X OÙ TOUT LE MONDE SE TROUVE HEUREUX

Le moment est venu où, semblable au voyageur qui monte une côte fort rude et très hérissée d’aspérités, nous devons prier le lecteur de souffler un instant avec nous et d’examiner de haut l’ensemble de la position. Nous pourrions encore nous comparer à un joueur d’échecs qui, sur le point de mettre en mouvement les cavaliers ou les dames qui feront réussir ou échouer sa combinaison, inspecte la situation de chacun de ses personnages. Avec cette différence, toutefois, que les personnages du joueur d’échecs n’ont manœuvré que sur sa volonté expresse, tandis que, simple narrateur, nous avons dû nous contenter de noter les manœuvres des nôtres. Ici, c’est la fatalité, fabricatrice d’histoire, logique en ses écarts mêmes tout autant que le joueur attentif, c’est la fatalité, disons-nous, qui a tout conduit. Et nous employons ce mot à défaut d’autre. Il exprime pour nous l’ensemble des volontés humaines qui, se heurtant, s’amalgamant, se brisant, se renouant, s’enlaçant les unes dans les autres, finissent par former l’événement visible que signale l’histoire… Il n’en est pas moins vrai que nos personnages, en dehors de notre volonté de narrateur, se sont placés et ont fini par se combiner dans la situation à laquelle ils devaient logiquement aboutir.


C’est sur cette situation qu’il est indispensable de jeter un coup d’œil d’ensemble, situation, répétons-le, qui ne pouvait pas ne pas être, situation comparable à celle des diverses troupes en présence la veille d’une bataille, après de longues manœuvres.


Un dernier mot encore: nous le devons aux lecteurs qui nous ont fait l’honneur de nous suivre.


Ce récit se trouve étroitement mêlé à une catastrophe historique: nous avons usé de notre droit d’imaginer non pour inventer de toutes pièces, des personnages ou des faits, mais pour les reconstituer sur un mot, sur un incident, sur une attitude, comme on dit que Cuvier [11] reconstituait un animal disparu sur une simple vertèbre. Un exemple: si l’histoire nous apprend qu’Orthès, vicomte d’Aspremont, se promène le 24 août avec des dogues qu’il lâchait sur les huguenots en pleine rue, notre rôle est de reconstituer l’état d’esprit de ce personnage, l’aspect possible de la rue, la pensée probable de la foule – et nous avons un épisode dans la narration duquel intervient activement notre volonté sans qu’il nous soit possible de blesser la vérité possible, qui est toujours la plus vraie.


Cela dit, retournons-nous du haut de notre montagne et examinons à vol d’oiseau la position.


À tout seigneur, tout honneur: Catherine de Médicis est la véritable protagoniste de ce drame. La reine, par une lente manœuvre, se trouve à la veille d’un double événement qui doit, d’après elle, se présenter dans le même instant. En effet, l’extermination des huguenots ne doit-elle pas être, du même coup, la mort de son fils Déodat. Donné à Dieu! Si le malheureux jeune homme a jadis échappé à cette affreuse offrande, il est temps que la destinée de son nom s’accomplisse et qu’il soit pour toujours, cette fois, donné à Dieu!


Ce massacre des huguenots qu’elle prépare maintenant, Catherine l’a-t-elle rêvé dès longtemps?… Nous avons vu au contraire, qu’elle était au fond, sceptique sur la question religieuse, et qu’elle eût, en somme, consenti volontiers à «entendre la messe en français». Mais une terrible rivalité s’était élevée entre elle et Jeanne d’Albret. Jusqu’à la mort de l’infortunée reine de Navarre, Catherine pensa fermement que Jeanne convoitait le trône de France. Elle se servit des haines religieuses plutôt qu’elle ne les suscita. Elle ne rêva guère dans le début que de se débarrasser de la guerrière du Béarn. Puis, lorsque les huguenots furent à Paris, lorsqu’elle les tint en son pouvoir, elle dut fatalement se demander si le moment n’était pas venu d’une destruction générale.


