui me posâtes de ces questions étranges, comme de me demander en quelle année j’étais né et si j’étais libre… C’est vous qui me donnâtes ce joli sac contenant deux cents beaux écus de six livres parisis. C’est vous qui m’offrîtes la porte de la maison du Pont-de-Bois où vous m’aviez donné rendez-vous… Mon père, saluez cet homme: c’est un des plus hideux coquins dont puisse se glorifier une truanderie; saluez cette admirable figure de traître où se lit le plus raisonnable appétit de félonie; savez-vous pourquoi monsieur me donnait deux cents écus que je bus d’ailleurs jusqu’au dernier? Savez-vous pourquoi il m’amenait à l’illustre et généreuse Catherine, reine de par le diable? C’était pour me prier d’assassiner mon ami, mon hôte, le comte de Marillac!


Une terrible secousse fit bondir l’astrologue.


Pour la première fois depuis qu’il avait placé le cadavre sur sa table de marbre, un sentiment humain fit explosion dans cette âme atrophiée par la ténébreuse et dévorante recherche de l’impossible.


Ses yeux se gonflèrent comme s’il allait enfin pleurer.


Mais il ne pleura pas. Il éclata d’un rire sinistre et grinça:


– Moi! Moi! Tuer Déodat! Fou! Triple fou!… Ah! si Déodat n’était mort, si je n’avais enfermé son corps astral dans le cercle magique…


Il n’acheva pas.


Le chevalier l’avait saisi par le bras. Il secoua violemment ce bras.


– Vous dites, gronda-t-il, vous dites que le comte est mort!…


– Mort! répéta Ruggieri hagard, une lueur de folie dans les yeux. Mort!… heureusement, je tiens les deux corps, le corps matériel et l’astral… jeune homme, c’est pour cela que je suis ici… votre main, je vous prie…


Le chevalier avait croisé les bras, et sa tête s’était inclinée sur sa poitrine.


– Si loyal, murmura-t-il, si brave et si jeune!… Et si bon! Ô mon pauvre ami, ta destinée s’est donc accomplie selon les affreux pressentiments qui courbaient ton front!… Mort!… Tué sans doute par cette femme!… Mon père, mon père, vous avez trop raison… il y a trop de loups et de louves de par le monde…


– Pardieu! fit le vieux routier qui tournait avec curiosité autour de Ruggieri. Quand je te le dis, chevalier! Des loups, certes, il y en a à foison. Et des hiboux… tiens, comme monsieur que voici… fi! la vilaine bête… vous sentez la mort, monsieur; allez-vous-en!… Chevalier, dès que nous serons hors, il faudra fuir aux confins de la terre…


– Monsieur, dit timidement Ruggieri, voulez-vous me donner votre main?…


Il parlait au chevalier, et sa voix avait une si étrange douceur, elle implorait avec tant de tristesse, que le chevalier, lentement, décroisa les bras et dit:


– Quoi que vous ayez fait, monsieur, je crois que vous pleurez mon pauvre ami… voici ma main.


Ruggieri s’en saisit avidement.


Le vieux routier haussa les épaules et grommela:


– Toujours le même! Rien ne le corrigera! Moi, c’est un coup de pied dans le ventre que j’aurais donné à ce lugubre messager… Or çà, que veut-il?… Et que diable fait-il?… Est-ce un diseur de bonne aventure?…


Ruggieri, en effet, avait saisi la main droite que le chevalier, croyant qu’il voulait simplement la serrer par communauté d’affliction, lui avait tendue. Cette main, il l’avait ouverte, et projetant sur la paume la lumière de la lanterne, il l’étudiait, il en inspectait les lignes.


Déjà Ruggieri avait oublié ce sentiment de douleur paternelle qui s’éveillait en lui. Il était tout à sa folie, à l’affreuse pensée qui le guidait. Il hochait la tête. Soudain, il poussa un cri de joie féroce.


– Voici la preuve! hurla-t-il. Voici votre ligne de vie qui va se perdre dans une ligne que j’ai retrouvée dans la main de Déodat! Voici, tenez…


Il eût sans doute révélé l’abominable, la monstrueuse espérance de réincarnation, mais le vieux Pardaillan, affolé, exaspéré, presque terrifié par l’accent funèbre de cette voix, avait saisi Ruggieri au col; il le secoua un instant et, finalement, d’une secousse, l’envoya rouler sur la porte du cachot.


