Nous laisserons Pipeau s’occuper de ses amours, nous laisserons Catho, l’hôtesse des Deux morts qui parlent, s’occuper, en compagnie de la Roussotte et de Pâquette, d’une mystérieuse affaire pour laquelle elle se démenait fort, et avant de revenir aux Pardaillan qui, dans la prison du Temple, attendent l’heure lugubre où leur sera appliquée la question, nous conduirons nos lecteurs au Louvre.
Depuis le lundi 18 août, les fêtes succèdent aux fêtes.
Les huguenots sont radieux.
Catherine de Médicis se montre charmante pour tous.
Charles IX, seul, méfiant et taciturne, semble promener dans toute cette joie une incurable mélancolie.
Le vendredi 22 août, de bon matin, l’amiral Coligny quitta son hôtel de la rue de Béthisy et se rendit au Louvre.
Il était escorté, comme toujours, de cinq ou six gentilshommes huguenots et portait sous son bras une liasse de papiers.
C’était le plan définitif de la campagne qu’on allait entreprendre contre les Pays-Bas et dont Coligny devait avoir le commandement suprême.
Le roi devait étudier ce plan avec l’amiral et lui donner la dernière approbation.
L’état général des dépenses nécessitées par la campagne y était indiqué avec une minutie et une prévoyance qui prouvaient l’expérience consommée du vieux chef huguenot. Les attributions de la cavalerie se trouvaient réduites dans de notables proportions au bénéfice de l’artillerie.
– Si je pouvais, répétait Coligny, je n’emporterai que des canons avec moi.
Charles IX venait de se lever lorsque l’amiral arriva aux appartements du roi déjà envahis par la foule des courtisans. Il était ce matin-là de bonne humeur, et lorsqu’il aperçut Coligny, il alla à sa rencontre, le pressa tendrement dans ses bras et s’écria:
– Mon bon père, j’ai rêvé cette nuit que vous me battiez!
– Moi, Sire!
– Oui, oui, vous-même.
Déjà l’inquiétude se peignait sur le visage des huguenots présents, tandis que les catholiques ricanaient.
Les uns et les autres pressentaient quelqu’une de ces terribles plaisanteries dont Charles IX était coutumier.
Mais le roi, éclatant de rire, continua:
– Vous me battiez à la paume! Conçoit-on cela? Moi, le premier joueur de France.
– Et de Navarre, Sire! dit en souriant Henri de Béarn. Chacun sait que mon cousin Charles est imbattable à la paume.
Charles IX remercia Henri d’un geste gracieux et reprit:
– Amiral, je veux reprendre ma revanche sur mon rêve. Venez.
– Mais, sire, dit Coligny, Votre Majesté n’ignore pas que je n’ai jamais tenu une raquette…
– Allons, bon! Et moi qui comptais vous battre!
– Sire, dit alors Téligny, si Votre Majesté le permet, je serai en cette occasion le tenant de M. l’amiral que j’ai bien le droit d’appeler mon père et je relèverai en son nom le défi.
– Vrai Dieu, monsieur, vous êtes un charmant homme et vous me faites grand plaisir. Amiral, nous causerons ce soir de choses sérieuses, car je vois aux redoutables papiers que vous tenez sous le bras, que vous me vouliez faire travailler. Vous me pardonnez, n’est-ce pas, mon bon père? Venez, monsieur de Téligny. Venez aussi, monsieur de Guise.
Et le roi, sifflant une fanfare de chasse, descendit au jeu de paume, suivi de tous ses courtisans. Deux camps furent formés et la partie commença aussitôt par un coup superbe du roi qui excellait véritablement à cet exercice.
Coligny était demeuré avec quelques gentilshommes et le vieux général des galères La Garde, qu’on appelait familièrement le capitaine Paulin.
Antoine Escalin des Aismars, baron de La Garde, était un soldat d’aventure. Pauvre, né de parents obscurs, il s’était élevé de grade en grade jusqu’au titre de général des galères, qui correspond à peu près à ce que nous appelons un contre-amiral.
C’était un homme froid, sans scrupule, féroce dans la bataille, catholique enragé par politique plutôt que par dévotion; mais il avait conçu pour Coligny une sorte d’admiration et d’estime; il s’intéressait fort à la campagne projetée, espérant y conquérir quelque nouvelle faveur.