Cette extermination se préparait, sans qu’elle fût encore positivement résolue.


Catherine redoutait les huguenots qui étaient capables de soutenir les prétentions qu’elle supposait à Henri de Béarn.


Elle redoutait les Guise, qu’elle supposait aussi férus d’un amour sans borne pour la puissance royale.


Elle redoutait le comte de Marillac, enfant d’une faute qui, si elle était découverte, ferait d’elle la risée de la cour.


Enfin, en correspondance permanente avec Rome, elle subissait, peut-être sans s’en rendre compte, la pression effroyable du saint-office inquisitorial.


Faire massacrer les huguenots par les Guise, et les Guise par les huguenots, assurer la disparition du comte son fils, et se ménager à jamais dans Rome le plus puissant des appuis, telle dut être sa pensée conductrice.


Le résultat de la victoire était de placer le duc d’Anjou sur le trône, dès la mort, escomptée, de Charles IX.


Et de gouverner en souveraine maîtresse sous le nom de son fils préféré.


Toute cette laborieuse combinaison était sur le point d’aboutir: par Alice et Panigarola, elle tenait Marillac; Charles IX, épouvanté et tremblant, persuadé que les huguenots conspiraient sa mort, devenait un instrument docile; les Guise étaient prêts à se ruer dans Paris, le fer et la torche à la main.


Catherine était donc plus paisible, plus heureuse que nous ne l’avons jamais vue.


Ses impatiences ont cessé: elle attend tranquillement que sonne l’heure épouvantable.


Si nous passons de la reine au comte de Marillac, de la mère au fils, nous voyons que Déodat vient de recevoir le double coup d’un bonheur imprévu.


Le pauvre jeune homme s’imagine avoir enfin touché le cœur de sa mère, et Catherine l’amuse par la fantasmagorie de sa maternité à demi avouée.


De plus, le comte a retrouvé toute sa sérénité d’amour pour Alice.


Les soupçons vagues imprécis qu’il a pu concevoir, se sont évanouis sous le souffle de Catherine. Il n’a pas cessé un moment d’adorer Alice de Lux; mais maintenant, il est sûr d’elle.


L’époque de son mariage approche.


Que fera-t-il après ce mariage? Demeurera-t-il à la cour de France, comme son cœur l’y invite? S’en ira-t-il à l’étranger comme sa fiancée l’y incite? Il ne sait pas encore…


Tout ce qu’il sait, c’est qu’Alice est pure, c’est qu’Alice l’aime, et devant un tel bonheur, le reste ne compte pas.


Un grand chagrin, pourtant, a traversé cette félicité:


Jeanne d’Albret est morte!…


C’est-à-dire tout ce que le comte a vénéré jusque-là! tout ce qui lui apparaissait comme la bonté souveraine, la raison de vivre en oubliant le malheur initial de sa vie!


Mais ce chagrin lui-même s’efface lorsque Déodat songe qu’il a retrouvé une mère et une fiancée…


Encore un qui est heureux!…


Quant à Alice de Lux, la mort de Jeanne d’Albret lui a ôté le plus cruel de ses soucis. Seule, la reine de Navarre eût eu intérêt à la séparer du comte. Seule, elle pouvait et devait la dénoncer… La reine morte, Alice a respiré.


Catherine de Médicis lui a promis la suprême récompense de ses services.


Elle épousera le comte de Marillac!…


Encore une qui se persuade qu’après tant d’orages, elle est enfin arrivée au port d’un bonheur si durement conquis!…


Charles IX attend sans impatience le grand événement que lui a promis sa mère. Il ne sait pas au juste ce qui doit se passer. Mais il sait que l’événement doit consolider son trône. Il sait qu’il n’y aura plus de tracas, plus d’ennuis, plus de guerres; il pourra courir les bois, chasser le cerf et le sanglier, sans se demander à chaque instant si l’un des chasseurs qui l’accompagnent ne va pas le tuer: il pourra étudier de nouveaux airs sur le cor: enfin, vivre à sa guise.


