– Le bravo d’abord… et lui ensuite! avait dit la reine Catherine à sa suivante Paola, lorsqu’elle était descendue dans son oratoire après avoir quitté le roi.
Nous venons d’assister à l’entretien qu’elle avait eu avec Maurevert. La suivante florentine introduisit alors le personnage que la reine avait simplement appelé «lui».
Ce nouveau personnage, ayant salué la reine, se tint immobile devant elle dans une attitude de raideur où il y avait autre chose que de la fierté. Il était très pâle. Ses yeux ardents éclairaient cette pâleur d’un feu étrange.
Il paraissait tourmenté par quelque violente inquiétude, et son regard ne quittait pas la reine qui, elle, tenait ses yeux baissés et paraissait hésiter à parler…
Cet homme, c’était le comte de Marillac.
– Vous êtes fidèle au rendez-vous, dit enfin Catherine; merci, comte.
– C’est bien plutôt à moi de remercier Votre Majesté de l’intérêt qu’elle daigne me témoigner, de la promesse qu’elle a bien voulu me faire.
La reine fit un signe de tête où il y avait de la lassitude, de la mélancolie, des sentiments réprimés, quelque chose comme une affection profonde qui n’ose éclater. Sa voix avait pris une douceur extraordinaire. Toute son attitude était celle d’une femme qui souffre en secret et porte de lourdes pensées.
– Comediante! eût dit l’observateur qui eût pu assister à la scène qui venait de se dérouler entre la reine et Maurevert.
– Tragediante! eût ajouté ce même observateur lorsque Catherine se trouva en présence du comte de Marillac… de son fils!
– Comte, dit-elle de cette voix harmonieuse qui était restée si jeune et si pure, comte, il faut avant tout que je vous supplie de ne pas vous étonner de cet intérêt que vous avez remarqué…
– Madame, s’écria Marillac remué jusqu’aux entrailles par ce qu’il croyait deviner sous ces paroles, est-ce bien la reine qui me parle ainsi?
Et en cette minute, il eut l’impression émouvante que Catherine allait lui répondre:
– Non pas la reine… mais votre mère!…
Cette réponse ne vint pas. Mais Catherine avait compris ce qui se passait dans l’âme de son fils.
– Comte, dit-elle, vous êtes l’homme le plus généreux que j’aie rencontré… C’est à cette générosité que je fais appel pour vous prier de ne pas m’interroger au sujet de cet intérêt… de cette affection que je vous porte.
Marillac s’inclina si bas qu’on eût dit qu’il allait s’agenouiller.
– S’il y a un secret dans la pensée de Votre Majesté, fit-il d’une voix tremblante, et que ce secret soit surpris par moi, puissé-je être foudroyé par le feu du ciel avant que de mon cœur il soit monté à ma langue!
– Il y a un secret… Eh bien, oui, comte!… Et tenez… ce secret, je vous jure de vous le divulguer un jour… bientôt…
Le jeune homme laissa échapper un faible cri.
– Bientôt, reprit la reine avec un admirable désordre dans la voix, vous saurez pourquoi je m’intéresse tant à vous, pourquoi j’ai dû, dans notre première entrevue, feindre la froideur, et pourquoi cependant, je vous offrais une royauté… pourquoi je me suis inquiétée de vos faits et gestes… pourquoi j’ai sondé votre chagrin… et pourquoi enfin je veux vous voir heureux!…
Madame! madame! cria Marillac, comme il eût crié: «Ma mère!…»
Mais il n’entrait pas dans le plan de Catherine qu’un mot définitif fût prononcé! Elle se hâta de détourner la pensée immédiate du comte, et faisant un effort apparent comme si elle se fût arrachée elle-même avec peine à ses propres pensées, elle dit en souriant:
– Que fîtes-vous de ce coffret d’or que vous voulûtes bien accepter?…
Marillac répondit par un sourire au sourire de la reine. Il était transporté dans un monde d’idées si étrange, presque fantastique!