Coligny l’avait spécialement chargé d’armer les vaisseaux qui devaient servir, car on comptait attaquer le duc d’Albe par terre et par mer; et le vieux La Garde s’était acquitté de sa mission avec le plus grand zèle: la flotte était prête.
Cet homme avait-il eu vent de quelque trahison?
Avait-il flairé les projets de Catherine?
C’est probable. Mais, courtisan avisé autant que guerrier, sans peur, il gardait pour lui ses impressions, et il avait coutume de dire à ses familiers:
– Attendons que souffle la tempête pour savoir de quel bord il faut virer.
Coligny eut avec lui un long entretien qui dura deux heures.
Ceci se passait dans l’antichambre même du roi, en une embrasure de fenêtre où La Garde avait tiré un fauteuil. Et c’est sur ce fauteuil que Coligny avait déroulé ses plans. Ils avaient fini par se mettre à genoux tous les deux près du fauteuil, pour examiner de plus près une carte que l’amiral avait étalée.
Et ils étaient si profondément plongés dans leur étude qu’ils ne virent pas la reine Catherine de Médicis sortir des appartements du roi, traverser l’antichambre, saluée au passage par les gentilshommes présents, et s’enfoncer dans une galerie, lente, pâle, glaciale comme un spectre sous ses vêtements noirs.
Depuis la terrible scène de Saint-Germain-l’Auxerrois, Catherine paraissait troublée.
Ses résolutions vacillaient.
Parfois, elle s’arrêtait court dans les longues promenades solitaires qu’elle faisait dans son oratoire, et qui se fût trouvé près d’elle l’eût entendue murmurer alors:
– C’était mon fils…
Était-ce donc le remords qui avait forcé les portes de cet esprit jusqu’alors fermé, solidement verrouillé? Était-ce l’aveu d’une douleur et d’un regret qui montait ainsi à ses lèvres serrées?
Si cela est, si Catherine se trouvait vraiment aux prises avec ce sentiment étrange qu’on appelle le remords, si son âme était troublée, si son esprit sondait avec effroi les abîmes qu’elle avait creusés, ceux qui l’eussent parfaitement connue, Ruggieri par exemple, eussent redouté l’explosion de ce remords.
En effet, Catherine n’était pas femme à reculer. Si une plainte montait du fond de sa conscience, elle devait chercher à l’étouffer sous des clameurs plus terribles. Si elle était troublée, elle devait s’enfoncer plus profondément dans la tempête qui grondait en son esprit. Si les spectres de Marillac et d’Alice, de Panigarola et de Jeanne d’Albret, si ces spectres, disons-nous, se dressaient au milieu de ses nuits sans sommeil, si l’ombre de son fils venait lui murmurer ces paroles qui bruissaient sans cesse à ses oreilles… «Êtes-vous contente, ma mère?… mais pourquoi me tuer de cette manière?…» Oui, si cela était, Catherine devait chercher à faire taire la voix de son enfant sous des voix plus atroces, et à entourer son fantôme d’une telle foule de fantômes qu’il lui devint impossible de le distinguer!
– C’était mon fils!…
Et lorsqu’elle avait prononcé ces paroles à demi-voix en regardant autour d’elle avec la profonde angoisse des inexprimables horreurs, elle frémissait, ses poings se serraient, la fièvre brûlait son front, et elle ajoutait:
– Hâtons-nous! hâtons-nous!…
Ainsi son remords, si c’était du remords, aboutissait à une hâte plus fébrile, à une soif de sang plus brûlante; ainsi le malheureux dont les liqueurs fortes ont brûlé la poitrine, ne trouve qu’un remède au feu qui le dévore: boire, boire encore, du feu sur le feu!
Catherine songeait:
– Du sang, encore du sang pour effacer ce sang!
La folie des meurtres innombrables l’envahissait.
Et dans le détraquement de sa cervelle, maintenant, l’hystérie religieuse montait en flux rapides.
– Après tout, c’est pour Dieu!… Dieu le veut!… Il faut en finir!…
Ce matin-là, plus sombre que jamais dès qu’elle se trouvait seule, le sourire radieux qu’elle affectait devant la cour disparu de ses lèvres, elle passa, comme nous avons dit, et jeta un oblique regard sur Coligny.