Dès lors, pense-t-il, les crises effrayantes qui, à la moindre émotion, le jettent dans des délires tantôt furieux, tantôt désespérés, ces crises ne se renouvelleront plus. Il régnera sans conteste, c’est-à-dire qu’il emploiera aux commodités de sa vie tout ce qu’un peuple entier peut produire de richesse, de génie, de science et d’art. Entouré de poètes parce qu’il aime les jolis vers, de ciseleurs et d’orfèvres parce qu’il aime les belles ferronneries, de chasseurs parce qu’il aime les courses au grand air, il se délassera de ses travaux de ferronnier en courant le cerf, de la chasse en écrivant des poésies, de la littérature en soufflant du cor, et ce sera le parfait bonheur: plus de huguenots, ni de catholiques, plus de gens d’armes, plus de menaces, plus de sang.


Il pourra librement, tout seul, vêtu en bourgeois, parcourir sa bonne ville, s’arrêter parfois dans quelque guinguette, et finir toutes ses excursions chez Marie Touchet qu’il aime sans passion, mais avec une tendresse profonde. Voilà ce que rêve cet enfant de vingt ans: pour le reste, il a ses conseillers, ses parlements, ses chanceliers et ses ministres qui s’occuperont de l’administration de son royaume.


Voilà ce que lui a promis Catherine, et c’est cela qu’il attend, sans trop y croire, car ce serait trop beau, songe-t-il. Mais enfin… sa mère est si énergique dans ses promesses qu’il faut bien qu’il y ait quelque grand événement en préparation… Le roi Charles IX attend… il attend le bonheur.


Et justement, dans cette période, il est tout souriant. Il sourit aux catholiques, aux huguenots, à sa mère, à son frère d’Anjou qu’il déteste, à Henri de Béarn qu’il redoute, à Coligny qui le veut assassiner, d’après ce que Catherine lui a assuré. Charles est déjà tout heureux. Son sourire est sincère.


Il a bonne mine, c’est-à-dire qu’au lieu d’être livide comme à son ordinaire, il est simplement pâle.


Il semble même qu’il y ait une sorte de fierté dans ses yeux, une fierté qui étonne ses courtisans, inquiète Guise, et fait rêver Catherine. Chacun, dans le Louvre, se demande pourquoi le petit Charles est si fier, pourquoi ce malheureux se dilate, pourquoi il redresse sa pauvre moustache d’un air conquérant, et chacun se met l’esprit à la torture pour deviner quelle secrète pensée anime le roi.


Simplement, il s’est passé une chose que toute la cour ignore:


Marie Touchet a accouché d’un beau garçon bien râblé, solide, criard, plein de vie: Charles IX est père!… Un nouveau petit Valois est au monde; et le roi songe quel titre il pourra bien lui conférer [12].


Marie Touchet qui aime le roi, qui s’effraye des grandeurs, qui rêve d’une existence douce et tendre où son Charles ne serait pas roi, mais un bon bourgeois heureux d’aimer et d’être aimé, Marie Touchet a supplié son royal amant de ne pas faire le malheur de l’enfant en le marquant pour ainsi dire d’un titre qui, plus tard, lui rappellerait sa naissance et lui donnerait de funestes ambitions… mais le roi a souri: il veut que l’enfant de son amour s’approche le plus près possible du trône!


Il veut s’occuper de ce fils… et pour cela, il faut que l’ère paisible prédite par sa mère se réalise enfin.


Jetons aussi un coup d’œil dans le logis de Marie Touchet.


Marie Touchet, c’est la fille du peuple, avec toutes ses exquises délicatesses. C’est, dans la sombre tragédie qui se déroule en cette année 1572 à jamais maudite, c’est la figure de lumière et de douceur qui laisse au poète, au rêveur, au philosophe le droit de penser que l’humanité de cette époque ne fut pas une exception d’épouvante et d’horreur, puisqu’il s’y trouve de tels anges parmi de tels démons.