– Ce coffret?… balbutia-t-il. Ah! je le garde précieusement… comme une relique, madame, puisqu’il me vient de vous!
Un nuage passa sur le front de Catherine.
– Vous le gardez… chez vous?
– Votre Majesté sait que j’habite l’hôtel de la reine de Navarre, puisque je suis de ses gentilshommes… Le coffret est un bijou de femme, bijou d’un luxe royal, il est vrai… mais enfin, bijou de femme.
– C’est vrai! fit Catherine, toujours avec le même sourire, je m’en servais pour renfermer tantôt mes gants, tantôt mes écharpes. Il me fut jadis donné par le bon roi François Ier, lorsque j’arrivai à la cour de France…
– Il n’a pas perdu sa destination, dit alors le comte. Car Sa Majesté ma reine s’en sert pour mettre ses gants.
– Vraiment! fit Catherine avec un soupir qui eût paru un merveilleux chef-d’œuvre de ruse à quiconque eût pu voir la joie sauvage qui éclata soudain dans ce cœur.
– Oui, reprit le comte avec une gravité soudaine, j’aime la reine de Navarre… pardonnez-moi, madame, j’allais dire: comme si elle était ma mère… Alors, je l’ai priée de me garder cette relique… ce coffret… jusqu’au jour…
– Vous avez bien fait, mon enfant!
Le comte chancela, ébloui par ce mot qu’il entendait pour la première fois dans la bouche de Catherine. Vaguement, il tendit ses bras…
– Jusqu’au jour, disiez-vous? reprit vivement Catherine alarmée.
– Jusqu’au jour où je saurais enfin la vérité sur… celle que vous savez, dit le comte en retombant dans ce morne désespoir qui paraissait l’accabler. Et ceci m’amène à vous rappeler que Votre Majesté, dans cette entrevue même où elle me donna ce magnifique coffret, daigna me promettre…
– Je vais tenir ma promesse, mon cher comte… Mais n’êtes-vous pas curieux de savoir comment j’ai pu apprendre votre passion pour Alice de Lux?… et comment j’ai pu savoir quel chagrin vous tourmentait?
– Je vis dans une telle inquiétude, madame, que rien ne me touche ni m’étonne… J’ai simplement supposé que Votre Majesté disposait d’admirables ressources d’information… et qu’elle avait daigné s’informer de moi…
– C’est un peu cela, comte… mais croyez bien que le génie et l’intrigue qu’il m’a fallu déployer pour vous suivre pas à pas, savoir où vous alliez, ce que vous faisiez, ce que vous pensiez, vous protéger au besoin… eh bien, je ne les eusse déployés pour personne au monde, fût-ce même pour le roi de France…
Le comte, à ces mots, eut encore un de ces mouvements impulsifs comme Catherine en avait provoqué deux ou trois depuis le début de cet entretien. Mais cette fois encore, elle l’arrêta, en se reprenant pour ainsi dire à l’instant précis où elle paraissait vouloir s’abandonner à l’émotion.
– Je vous ai donc surveillé, reprit-elle avec un sourire. Tenez, comte, vous eussiez été un criminel d’État, vous eussiez été mon plus cruel ennemi que je ne vous eusse pas mieux surveillé… J’ai d’abord voulu voir de près, et Dieu sait ce qu’il m’en a coûté pour demeurer si froide devant vous, alors que…
– Achevez, madame, je vous en supplie! s’écria Marillac palpitant.
– Rien, fit la reine sourdement. L’heure n’est pas venue, et vous avez juré de ne pas m’arracher mon secret.
Le comte joignit les mains et s’inclina comme devant une sainte.