Au bout de la galerie, au moment d’entrer dans son oratoire, elle vit un homme qui l’attendait. C’était Maurevert. Il s’inclina comme pour la saluer et murmura:
– J’attends votre dernier ordre, madame.
Catherine laissa couler un long regard jusqu’au bout de la galerie, jusqu’à l’antichambre, jusqu’à Coligny qui se relevait, roulait ses papiers en causant vivement avec La Garde.
Et elle laissa tomber ce mot:
– Allez!
Maurevert s’inclina plus profondément. Il avait quelque chose à dire… Maurevert songeait à la recommandation que lui avait faite le duc de Guise par une nuit de fête: il fallait blesser et non tuer Coligny… Maurevert voulait garder les bonnes grâces du duc, tout en obéissant à la reine. Et laissant de côté la fiction que c’était un ami à lui qui devait tirer sur l’amiral, il dit:
– Et si je le manquais, madame?
– Eh bien, fit la reine tranquillement, vous en seriez quitte pour recommencer!
– Ainsi, insista le bravo, que l’amiral meure ou ne meure pas, demain matin, mes deux prisonniers du Temple sont bien à moi?…
– Oui!… à condition que j’assiste à la question.
Là-dessus, Catherine rentra dans son oratoire. Quelques minutes plus tard, Maurevert sortait du Louvre.
Dans l’embrasure de fenêtre de l’antichambre, le vieux La Garde disait à ce moment:
– Monsieur l’amiral, si vous m’en croyez, vous hâterez les derniers préparatifs… J’ai bataillé contre vous… à Jarnac et à Moncontour, j’ai fait ce que je pouvais. Je suis au service de l’Église romaine, et vous dans une congrégation ennemie de la mienne… Mais j’ai pour vous l’estime qu’on doit à un chef illustre… permettez-moi d’insister… il faudrait que dans un mois au plus tard, vous soyez en campagne.
– Dans un mois, mon cher baron! Dites dans dix jours, et vous serez dans la vérité.
– Ah! tant mieux! fit le vieux La Garde avec un soupir de soulagement.
Les deux chefs se serrèrent la main et La Garde descendit au jeu de paume pour faire sa cour au roi dont on entendait les cris de joie à chaque bon coup qu’il portait.
Coligny, ayant roulé ses papiers, les plaça sous son bras, et faisant signe à ses gentilshommes, descendit à son tour et sortit du Louvre, répondant d’un sourire aux saluts respectueux, et d’un joyeux geste de la main aux sentinelles du pont-levis qui lui rendaient les honneurs.
Maurevert, sans se presser, était arrivé au cloître Saint-Germain-l’Auxerrois. Il entra dans une maison basse dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient grillées: c’est là que demeurait le chanoine Villemur. Mais depuis trois jours, le chanoine avait ostensiblement quitté la maison, se rendant, disait-il, auprès d’une parente qui habitait la Picardie.
La maison passait donc pour inhabitée, le chanoine ayant, pour un mois, donné congé à sa servante.
Maurevert se glissa dans l’intérieur par une petite porte qu’une main mystérieuse lui entrouvrit du dedans, et il parvint bientôt dans la salle à manger qui se trouvait au rez-de-chaussée.
– C’est le moment! dit-il alors à l’homme qui lui avait ouvert et qui l’avait accompagné.
Cet homme, c’était le chanoine Villemur.
– Je le savais, répondit simplement le chanoine. Venez.
Maurevert suivit son hôte, qui lui fit traverser trois pièces et l’introduisit enfin dans une cour qui se trouvait sur le derrière de la maison. La cour était clôturée de murs assez élevés. Une porte permettait d’en sortir. Villemur l’ouvrit et montra à Maurevert une sente déserte qui aboutissait à la Seine.
– Vous fuirez par là, dit-il. Et voici pour votre fuite.
Du doigt il désigna un vigoureux, cheval tout sellé, attaché par le bridon à un anneau.
– C’est monseigneur Henri de Guise, reprit le chanoine, qui s’est ainsi occupé de votre sûreté. Ce cheval sort de ses écuries. Vous prendrez la sente, vous tournerez à gauche, et suivrez la Seine. À la porte Saint-Antoine, on vous laissera passer. Vous gagnerez le Soissonnais; puis, tournant à droite, vous vous dirigerez sur Reims. Là, vous attendrez.