Ruggieri se releva lentement et jeta sur le chevalier un dernier regard si étrange que celui-ci en frissonna; puis, ouvrant la porte, il disparut en faisant un geste incompréhensible – probablement un geste d’incantation.


– As-tu vu ce regard? fit le vieux routier tout pâle. Par l’enfer, on eût dit un regard de vampire…


Le chevalier, tout à la violente douleur qu’il éprouvait de la nouvelle qu’il venait d’apprendre, allait et venait dans le cachot avec une agitation croissante. Une furieuse colère montait en lui. Jamais le vieux Pardaillan n’avait vu son fils dans cet état. Et sans doute cette colère allait finalement se traduire par quelque éclat lorsque la porte s’ouvrit à nouveau. Les mêmes arquebusiers qui avaient conduit Ruggieri apparurent dans le couloir. Et le sergent qui les commandait dit simplement:


– Messieurs, veuillez me suivre.


Le vieux routier tressaillit d’espoir. Il voyait dans cet incident la suite de l’intervention de Marie Touchet. Si on ne les mettait pas en liberté, on allait tout au moins les transférer dans quelque chambre plus aérée, moins noire, enfin les traiter avec certains égards. Il saisit le bras du chevalier.


– Viens, dit-il. Nous songerons à venger ton ami quand nous serons hors d’ici.


– Oui, fit le chevalier, les dents serrées, le venger!… Je sais d’où est parti le coup qui l’a frappé…


Ils se mirent en marche, entourés d’arquebusiers.


– Monsieur, dit le vieux Pardaillan au sergent, vous nous conduisez dans une autre cellule?


– Oui, monsieur.


– Très bien.


Le sergent le regarda d’un air étonné. On arriva au bout du couloir et on commença à descendre un escalier tournant, pareil à celui qu’ils avaient descendu le matin pour arriver à la chambre de torture, mais non le même.


– Tiens! fit le routier, il me semblait que nous aurions dû remonter plutôt.


Le sergent sourit.


Pardaillan pensa qu’on remonterait sans doute par un autre escalier. Il y avait tant de tours et de détours dans cette vieille masure!…


Cependant, ils s’enfonçaient de plus en plus. L’air devenait méphitique. Les murailles suintaient. Par plaques, des touffes de champignons verdâtres se renflaient sur la pierre. À d’autres endroits, cette pierre brillait de mille cristaux minuscules: c’était le salpêtre qui sortait.


On arriva ainsi à une sorte de boyau long d’une vingtaine de pas.


«Diable!» songea Pardaillan père.


Mais il se rassura aussitôt en apercevant au bout du boyau un étroit escalier qui remontait. Et comme il n’y avait de couloir ni à droite ni à gauche, il en conclut qu’ils allaient reprendre par là le chemin qui les ramènerait à l’air.


C’était vrai: les deux Pardaillan devaient monter cet escalier qui tournait rapidement sur lui-même et dont ils n’apercevaient que les deux ou trois premières marches.


Il y eut mieux: les arquebusiers firent halte dans le boyau, et les deux prisonniers furent invités à monter les premiers. Ils montèrent; derrière eux, le sergent; derrière le sergent, les arquebusiers.


Le vieux Pardaillan qui, plein d’espoir, marchait en tête, compta huit marches tournantes. À la neuvième marche, il n’y avait plus d’escalier, mais une sorte de porte basse et étroite s’ouvrait; machinalement, il franchit le pas; le chevalier passa derrière lui; au même instant, ils entendirent derrière eux un bruit sonore et métallique comme celui d’une porte de fer qui se referme…


L’obscurité était opaque.


Les ténèbres n’étaient même pas sillonnées par ces vagues reflets d’imperceptibles lueurs qui rassurent l’œil dans les nuits les plus profondes.


Le silence était aussi absolu que les ténèbres.


– Es-tu là? demanda le vieux Pardaillan avec une poignante angoisse.


– Je suis là! dit le chevalier.