– Après notre première entrevue, continua la reine, je ne tardai pas à connaître votre amour pour Alice de Lux. Un soir, comte, vous vous êtes arrêté près de mon nouvel hôtel, au pied même de la tour. La reine de Navarre vous accompagnait. Elle entra chez Alice. Et vous, vous attendîtes… Alors, je voulus savoir ce qui vous tourmentait… Je connaissais Alice… je l’avais quelque peu malmenée jadis parce qu’elle abandonnait notre religion… J’eus tort, je l’avoue, et mon zèle m’avait emportée trop loin… on devrait toujours respecter la croyance des autres… mais enfin, je connaissais assez Alice pour savoir qu’elle ne m’en aurait pas gardé rancune… Le lendemain matin, je la vis donc… et je sus ce qui s’était passé entre elle et la bonne reine Jeanne…
– C’est ce jour-là, madame, interrompit le comte frémissant, qu’eut lieu notre deuxième entrevue… c’est ce jour-là que vous me fîtes venir… que vous voulûtes bien me donner ce coffret d’or en signe de votre affection… royale… c’est ce jour-là enfin que vous me fîtes une promesse…
– Oui: celle de vous dire au juste ce qu’est Alice de Lux!… Cette promesse, je vais la tenir…
Le comte était devenu livide; il s’apprêtait à écouter, comme l’accusé peut écouter à l’instant où le juge va prononcer la sentence.
– Mais, reprit Catherine, la reine de Navarre ne vous a donc rien dit depuis ce jour?
– Rien, madame, rien!… En quittant la maison d’Alice de Lux, elle me dit… et toute ma vie, j’aurai ces paroles gravées dans ma mémoire: «Mon enfant, j’ai longuement interrogé votre fiancée. Dans mon âme, voici ce que je pense: je verrai avec effroi que cette demoiselle devienne la femme d’un homme que j’aime comme un fils… mais l’amour peut faire des miracles… et je crois vraiment que l’amour d’Alice pour vous est de ceux qui font des miracles… Elle vous aime comme rarement femme aime… Devant un amour si grand, je vous dis, mon enfant: Suivez votre destinée; ne tenez compte ni de mes hésitations, ni de cet effroi véritable dont je vous parle; nulle femme au monde ne vous aimera comme vous aime Alice.»
Le comte garda alors un sombre silence, comme s’il eût encore répété en lui-même ces paroles. Puis il reprit:
– Depuis, la reine ne voulut jamais ajouter un mot. Elle me pria même de ne plus lui parler de ces choses jusqu’au jour où je serais décidé à épouser Alice… Ah! madame, les paroles de ma reine n’avaient fait qu’épaissir le mystère. Pourquoi cette noble femme, qui jamais n’a menti, a-t-elle rougi devant moi? Que signifie cet effroi qu’elle manifeste à l’idée qu’Alice peut devenir ma femme? Que s’est-il donc passé qu’il ait fallu un miracle, un miracle d’amour pour le faire oublier à Jeanne d’Albret?… Quoi! cet esprit si ferme et si juste hésite! Ce grand cœur vacille! Il me semble, à force de creuser ma pensée, que la reine de Navarre a surpris un crime chez Alice, et que, par pitié pour moi, peut-être, par grandeur d’âme, par l’étonnement que lui a causé l’amour d’Alice, elle ait résolu de taire ce crime… Il me semble que je lis dans son esprit… Épouse-la! Épouse cette criminelle! Ce mariage m’épouvante pour toi! Mais il y a tant d’amour dans vos cœurs, que le crime de vous séparer à jamais serait peut-être plus grand que le crime de vous unir!…
– Avez-vous revu Alice, depuis? demanda Catherine.