– Bien, bien, fit Maurevert avec un sourire narquois. Croyez-vous vraiment à la nécessité de ma fuite?
– Je crois qu’il y va de votre tête, dit sincèrement le chanoine.
– Je fuirai donc, reprit Maurevert parfaitement résolu à n’en rien faire.
Alors ils revinrent tous deux dans la salle à manger. Villemur prit dans un angle une arquebuse toute chargée et la présenta à Maurevert, qui l’examina attentivement.
– Parfait, dit-il enfin.
– Le voici! s’écria à ce moment, et non sans quelque émotion, Villemur qui s’était posté à la fenêtre grillée.
Maurevert se rapprocha vivement.
Le chanoine se recula, mais de façon à ne rien perdre de ce qui allait se passer.
Maurevert avait appuyé le bout du canon de l’arquebuse contre le treillis de la fenêtre.
Sur sa gauche apparaissait un groupe de cinq ou six gentilshommes. En avant d’eux, à trois pas, marchait Coligny, qui causait paisiblement avec Clermont, comte de Piles, jeune homme de la suite du roi de Navarre.
Clermont de Piles était à gauche de l’amiral.
Coligny présentait donc son flanc droit à la fenêtre grillée.
Maurevert, à ce moment, fit feu.
Il y eut dans le cloître Saint-Germain-l’Auxerrois une seconde de stupéfaction. Coligny agitait sa main droite vers la fenêtre. Cette main était ensanglantée: la balle avait emporté l’index.
– Au meurtre! hurlèrent les gentilshommes en se précipitant vers Coligny.
Au même instant, un deuxième coup de feu retentit, et cette fois, l’amiral s’affaissa, l’épaule gauche fracassée.
Dans la même seconde, le cloître se remplit de cris, une foule se rassembla; mais lorsqu’on sut que l’amiral Coligny venait d’être frappé, cette foule se recula aussitôt, avec de sourdes imprécations contre les huguenots.
Après son premier coup de feu, Maurevert avait reposé son arme en disant:
– Maladroit! je l’ai manqué.
– Recommencez! gronda Villemur.
– Avec quoi? fit Maurevert goguenard.
Le chanoine, d’un bond, fut près de lui, une deuxième arquebuse à la main, toute chargée. Maurevert, sans hésitation apparente, s’en saisit, et fit feu.
L’amiral tomba.
– Il est mort! dit Villemur.
– Je crois que oui, dit Maurevert avec un sourire.
– Fuyez!…
– Et vous?
– Fuyez donc, de par Notre-Dame!
Maurevert obéit sans hâte, bien qu’à ce moment des coups violents ébranlassent la porte.
Il atteignit l’arrière-cour, défit le bridon, se mit en selle et enfila la sente au trot.
Alors le chanoine descendit rapidement dans les caves de sa maison, leva une trappe, s’enfonça dans un boyau, parcourut un long couloir, et remontant par un escalier de pierre, arriva dans la sacristie de Saint-Germain-l’Auxerrois où quelques prêtres se trouvaient rassemblés.
Parmi ces prêtres, il reconnut aussitôt J’évêque Sorbin de Sainte-Foi, auquel il fit un signe.
Alors l’évêque leva les bras au ciel et tous pénétrèrent dans l’église et, s’agenouillant au pied du maître-autel, entonnèrent le Te Deum.
Dans le cloître, une scène de confusion terrible se passait. Les gentilshommes huguenots s’étaient rués vers la fenêtre; mais le treillis était solide; alors, tandis que les uns cherchaient à défoncer la porte, d’autres, l’épée à la main, entourèrent Coligny, comme pour faire face à une nouvelle attaque.
– Avertissez le roi, dit tranquillement Coligny.
L’un des gentilshommes, le baron de Pont, s’élança en courant vers le Louvre, traversant des groupes silencieux et hostiles.
– C’est bien fait! cria une femme.
Cependant, avec l’aide de ses amis, Coligny s’était relevé; mais il ne put se tenir debout et parut prêt à défaillir.