Si nous pénétrons chez elle, nous la trouvons penchée sur le berceau de son fils; car depuis quelques jours, elle est relevée de ses couches, et désormais elle ne vit plus que pour cet enfant.


Quel calme dans ce logis! quelle propreté!… Quelle modestie aussi!… modestie charmante qui ne va pas sans coquetterie. Dans la chambre à coucher aux meubles de noyer ciré, toute claire, voici le berceau où dort le duc d’Angoulême. Au-dessus du berceau, un beau portrait de Charles IX en bourgeois. Le roi sourit dans son cadre. Et Marie lui sourit lorsque parfois son regard se lève de l’enfant jusqu’au père.


Puis voici que le petit Valois se réveille et crie: la mère dégrafe son corsage et, prenant l’enfant dans ses bras avec un geste tout frémissant, lui présente le sein blanc et rose, le sein gonflé, puissant,… mamelle populaire. Et le petit Valois, le fils du roi, gloutonnement, saisit de ses lèvres, de ses deux mains, le sein de la belle fille du peuple.


Nous ne voyons là aucun symbole… les choses sont ainsi, tout simplement.


Passons maintenant à des personnages plus actifs.


Panigarola, dans son couvent, médite la destruction des huguenots et la mort de son rival Marillac. Étrange physionomie que celle de ce moine incroyant poussé à la haine par l’amour, devenu à son insu le redoutable instrument que manie la sainte Inquisition!


Éloquent d’une sauvage éloquence, décuplée par la passion qui se déchaîne en lui, il déverse du haut de la chaire des flots de haine.


Et lui, dans ses clameurs vengeresses, ne songe qu’à Marillac… L’heure approche où le rival succombera, où Alice, enfin, lui appartiendra, purifiée, régénérée dans le sang d’une vaste hécatombe, et songeant à ces choses, il est heureux…


Le duc de Guise s’apprête pour la suprême conquête. Son plan est d’une effrayante simplicité: le roi paraît résister au mouvement de foi apostolique et romaine qui veut sauver l’Église en exterminant la réformation. Or, ce mouvement doit aboutir à quelque bataille géante dans les rues de Paris.


Alors, lui, Guise, accusera formellement Charles IX de connivence avec les huguenots; il se fera nommer capitaine général de l’armée catholique, et lorsque le massacre sera commencé, lorsque Paris brûlera, lorsque les ruisseaux des rues seront transformés en fleuves de sang, lorsque le peuple sera déchaîné, il marchera sur le Louvre; le roi impopulaire, le roi des huguenots sera déposé; Tavannes, le maréchal, est avec lui; Damville lui garantit trois mille cavaliers qui sont en route, quatre mille arquebuses; Guitalens, gouverneur de la Bastille, prépare son oubliette la plus sûre pour y enfermer Charles IX… et lorsque le roi voudra se défendre, lorsqu’il appellera ses gardes, c’est Cosseins, son propre capitaine, qui l’arrêtera!…


Alors Guise arrêtera le carnage: il aura ainsi du même coup l’amour des catholiques qu’il aura déchaînés, et des huguenots qu’il aura sauvés.


Et comme la France ne peut pas vivre sans roi, comme son oncle, le cardinal de Lorraine, a établi nettement la généalogie qui le fait descendre de Charlemagne, Henri de Guise sera roi!…


Tout est prêt. Il n’y a qu’à attendre le moment propice!…


Le maréchal de Damville, lui aussi, prépare son coup.


Du fond de son gouvernement, il fait venir des troupes nombreuses: près de sept mille hommes qu’il a offerts à Guise pour l’aider à déposer Charles IX. Et, par un miracle de ruse, c’est à la prière même du roi que ces troupes se sont mises en route.


Damville a, en effet, sollicité et obtenu un commandement dans l’armée que Coligny doit conduire aux Pays-Bas contre l’Espagne représentée par le duc d’Albe. Et le roi, d’abord sincère, le roi dont Catherine a bouleversé les idées, le roi qui veut maintenant la mort de Coligny, cherche à faire croire à l’amiral que l’expédition aura lieu. Damville assistera donc au massacre des huguenots dans Paris, et prêtera toute son aide à Henri de Guise.