– Non, madame!… Il me semble maintenant qu’à son premier mot, à son premier geste, je découvrirai son crime… et pourtant je ne puis vivre sans elle, et pourtant je souffre à chaque seconde de cette existence que je mène loin d’elle…
– Vous parlez de crime, reprit la reine en hochant la tête, prenez garde d’aller trop loin dans des soupçons que rien ne justifie. Écoutez-moi, comte… Il y a dix-huit jours, je vous ai demandé un mois pour savoir toute la vérité sur Alice de Lux… Mon enquête a abouti plus rapidement que je n’eusse espéré… cette vérité, vous allez la savoir selon ma promesse… Alice de Lux est pure, Alice de Lux a mené l’existence la plus innocente, Alice de Lux est digne de l’amour et du respect d’un homme tel que vous… mais…
Ce «mais» le comte de Marillac ne l’entendit pas. À cette certitude que lui donnait Catherine de la pureté, de l’innocence d’Alice, le malheureux jeune homme était tombé sur ses genoux, râlant, délirant, sanglotant d’une joie surhumaine, il avait saisi les mains de la reine, et ce cri fit pour ainsi dire explosion sur ses lèvres.
– Ma mère!… ma mère!…
Catherine laissa tomber sur le comte prosterné un regard terrible; puis ce regard fit le tour de l’oratoire avec une inexprimable épouvante. Elle se redressa, dégagea ses mains, se recula, et d’une voix rauque:
– Êtes-vous fou, monsieur? gronda-t-elle.
Au même instant, Marillac fut debout… Mais déjà la reine avait composé son visage…
– Ah! comte, murmura-t-elle, vous venez de me donner une émotion bien cruelle, pour si douce qu’elle soit… Songez que si on vous avait entendu, la mère du roi de France était déshonorée…
– Oh! infâme que je suis!… Pardonnez à mon délire, Majesté… pardonnez un pauvre insensé que ballottent les passions et que conduit la fatalité…
– Silence, comte! Pour Dieu, si j’ai pu effacer de votre cœur les préventions que vous aviez contre moi, si j’ai pu vous inspirer non pas même de l’affection, mais cette pitié naturelle que tout homme accorde à la femme qui a longuement et atrocement souffert, silence! Silence sur tout ceci…
– Je le jure, oh! je le jure sur mon âme.
– Pas un mot, pas une allusion à personne au monde!
– À personne, madame, à personne!…
– Pas même à Alice! Pas même à cette reine de bonté qui est votre reine.
– Je le jure!…
– Vous m’avez également juré de tenir secrètes toutes nos entrevues…
– Je le jure encore!…
La reine parut alors s’apaiser et s’abandonner à cette mélancolie qui donnait un charme sévère à son visage, quand elle voulait. Le comte, encore tout pantelant d’émotion, demeurait devant elle, silencieux, cherchant à reprendre son sang-froid…
«Quoi! songeait-il. D’où me vient donc tant de joie? Ai-je donc réellement douté d’Alice? Jamais! Jamais!»
Après quelques instants, pendant lesquels Catherine calcula la confiance qu’elle avait pu acquérir dans le cœur de Marillac, elle reprit:
– Maintenant, puisque j’ai promis de vous dire toute la vérité, il faut que vous sachiez pourquoi la reine de Navarre a hésité, pourquoi vous avez pu concevoir des doutes sur Alice de Lux… Il y a en effet un mystère sur cette pauvre petite… et peut-être, parfois, a-t-elle pu elle-même vous sembler étrange dans ses attitudes ou ses propos.
– En effet… Elle a quelquefois des terreurs folles…
– Elle craignait que la vérité n’éclatât un jour à vos yeux; cette vérité terrible en soi, bien que la pauvre enfant n’en soit en aucune façon responsable…
– Parlez, madame, supplia le comte… maintenant, je puis tout entendre!
– Eh bien, Alice est une fille sans nom, sans famille. Adoptée par les de Lux, elle ne peut en réalité se réclamer de sa naissance; voilà la vérité, comte! Et voilà ce qui fait qu’une mère hésiterait à vous laisser épouser une fille dont on ne connaît ni père ni mère.
Cette étrange accusation proférée devant Déodat – l’enfant trouvé lui-même – était une de ces audaces comme les concevait le sombre cerveau de Catherine. N’être pas «née» était alors pour une fille un terrible malheur. Et la société moderne n’est-elle pas aussi féroce que les vieilles sociétés, en poursuivant de sa haine et de son mépris dans ses lois et ses coutumes ceux qu’elle appelle des bâtards, parce que la minute d’amour qui les créa ne fut pas visée, parafée et cyniquement autorisée par un monsieur porteur d’une écharpe autour du ventre?