– Une chaise! cria Clermont de Piles. Pour Dieu, un siège, un fauteuil, n’importe quoi!
Dans la foule, il y eut des ricanements; nul ne bougea. Les huguenots se regardèrent épouvantés, tout pâles.
Alors, deux d’entre eux unirent leurs mains entrelacées, formant ainsi une sorte de siège sur lequel le blessé fut assis, ses deux bras au cou des deux gentilshommes.
Les autres entourèrent ce groupe en silence, l’épée à la main. Ceux qui avaient essayé vainement de défoncer la porte vinrent s’unir au cortège, qui se mit en route.
Lorsqu’ils furent loin, la foule se débanda, riant, applaudissant et criant:
– Mort aux huguenots!
Coligny n’avait pas perdu connaissance.
– Soyez calmes, répétait-il d’une voix encore forte.
Mais ses amis ne l’écoutaient pas. Clermont de Piles pleurait – de colère autant que de douleur. Les autres criaient:
– On a tué l’amiral! on a meurtri notre père! Vengeance! vengeance!
À chaque instant, ils rencontraient des huguenots qui, se réunissant au cortège et voyant l’amiral grièvement blessé, tiraient leurs épées et criaient:
– Vengeance!
En arrivant rue de Béthisy, ils étaient deux cents, agitant leurs épées, pleurant, menaçant, et les groupes du peuple qui les regardaient passer gardaient le silence.
Le bruit de l’attentat se répandit avec une rapidité inouïe: en moins d’une heure, une effervescence extraordinaire enfiévra Paris; les bourgeois sortirent en armes; à tous les carrefours, des danses s’organisèrent; en d’autres endroits, des prêtres, montés sur des bornes, expliquèrent au peuple que Dieu venait de frapper un ennemi de l’Église, et que c’était un signe de sa protection; on les acclamait, on les portait en triomphe, des clameurs terribles de: «Vive la messe!» s’élevaient.
À l’hôtel Béthisy et dans les environs, plus de mille huguenots s’étaient rassemblés et organisés, ne doutant pas qu’on voulût tuer l’amiral et décidés à le défendre en bataille rangée.
Cette multitude de gentilshommes exaspérés emplissait la cour de l’hôtel et, refluant par les portes grandes ouvertes, occupait toute la rue. Deux heures se passèrent ainsi au milieu des cris, des suppositions, des rumeurs que de longs silences soudains coupaient par intervalles.
Cependant, le calme se rétablit peu à peu, et les épées rentrèrent dans les fourreaux lorsque le bruit se fut répandu que le meurtrier de l’amiral était un vulgaire coquin, et non un stipendié du chanoine Villemur, comme on l’avait pensé. Le calme devint de l’apaisement lorsqu’on sut que les blessures n’étaient nullement mortelles.
Malgré ce calme et cet apaisement, un grand nombre de huguenots s’enquirent sur l’heure même des logements qui étaient à louer dans la rue de Béthisy, voulant être prêts jour et nuit à courir au secours de leur chef.
Vers deux heures, il y eut un remous dans cette foule qui continuait à stationner dans la rue.
Une litière venait d’apparaître au bout de la rue; elle était précédée et suivie d’une demi-compagnie d’arquebusiers.
– Le roi! le roi!…
Toutes les têtes se découvrirent.
Mais la douleur et l’indignation l’emportant sur le respect, on cria:
– Vengeance!
La litière, avant d’entrer dans l’hôtel, s’arrêta un moment. Et alors on put voir qu’elle contenait le roi, Catherine et le duc d’Anjou.
Charles IX, pâle, sombre, agité, se pencha vers le groupe de gentilshommes le plus rapproché de lui.
– Messieurs, dit-il, autant que vous je désire la vengeance; plus que vous j’y suis engagé, car l’amiral est mon hôte; tenez-vous donc en paix, le meurtrier sera saisi et livré à un châtiment mémorable.
Des cris frénétiques de: «Vive le roi!» s’élevèrent alors; les paroles de Charles IX transmises de bouche en bouche se répandirent et portèrent l’enthousiasme dans toute la rue.
Voici ce qui s’était passé:
Charles IX était au jeu de paume et dirigeait la partie contre le camp opposé, à la tête duquel se trouvait M. de Téligny, gendre de l’amiral, lorsque le baron de Pont était arrivé en courant, tout bouleversé, les larmes plein les yeux.