Ils se turent brusquement, pris de cet indicible étonnement qui est le premier signe de la terreur: en effet, leurs voix résonnaient d’étrange façon, avec cette même sonorité métallique qu’avait eue la porte en se renfermant et qui éveillait de longs échos.


Instinctivement, les deux hommes avaient tendu les bras devant eux; leurs mains se rencontrèrent et s’étreignirent.


Dans ce mouvement, ils firent chacun un pas pour se rapprocher l’un de l’autre.


Mais ils s’arrêtèrent soudain, et la même sensation d’étonnement les immobilisa comme elle les avait fait se taire mais, cette fois, l’étonnement avait monté d’un degré vers la terreur; en effet, en voulant marcher, ils avaient senti que le plancher n’était pas sur un plan horizontal, mais qu’il s’inclinait sur une pente assez raide.


Le vieux Pardaillan se baissa vivement et toucha ce plancher. Sa surface était dure et très légèrement rugueuse au toucher.


– Du fer! gronda-t-il en se redressant.


Et il se sentit pâlir.


Alors, ensemble, ils reculèrent, remontant la pente de cet étrange plancher de fer.


Au bout de trois pas, ils furent arrêtés par la muraille et, l’ayant touchée, ils constatèrent qu’elle était en fer!


Ils étaient entourés de fer! Ils étaient dans une chambre de fer!


Pourtant, contre la muraille, leurs pieds se sentaient d’aplomb. La déclivité ne commençait qu’à un demi-pas du mur de fer.


– Ne bouge pas de là! fit le vieux Pardaillan. Je ne sais dans quel traquenard nous sommes tombés. Mais ce doit être effroyable. Je veux pourtant me rendre compte…


Alors il se mit à suivre la muraille en comptant ses pas à haute voix, afin de rester en communication avec le chevalier.


Il marchait le long de cette bordure horizontale, sorte de sentier qui côtoyait le pied des murs.


Lorsque, ayant fait le tour de cette cage, il rejoignit son fils, il avait compté vingt-quatre pas: huit de chaque côté dans le sens de la longueur et quatre dans le sens de la largeur.


La cage était donc d’assez vastes proportions.


Le routier n’avait rencontré ni banc, ni siège d’aucune sorte, ni aucun des ustensiles qui garnissent un cachot: partout la muraille était unie, avec cette même surface légèrement rugueuse du fer que l’humidité a oxydé.


Alors la pensée de ces épouvantables oubliettes dont ils avaient entendu parler leur vint à tous deux. Ils songèrent qu’on les avait enfermés dans cette cage pour y mourir de faim et de soif.


Ils frémirent.


Un moment, l’effroi pénétra dans ces âmes indomptables.


Mais bientôt, chacun d’eux songeant qu’il ne devait pas augmenter les souffrances de l’autre par sa propre faiblesse, ils raffermirent leurs cœurs, et se prenant par la main:


– Je pense, dit Pardaillan père, que voici la fin de notre carrière.


– Est-ce qu’on sait? dit froidement le chevalier.


– Soit! je ne demande pas mieux que de vivre encore, par la mort-dieu. Mais j’enrage de ne pas savoir où je suis, et pourquoi il n’y a rien dans ce cerveau de fer, et pourquoi ce plancher s’en va de tous côtés en pente vers le centre…


– Peut-être s’est-il affaissé par son propre poids…


– Peut-être. Attendons…


– Attendons, monsieur. Qu’avons-nous à redouter au bout du compte? De mourir par la faim. Je conviens que c’est un supplice assez hideux. Mais nous pourrons y échapper quand il nous sera bien démontré que nous devons mourir.


– Y échapper! Et comment?


– En nous tuant, dit simplement le chevalier.


– J’entends bien. Mais comment? Nous n’avons ni dague, ni épée. Tu n’espères pas que nous allons pouvoir nous tuer en nous frappant la tête contre ces murs de fer?


– J’ai entendu dire, fit le chevalier de sa voix intrépide, que certains prisonniers sont parvenus par ce moyen à échapper aux horreurs de leur agonie. Le moyen ne serait donc pas à dédaigner. Mais nous avons mieux.


– Et quoi?