Quoi qu’il en soit, Catherine savait admirablement ce qu’elle faisait.
Le comte, radieux, s’écria:
– Je cours me jeter aux pieds d’Alice… Puisse-t-elle me pardonner d’avoir osé la soupçonner!
– Ainsi, comte, vous passez outre?… malgré ce que je viens de vous révéler?…
– Ah! madame, murmura Marillac d’une voix basse et ardente, comment cela pourrait-il m’arrêter, alors que moi-même…
Il se tut subitement, en voyant le nuage de tristesse qui couvrait soudain le front de la reine, et, se courbant devant elle, ajouta:
– Madame, je vous bénis pour la joie immense que vous venez de me donner… c’est à vous que je dois la vie…
– Eh bien, comte, eh bien, puisque vous voulez que se fasse ce mariage, croyez-moi, faites-le sans éclat. Une fois qu’Alice portera votre nom, nul ne songera à lui demander le nom de son père.
– Peu importe, madame, comment se fera notre union, pourvu qu’elle se fasse!
– Me laissez-vous libre d’arranger la chose? demanda la reine avec un charmant sourire. C’est que, voyez-vous, je voudrais être présente… sans qu’on le sache…
– Ah! madame, vous m’enivrez! s’écria le comte dans l’exaltation de sa double joie de fils et d’amant.
– Eh bien, je veux choisir l’église, l’heure, le jour… L’église… voyons, vous n’êtes pas assez huguenot pour me refuser cette joie?… J’y tiens… je suis fervente catholique…
– Madame, je ferai ce que vous voudrez… peu importe le prêtre…
– Le prêtre? Ah! oui… Eh bien, tenez, je l’ai trouvé… un saint homme… c’est le révérend Panigarola qui vous unira… L’église?… ce sera Saint-Germain-l’Auxerrois…
– Le jour? demanda le comte réellement enivré…
– Le jour?… Prenons le lendemain du mariage de ma fille Marguerite…
– L’heure?…
– La meilleure: minuit!
Le comte se mit à rire comme un enfant heureux. Et de fait, pour la première fois de sa vie, il connaissait le bonheur.
– Allez, mon ami, acheva la reine. Allez, et puissiez-vous être heureux!
– Je le suis au-delà de toute expression, dit le comte en couvrant de baisers la main que lui avait tendue la reine.
– Un dernier mot, reprit celle-ci. Laissez-moi la joie d’annoncer à Alice le jour, l’heure et le lieu de son mariage; je dois une réparation à cette pauvre enfant que j’ai rudoyée jadis plus qu’il ne convenait…
– Je vous obéirai, madame.
– Ainsi, pas un mot de tous ces détails! Vous me le promettez?
– C’est chose jurée, madame…
Et léger, soulevé par cette force de joie qui transporte les vrais amoureux, le comte s’éloigna, l’âme ravie, pour courir d’abord faire part de son bonheur à la reine de Navarre, et ensuite pour courir demander pardon à Alice.
À peine fut-il parti que la reine sortit de son oratoire, traversa son cabinet de travail et parvint à une pièce éloignée, sorte de boudoir, comme on dit aujourd’hui.
Là, une jeune femme attendait dans la demi-obscurité de la pièce où brûlait un seul flambeau.
Cette femme, c’était Alice de Lux.
La reine alla à elle, lui prit la main, et la regardant jusqu’au fond de l’âme:
– Tu as entendu?
– Non, Majesté! dit Alice.
– Allons donc! Tu as écouté?
– Non! répéta la jeune femme en frissonnant.