Oubliant toute étiquette, et sans attendre que le roi l’eût interrogé, le baron de Pont s’écria:
– Sire, on vient de tuer M. l’amiral!
Charles IX, qui s’apprêtait à envoyer la balle, demeura un instant immobile, comme frappé de stupeur.
Déjà, Téligny, Henri de Béarn, Condé et quelques autres huguenots qui avaient entendu, s’étaient précipités au dehors et avaient pris le chemin de la rue de Béthisy.
– Par la mordieu, dit enfin le roi, que nous dites-vous là, monsieur!
– La vérité, Sire! La triste vérité!…
Et il raconta la scène du cloître Saint-Germain-l’Auxerrois.
Charles jeta furieusement sa raquette.
Puis il devint très pâle et se mit à rire nerveusement. Les courtisans qui l’entouraient demeurèrent glacés de crainte: car ces étranges éclats de rire étaient toujours chez le roi l’indice d’une prochaine crise de son mal ou d’une terrible colère.
Cette fois, il n’y eut pas d’accès; mais la fureur du roi se déchaîna.
– C’en est trop! cria-t-il. Il ne se passe pas de jour qu’on ne tue. Ah! messieurs les Parisiens, vous ne voulez faire qu’à votre tête? Et moi qui suis le roi, je n’en ferai qu’à la mienne! Voilà qu’on me tue mes chefs d’armée à présent! Morbleu! j’en tirerai une vengeance telle que l’envie de manger du huguenot passera pour longtemps à ceux de la messe et de Guise!…
Il s’arrêta soudain, craignant d’en avoir trop dit, se rappelant tout à coup ce que sa mère lui avait dit.
Et il rentra précipitamment dans le Louvre en disant:
– Qu’on me fasse venir M. de Birague et M. le Grand prévôt.
Le Grand prévôt se trouvait au Louvre; il se présenta aussitôt dans le cabinet du roi, tandis qu’on courait chercher le chancelier Birague.
– Monsieur, dit Charles IX au Grand prévôt, je vous donne trois jours pour trouver le meurtrier de mon digne père, l’amiral Coligny.
– Mais, Sire…
– Allez, monsieur, allez! vociféra le roi. Trois jours, vous entendez? Et si vous ne trouvez pas, je croirai que vous êtes complice et je ferai votre procès!
Le Grand prévôt se retira dans une inexprimable épouvante.
Le chancelier de Birague arriva au bout d’une heure, pendant laquelle Charles IX se promena fébrilement dans son cabinet.
– Monsieur, lui dit Charles IX, quelles peines avons-nous édictées contre les bourgeois porteurs d’armes?
– L’amende d’abord, Sire, l’amende proportionnée à la richesse du coupable; puis la prison.
– Eh bien, monsieur, je veux qu’aujourd’hui vous fassiez créer un nouvel édit que veuillez faire enregistrer.
Le roi se recueillit un instant.
Le chancelier, courbé, attendait. Le roi prononça alors:
– Tout porteur d’armes visibles, arquebuses, épées, dagues, pistolets arbalètes, hallebardes ou piques sera saisi sans autre procès et embastillé pour dix ans; ses biens, s’il en a, confisqués. Tout porteur d’armes cachées sous le manteau sera conduit aux fourches patibulaires de sa juridiction et pendu, après douze heures pour tout délai, afin qu’il puisse faire pénitence et se réconcilier avec Dieu, s’il est en état de péché mortel.
– Sire, dit Birague, l’édit sera crié aujourd’hui. Mais Votre Majesté veut-elle me permettre une observation?
– Faites, monsieur.
– L’édit concerne tous les Parisiens sans exception?
– Oui, monsieur: hormis les gentilshommes.
– Très bien, Sire; seulement, je ferai remarquer à Votre Majesté que depuis quelque temps, il n’est pas un Parisien qui se montre dans les rues sans armes.