– Nos éperons. Les miens n’ont pas de molette et constituent au pis aller des poignards assez présentables.


– Par Pilate, tu es en veine de bonnes idées, chevalier!


– J’ai des moments comme cela…


Tel fut l’entretien héroïque de ces deux hommes placés dans la situation la plus effroyable.


Séance tenante, le chevalier défit ses éperons qui, selon un usage encore très répandu, consistaient simplement en une tige d’acier assez longue et aiguë. Il en donna un au vieux routier et garda l’autre pour lui…


Chacun d’eux affermit cette arme extraordinaire dans sa main droite en nouant autour du poignet les courroies de l’éperon.


À partir de ce moment, ils ne se dirent plus rien.


Accotés à la muraille de fer, les yeux ouverts, l’oreille tendue, les nerfs surexcités, ils attendirent, cherchant à voir et ne voyant que ténèbres, cherchant à entendre et n’entendant que silence.


Ils étaient comme ces grands et nobles fauves du désert qu’on vient de jeter dans une cage et qui, dans les premières heures de leur stupeur et de leur colère, se tiennent dans un coin, ramassés, la gueule en feu, toutes griffes dehors, prêts à bondir…


Quel espace de temps s’écoula ainsi?


Des minutes ou des heures?


Ils n’en eurent pas conscience…


Soudain, le vieux Pardaillan murmura:


– As-tu entendu?…


_ Oui… ne bougeons pas… Taisons-nous…


Un léger bruit, comme le bruit du déclic d’une machine qui va se mettre en mouvement venait de frapper leurs oreilles.


Ce bruit de déclic venait du plafond.


À ce moment même, une lumière pâle envahit la chambre… la cage de fer… puis cette lumière se renforça comme si une deuxième lampe mystérieuse eût été allumée… puis elle se renforça deux fois encore, en sorte que la clarté était maintenant suffisante pour montrer tous les détails de l’épouvantable oubliette… car les deux malheureux en étaient encore à croire qu’ils se trouvaient dans une oubliette!…


D’abord, les deux Pardaillan ne virent qu’eux-mêmes. Ils se virent hagards, hérissés, avec des visages terribles.


– On va nous attaquer, gronda le vieux.


– Oui… tenons-nous bien.


– Ce n’est pas par la faim qu’on veut nous tuer…


– Sans quoi, ces lumières n’auraient pas leur raison d’être.


– Mordieu! c’est donc la bataille!…


– La bataille! La vie!…


Ils respirèrent largement.


Cependant, l’attaque ne se produisait pas. D’un rapide regard, ils inspectèrent alors le caveau. Et cet étonnement que nous avons signalé plus haut, cet étonnement avant-coureur des plus atroces sensations d’horreur, entra de nouveau dans leurs esprits avec une violence d’écluse qui s’ouvre…


Voici en effet ce qu’ils virent:


Ils avaient cherché d’instinct la porte, le trou par où ils étaient entrés, et ils ne trouvèrent plus; cette porte devait sans doute se fermer hermétiquement au moyen d’un mécanisme: sur la muraille, aucune ligne indiquant la solution de continuité, plus de porte!… Partout, le mur de fer tout uni: aucun ustensile, aucun objet quelconque.


Ils examinèrent alors ce plancher bizarre qui, dans la nuit, leur avait paru s’en aller en pente.


Ils ne s’étaient pas trompés: tout autour du caveau bordant la muraille, régnait un sentier horizontal de deux pieds de large; et à partir de l’arête de ce sentier commençait la déclivité assez raide; le plancher était ainsi divisé en quatre pans dont chacun s’abaissait vers le centre, et cela formait un tronc de pyramide renversée parfaitement régulier, nous disons un tronc, et non une pyramide; car les quatre plans inclinés au lieu d’aboutir à une pointe centrale, étaient coupés de façon à former au fond de cette cuvette quadrangulaire un rectangle très régulier.


Or, ce rectangle, ce n’était pas une plaque de fer, ni une dalle de pierre ni rien!


C’était du vide!…


Il n’y avait rien! Ce rectangle, c’était un trou! Quelque chose comme l’orifice supérieur d’une cheminée.


Si, dans la nuit, ils se fussent laissé entraîner sur l’une des quatre pentes, ils eussent abouti à ce trou!