– Tu m’étonnes, fit la reine. Tu n’es donc plus toi-même!… Eh bien, écoute: il sort de mon oratoire; il t’aime plus ardemment que jamais, vous devez vous marier bientôt; ne lui demande ni le jour, ni l’heure, ni le nom du prêtre; je t’instruirai de ces détails en temps voulu. Sache seulement que tu n’es pas la fille du comte de Lux, mais seulement une enfant qu’il a recueillie et dont on ne connaît ni le père ni la mère. C’est là le secret que tu avais confié à Jeanne d’Albret et qui te faisait trembler devant lui. Me comprends-tu?
– Oui, madame, dit faiblement Alice.
– Donc, à partir de ce jour, tu es heureuse. Plus de contrainte. Plus rien qui te gêne puisque je suis seule à savoir…
– Et la reine de Navarre! murmura sourdement Alice.
– Ne t’en inquiète plus! répondit Catherine d’une voix étrange. Donc, tu vas l’épouser, et vous partirez loin, où vous voudrez, et tu seras heureuse à jamais… tout cela à condition que tu m’obéisses jusqu’au bout… À la moindre hésitation de ta part, je te brise… et je le tue!
– J’obéirai, madame, dit Alice. J’irai jusqu’au bout, pourvu qu’il soit sauvé.
La reine hocha la tête d’un air de satisfaction.
– Va, ma fille, dit-elle. Et rappelle-toi que je veux son bonheur et le tien… Surtout, n’oublie pas les recommandations que je viens de te faire.
Alice demeura immobile.
Il semblait qu’elle fût agitée par un combat intérieur. Elle tenait les yeux baissés, occupée en apparence à arranger le chaton d’une de ses bagues. Elle était très pâle et un frisson nerveux la secouait par instants.
– Eh bien, Alice? fit la reine. À quoi songez-vous donc?
– Pardon, madame, dit-elle en tressaillant, je… non…
Catherine saisit la main de la jeune femme et la regardant jusqu’au fond des yeux:
– Voyons, tu as quelque chose à me dire?
– Non… je songeais…
– Écoute, gronda la reine, es-tu bien sûre que tu n’as pas entendu la conversation que je viens d’avoir.
– Je vous le jure, madame!
La reine connaissait Alice: les moindres notations de sa voix lui étaient familières. À l’accent de la jeune femme, elle comprit sa sincérité. Du reste, Alice se remettait maintenant. Et comme Catherine rassurée lui faisait signe qu’elle pouvait se retirer, la jeune femme, revenue de ce trouble passager qui avait semblé la paralyser, fit la révérence et sortit.
Par des couloirs et des escaliers retirés, l’espionne évita les salles de fête, gagna une porte du Louvre, sortit et rentra dans sa petite maison de la rue de la Hache.
Là, elle s’assit, le coude sur une table, la tête dans les deux mains, et elle réfléchit:
– Et pourtant, il est son fils!… Le sait-elle? Dois-je le lui dire, à lui?… Dois-je le lui dire, à elle?… Ah! heureusement que je me suis retenue à temps, tout à l’heure, lorsque ce mot a failli m’échapper… Je n’ai pas écouté, j’ai eu tort… Qu’ont-ils pu se dire?… Voyons, je ne me trompe pas, ma mémoire est fidèle… Là-bas, à Saint-Germain, lorsque la reine de Navarre m’a chassée, elle a bien eu une entrevue avec Déodat… j’ai bien entendu, je ne me suis pas trompée… ses paroles sont encore dans mes oreilles… il a dit: «Pourquoi ne suis-je pas mort le jour où j’ai appris que ma mère était l’implacable Médicis!» Dois-je lui dire que je sais cela?… Et Catherine sait-elle que Déodat est son fils?… Si je lui dis… Ah! qui sait s’il ne se ferait pas un revirement dans ce cœur!…
Elle songea longuement, tournant et retournant le problème sous toutes ces faces.
– Je ne dirai rien!… telle fut sa conclusion… si je révèle à Catherine que le comte est son fils, elle le ferait peut-être tuer!