– Voilà qui prouve combien nos commandements royaux sont respectés. Et c’est vous qui me dites cela tranquillement! Par Notre-Dame! Il faut que cela finisse!… Que voulez-vous dire? Qu’il sera difficile d’arrêter tous les Parisiens armés? On les arrêtera, s’il le faut!…
Et Charles IX ajouta avec une sorte de mauvais sourire:
– D’ailleurs, rassurez-vous monsieur le chancelier, quelques exemples suffiront. Deux bonnes douzaines de pendus accrochés à nos fourches inspireront de salutaires réflexions. Allez, monsieur.
Birague s’inclina et sortit.
– Messieurs, continua le roi en s’adressant à ses courtisans, je veux qu’on fasse bon visage aux huguenots, et si l’on tire l’épée, que ce soit pour notre service et le bien du royaume, et non pour continuer des guerres intestines. Les huguenots sont maintenant de nos amis, je veux qu’on le sache!
Là-dessus, Charles IX fit un signe et la foule des courtisans s’empressa de sortir.
Le roi demeuré seul se jeta dans un fauteuil et se mit à songer:
«Par la mordieu, je voudrais que la peste étouffât le truand qui a tiré sur l’amiral!… Voilà la campagne retardée… Et pourtant, mon salut est dans cette guerre qui entraînera hors du royaume tous les huguenots à la suite de leur chef… Qu’ils s’en aillent guerroyer aux Pays-Bas, et voilà ma tranquillité assurée. Combien en reviendra-t-il?… Coligny me trahit-il comme madame la reine le prétend? C’est possible! Mais la meilleure manière de me débarrasser de lui et de tous ses acolytes, n’était-ce pas de lui donner une armée pour l’envoyer loin du royaume? Lui parti, Henri de Béarn tenu en laisse par Margot qui m’aime, je n’avais plus que Guise devant moi, et j’en eusse fait bon marché… Voilà ma politique, à moi. Elle vaut bien celle du pape, qui est celle de ma mère!…»
Il demeura rêveur pendant quelques minutes, puis ajouta amèrement:
– Oui, je n’aurais plus que Guise à combattre… Guise… et mon frère… le bien-aimé de ma mère!…
Charles IX demeura enfermé deux heures dans son cabinet, montrant par là la douleur que lui causait l’événement.
Puis ayant dîné en hâte, il fit savoir à Catherine sa mère et à son frère le duc d’Anjou qu’ils eussent à se préparer pour l’accompagner chez l’amiral.
Bientôt la litière se mit en route, escortée par une compagnie que commandait de Cosseins, le capitaine des gardes du roi. Pendant tout le trajet, le duc d’Anjou et Catherine affectèrent de parler continuellement d’un miracle qu’on avait constaté à Saint-Germain-l’Auxerrois:
Trois jours auparavant, le mardi, de grand matin, le sacristain étant entré dans l’église, avait vu le bénitier tout plein de sang, alors que la veille au soir il était rempli d’eau.
Nul n’avait pu pénétrer dans l’église pendant la nuit. Et d’ailleurs, qui donc aurait eu la sacrilège pensée de verser du sang humain dans l’eau bénite? Il s’agissait donc bien d’un miracle. Et tout ce sang avait été pieusement recueilli dans des ampoules qu’on avait portées à Notre-Dame.
Ce miracle était la suite toute naturelle de celui qui avait éclaté au couvent où Dieu fut bouilli.
Là aussi la chaudière merveilleuse s’était montrée pleine de sang.
À ces signes répétés, il était impossible de ne pas connaître la volonté divine: Dieu voulait du sang!
– Voilà qui est clair, dit le duc d’Anjou.
Charles IX avait écouté tout cet entretien, sombre et silencieux, se demandant peut-être s’il n’était pas dans l’erreur, et si le temps n’était pas venu de donner satisfaction à Dieu.
Cependant, lorsque la litière arriva devant l’hôtel Coligny, le roi secouant la tête, parut se reprendre et, se penchant, prononça les paroles que nous avons signalées et qui furent accueillies par des cris frénétiques de: «Vive le roi!»
Coligny était couché lorsque Charles IX, Henri d’Anjou et Catherine entrèrent dans sa chambre. La pâle figure du blessé rayonna de joie. Le roi courut à lui et l’embrassa en disant:
– J’espère que ce misérable se balancera bientôt au bout d’une corde. J’espère que votre précieuse vie n’est pas en danger.