Si Guise est tué, Damville cherchera audacieusement à se substituer à lui, et ce rêve le hante d’arriver tout sanglant dans le Louvre, d’arracher la couronne à Charles et de la poser sur sa tête!…


Si au contraire Guise réussit, Damville se contentera d’être le plus haut personnage du royaume après le roi. Il aura quelque chose comme une vice-royauté de tous les pays d’au-delà la Loire. Il sera connétable et lieutenant général de toutes les troupes. Deux millions de livres lui sont d’abord assurées.


Mais ce que veut surtout Damville, c’est l’écrasement de son frère.


La vieille haine qui date du jour lointain où Jeanne de Piennes le repoussa, cette haine a gangrené son âme. Elle est devenue un hideux ulcère inguérissable… Damville donnerait jusqu’à cette royauté qu’il rêve dans le secret de ses pensées, pour faire souffrir son frère. L’occasion va enfin se présenter: Damville s’est réservé l’attaque de l’hôtel de Montmorency… c’est lui qui veut prendre le vieil hôtel où le connétable son père a vécu! Et le réduire en cendres! Il prendra François et le tuera de ses mains… Puis il emportera Jeanne de Piennes dans sa vice-royauté!


Comment! Montmorency est donc compris dans les massacres? Pourtant il n’est pas huguenot!… C’est vrai, mais il est suspect.


Le parti modéré qui veut l’apaisement le considère comme son chef naturel. Et puis d’ailleurs, est-il vraiment besoin d’être huguenot pour être condamné? Toute maison où il y aura quelque chose à prendre ne sera-t-elle pas bonne à brûler?…


L’histoire nous dit que Montmorency fut compris dans le carnage parce qu’il était le chef naturel des Politiques; mais l’histoire est une vieille bavarde superficielle. Nous disons, nous, que Montmorency fut condamné parce qu’on avait une haine à assouvir contre lui… Damville, donc, en cette période où nous essayons d’indiquer la position générale de la mise en scène historique, attendait donc avec la certitude que sa haine et son amour, avant peu, recevraient du même coup leur satisfaction. Cependant, il ne néglige aucune précaution. Par Gillot qui a réussi à s’introduire dans l’hôtel Montmorency, il sait tout ce que fait et dit son frère, et il prend ses mesures en conséquence.


Car Gillot espionne activement… Seulement, il y a une chose, une seule, dont il n’a pu informer son oncle Gilles, pour la raison qu’il l’ignore. Et cette chose, qui peut-être bouleverserait de fond en comble les plans de Damville, c’est que la malheureuse Jeanne de Piennes est folle…


Pénétrons maintenant dans l’hôtel de Montmorency. Là se trouvent cinq personnages qui nous intéressent et qui – nous osons du moins l’espérer – intéressent également le lecteur.


D’abord, nos deux héros d’amour: le chevalier de Pardaillan et Loïse de Piennes de Montmorency.


Depuis qu’ils se sont dit leur amour, ils se parlent à peine. Et qu’est-il besoin de paroles? Il n’est pas une pensée du chevalier qui n’aille à Loïse: il n’est pas un battement du cœur de Loïse qui ne soit pour le chevalier. Ils le savent. Leurs attitudes, l’accent de leur voix lorsqu’ils se disent les choses les plus insignifiantes, tout proclame leur amour. Ni l’un ni l’autre ne semble croire à l’effroyable orage qui s’amasse sur leurs têtes. Pour Loïse, c’est bien simple: elle mourrait en ce moment sans s’apercevoir qu’elle meurt, pourvu que lui fût près d’elle! Et quel danger est possible quand le chevalier est là? Elle n’a pas confiance: elle est la confiance même.