Ils fussent tombés…


Tomber! Où? Dans quoi? Dans quel puits? quel abîme?


À tout prix le savoir! Ils le voulurent. Et s’arc-boutant l’un à l’autre, pour ne pas glisser sur la pente unie, ils descendirent et arrivèrent au bord du trou de la cheminée.


Et alors, ils frémirent. S’étant regardés, ils se virent livides. Et le vieux Pardaillan prononça ces mots:


– J’ai peur… Et toi?…


– Éloignons-nous, fit le chevalier sans répondre à la terrible question. Ils revinrent sur le sentier.


Qu’avaient-ils donc entrevu de formidable? Était-ce un puits sans fond? Était-ce le vertige d’une chute qui ne s’arrêterait jamais?


Non. C’était quelque chose de plus simple, mais cette simplicité dégageait de l’horreur.


Simplement, ce puits n’était pas un puits. Cet abîme n’était pas un abîme…


Ce trou… eh bien! ce trou, c’était une fosse. Une fosse en fer. Le fond, une plaque de fer, apparaissait à cinq pieds au-dessous des bords…


Oui. Une fosse!… Mais une fosse avec d’étranges particularités.


D’un bout à l’autre, elle était creusée d’une rigole.


Et cette rigole aboutissait à un orifice de tuyau qui se perdait on ne savait où?…


Pourquoi cette fosse?


Et dans la fosse, pourquoi la rigole?


Et hors de la fosse, pourquoi les quatre pentes raides?


Pourquoi cet agencement destiné à pousser, à refouler, à attirer, à absorber?…


Les Pardaillan, muets, collés contre la muraille de fer, regardaient la fosse qui béait au centre de la cuvette quadrangulaire formée par le plancher de fer.


Dans leurs âmes, l’intrépidité montait en même temps que l’horreur.


Ils s’apprêtaient à terrasser l’épouvante.


Ils eussent lutté avec la Mort elle-même, eux qui luttaient contre la folie de l’effroi qui les saisissait à la gorge, au cerveau, au cœur, aux entrailles, partout où le spectre de l’effroi cherche à saisir l’homme.


Nous avons dit que le fantastique caveau s’était éclairé.


La lumière venait de quatre lampes.


Ces lampes étaient placées dans des niches pratiquées au bas de la muraille, au ras du sentier.


Il y avait une niche par panneau.


Les lampes étaient mises hors d’atteinte par un treillis de fer.


Les niches évidées dans la muraille de fer correspondaient évidemment avec un couloir qui faisait le tour du caveau, puisque c’était du dehors qu’on avait allumé les quatre lampes.


Ces lampes, placées au ras du sol, étaient agencées pourtant de manière à envoyer leurs reflets vers le plafond en même temps que vers la fosse.


Évidemment, du dehors, par un trou quelconque, on avait intérêt à surveiller et le plafond et la fosse.


Ce plafond lui-même était de fer.


Les Pardaillan levèrent les yeux, l’inspectèrent… et l’étonnement dans lequel ils tourbillonnaient à l’aventure comme des épaves peuvent tourbillonner sur un océan démonté, l’étonnement les saisit dans ses rafales plus puissantes…


Ce plafond ne ressemblait pas plus à un plafond que le plancher ne ressemblait à un plancher…


Ce plafond était lui-même disposé en tronc de pyramide, chacun de ses pans étant parfaitement dans le plan de la pyramide d’en bas!


En sorte que si ce plafond était tombé, il se fût exactement adapté au plancher.


Le plancher était en creux; le plafond était en relief.


Et au centre de ce plafond, juste au-dessus de la fosse, une masse de fer parfaitement rectangulaire surplombait. Cette masse, épaisse de cinq pieds, toujours dans l’hypothèse où le plafond fût tombé, se serait exactement emboîtée dans la fosse!…


Tout cela formait un ensemble exorbitant; cela suait l’épouvante, cela distillait de l’horreur, cela ouvrait à l’imagination affolée les portes de la terreur et laissait présager de monstrueux raffinements d’angoisses.


Le chevalier de Pardaillan ayant tout inspecté, ayant confronté avec ce qu’il voyait le souvenir des choses qu’on se racontait à voix basse sans y croire, le chevalier de Pardaillan avait compris. Et de ses lèvres qui remuèrent à peine, il laissa tomber ce seul mot:


– La mécanique!


La mécanique!…


La monstrueuse invention, produit hideux de la délirante imagination de l’inquisition!


La mécanique espagnole qui fonctionna aux quinzième et seizième siècles, dans le mystère des geôles profondes!


– La mécanique? interrogea le vieux Pardaillan, qui ne savait pas, lui!


Le chevalier n’eut pas le temps de répondre.


Ce léger bruit de déclic qu’ils venaient d’entendre peu avant que les lumières ne s’allumassent, se reproduisit dans le silence absolu.


Presque en même temps, ils entendirent sur le côté droit de la cage de fer, au dehors, une rumeur grinçante et continue de roue mal graissée qui se met en mouvement, ou de vis qui s’enfonce dans un pas de vis rouillé…


La vis devait être formidable, si c’était une vis. Car la rumeur était assourdissante.


Et aussitôt, un grondement sourd (exactement comparable au bruit que fait le rouleau de fer en s’abaissant sur la devanture de nos magasins modernes), un roulement ininterrompu qui venait d’en haut leur fit lever les yeux vers le plafond.


Leurs cheveux se hérissèrent…


Horreur sur horreur!…


Le plafond s’était mis à descendre!…


Il descendait tout d’une pièce, d’un mouvement très lent, mais continu.


Il s’abaissait.


La monstrueuse pyramide de fer en relief descendait vers la pyramide de fer en creux…


Le bloc de fer rectangulaire s’abaissait pour aller s’encastrer dans la fosse de fer…


Et eux?…


Eux!… Ils allaient bientôt sentir poser sur leurs têtes la masse formidable!


Alors, affolés, ils allaient chercher à gagner une minute de vie!…


Comment?…


En descendant vers la fosse.


Et lorsqu’ils y seraient, la masse rectangulaire s’emboîterait dans la fosse…


Ils seraient écrasés par l’effroyable pression!


Écrasés!… Broyés!…


Et la rigole était là pour recueillir leur sang!


Tout leur sang extravasé jusqu’à la dernière goutte!…


La fosse était là! Ils y descendraient sûrement, infailliblement! Elle les fascinait. Elle les appelait. Elle les attirait comme le Maëlstrom de l’Océan attire le vaisseau qui se débat en vain pour échapper à ses mortelles étreintes!


Le grondement de la mécanique continuait.


Le plafond descendait.


Bientôt, il se trouva à un pied de la tête du vieux Pardaillan, plus grand que le chevalier.


Épouvante et délire!… Bientôt, il ne fut qu’à un pouce!…


Bientôt, il ne fut qu’à une ligne!…


Il toucha les cheveux… il atteignit le crâne… le vieux routier baissa la tête… la masse effroyable atteignit ses épaules… il fallait descendre… descendre vers l’horreur… descendre vers la fosse de fer!…


Terrible, les yeux exorbités, les veines des tempes gonflées à éclater, le vieux incrusta ses pieds sur le sentier de fer, s’arc-bouta des deux coudes à la muraille de fer, et se raidissant dans un effort titanesque, il essaya l’impossible, il tenta l’absurde, il voulut, oui, il voulut, de ses épaules, arrêter la descente du plafond de fer!…


Et l’impossible se réalisa!


Le plafond s’arrêta!…


Mais cela dura quelques secondes… le vieux haleta, son visage se convulsa… il tomba sur ses genoux… le plafond se remit à descendre…


Alors, comme le fer touchait les épaules du chevalier, il s’arc-bouta à son tour… il refit le prodige…


Et pendant que de ses épaules il suspendait un instant l’épouvantable masse, sa parole, étrange comme lointaine, descendit vers le vieux routier…


Et le chevalier disait:


– Mon père, nous avons nos poignards… Quand je tomberai près de vous, il sera temps… mourons ensemble…


La seconde d’après, l’irrésistible force descendante le courba.


Il s’abattit près de son père.


L’instant suprême était venu: en même temps, ils levèrent leurs mains armées pour se frapper…

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