Quant au chevalier, sûr de l’amour de Loïse, il croit n’avoir plus rien à redouter de la fortune adverse. Pourtant, il ne se croit pas certain d’être uni un jour à Loïse. Le maréchal de Montmorency a déclaré que sa fille est destinée au comte de Margency. Le chevalier de Pardaillan ne connaît pas ce comte, mais il fera tout au monde pour le rencontrer, et, l’épée à la main, lui disputera sa fiancée. Il la disputera au maréchal s’il le faut!


En attendant, il vit dans une sorte d’engourdissement du cœur, tandis que son esprit alerte demeure actif. Quand il y songe, il trouve tout naturel que Loïse l’aime; les choses devaient s’arranger ainsi… à d’autres moments, au contraire, il éprouve de cet amour un prodigieux étonnement… Il est comme un homme qui, d’une chambre obscure, entrerait tout à coup dans une salle de spectacle pleine de bruit, de lumières, de parfums, et qui, pendant quelques instants, demeure ébloui. Ainsi, dans le cœur du chevalier, il y a des lumières, des parfums et des musiques; seulement l’éblouissement dure des jours au lieu de secondes.


Cela ne l’empêche pas de rechercher activement deux choses. La première, c’est le moyen de sauver définitivement Loïse, c’est-à-dire de sortir de Paris; la deuxième, c’est de savoir qui est le comte de Margency que le maréchal a choisi pour fiancé à Loïse.


Pendant ce temps, le vieux Pardaillan demeure à l’affût. Il fait manœuvrer son Gillot et échafaude un plan que nous ne tarderons pas à voir se développer sous nos yeux. Le vieux renard est inquiet. Il flaire, il ne sait trop quel immense danger. Au fond, il a confiance, et son esprit de ruse devient de l’esprit d’audacieuse entreprise; nous allons le voir à l’œuvre.


La pauvre Jeanne est folle. Que dire de plus? C’est peut-être la plus heureuse. Sa douce et tendre folie l’a ramenée aux beaux jours de sa première jeunesse. Elle se croit à Margency. Par un phénomène assez rare, sa santé physique est entièrement rétablie; les étouffements ont disparu: le cœur bat normalement; elle caresse un rêve inépuisable…


Le maréchal de Montmorency, tenu à l’écart par les chefs huguenots parce qu’il a refusé de s’associer à l’entreprise d’Henri de Béarn, alors que la paix n’était pas déclarée, est d’autre part, haï de la Cour, parce qu’on l’accuse de bienveillance pour les huguenots: les partis politiques ne comprennent pas l’indépendance chez un homme influent. Il faut que cette influence soit mise au service de l’un ou de l’autre. L’homme qui ne veut écraser personne, qui conçoit le droit à la vie pour tous est un être dangereux: ne vouloir être ni le loup ni l’agneau, c’est une conception bizarre qui étonne et paraît menaçante.


Mais François de Montmorency ne cherche pas l’estime et l’admiration de ces concitoyens, pour la raison bien simple qu’il ne les estime ni ne les admire. Il a vu trop d’ambitions déchaînées autour du trône; il a vu trop de pensées criminelles, trop d’hypocrisies, trop de férocité: il ne rêve plus que la retraite au fond de son manoir… C’est un homme brisé par les douleurs qu’il a subies et qui s’imagine avoir trouvé un bonheur relatif dans cette retraite parmi les siens.


Voilà donc, d’une façon générale, la position de tous nos personnages principaux.


Il plane sur cette situation un calme d’orage.


C’est ainsi que dans les minutes tragiques qui précèdent la tempête, les arbres de la forêt demeurent immobiles; pas un souffle ne traverse l’espace; l’Océan semble s’aplatir dans une torpeur qui peut ressembler à du repos; le ciel, sans être pur, n’offre rien de menaçant, et les buées grises dont il se couvre paraissent devoir se dissiper bientôt sous l’effort d’un soleil qu’on aperçoit livide et sans rayons.


Tout à coup ce ciel devient noir; une rafale énorme balaye les airs, la tempête bat les horizons, saute, bondit, mugit; les arbres hurlent d’effroi; l’Océan se cabre d’épouvante…

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