– Sire, dit Ambroise Paré qui se trouvait près du lit, je réponds de la vie de M. l’amiral. Dans quinze jours, il sera sur pied…
– Sire, dit à son tour Coligny, la joie que me cause la marque d’intérêt qui m’est donnée par mon roi fera beaucoup pour ma guérison.
– Monsieur l’amiral, fit le duc d’Anjou, vous me voyez tout morfondu du mal qui vous arrive…
– Dieu nous conserve le chef illustre et le loyal serviteur en qui nous avons mis toute notre confiance! dit Catherine qui essuyait ses larmes.
À ces mots, il y eut dans la chambre remplie de gentilshommes un grand murmure de satisfaction.
Malgré les recommandations d’Ambroise Paré, on cria:
– Vive le roi! vive la reine! et vive le duc d’Anjou!…
Enfin, la chambre du blessé se vida. Autour du lit demeurèrent seuls les trois augustes visiteurs, Henri de Navarre, Téligny [21] et sa femme Louise de Coligny.
La visite se prolongea une heure, au bout de laquelle le roi se retira en disant qu’il reviendrait le surlendemain dimanche. Les mêmes acclamations accueillirent Charles IX lorsqu’il apparut dans la cour.
– Monsieur de Cosseins! appela-t-il à haute voix pour que tout le monde pût l’entendre.
– Sire? fit le capitaine des gardes en s’approchant au moment où le roi prenait place dans sa litière avec sa mère et son frère.
– Combien d’hommes avez-vous avec vous?
– Une compagnie, Sire!
– Bon! cela vous suffit-il pour défendre cet hôtel en cas d’attaque?
– Sire, avec ma compagnie, je tiendrais contre trois mille assaillants bien organisés.
– Bien! vous demeurerez donc ici, je vous commets à la garde de cet hôtel, vous me répondez de la vie de l’amiral sur la vôtre…
– Mais Sire, qui vous escortera pour rentrer au Louvre?
Charles IX d’un geste large désigna les huguenots qui remplissaient la cour.
– Ces dignes gentilshommes voudront bien pour une fois composer mon escorte, et jamais je n’en aurai eu de plus belle.
Il y eut alors une telle clameur de vivats, un tel enthousiasme qu’il sembla que l’hôtel allait crouler…
Charles IX était radieux. Catherine avait échangé un rapide regard avec le duc d’Anjou et, dissimulant la joie terrible qui la faisait palpiter, elle murmura:
– Voilà vraiment une inspiration divine!
– N’est-ce pas, ma mère? s’écria Charles IX, n’est-ce pas qu’il est bien que le roi de France laisse ses gardes à l’amiral blessé?
– C’est admirable, mon fils! dit sincèrement Catherine.
En effet, l’hôtel Coligny se trouvait ainsi dégarni de huguenots et occupé par Cosseins qu’elle se flattait de faire obéir au premier signe.
Les gentilshommes huguenots s’organisèrent aussitôt pour faire escorte au roi. Ils tirèrent l’épée et se placèrent en rangs comme des soldats à la parade.
Ce fut ainsi, au milieu d’un millier de huguenots, parmi les acclamations, que le roi rentra au Louvre.
Le soir, il y eut un grand dîner pour célébrer l’heureuse issue de l’événement qui avait failli être mortel pour l’amiral. Le roi réellement joyeux annonça que la campagne projetée s’ouvrirait dès que Coligny pourrait partir, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours. Il voulut jouer avec des cartes un jeu nouveau qu’on venait d’inventer, et perdit contre le Béarnais deux cents écus, en riant de tout son cœur.
Le roi de Navarre empocha les deux cents écus avec une grimace de satisfaction et dit à la jeune reine, sa femme:
– Si cela continue ainsi, ma mie, nous deviendrons riches, et cela me changera un peu.
Margot regarda autour d’elle avec inquiétude et murmura:
– Sire, prenez garde!
– À quoi?… Charles est de bonne foi, j’en jurerais!
– Peut-être, mais regardez la reine… jamais je ne l’ai vue aussi souriante… Prenez garde, Sire!
Catherine de Médicis, en effet, paraissait toute à la joie.
À dix heures, elle se retira dans son appartement en disant à haute voix:
– Bonne nuit, messieurs de la Réforme; je vais prier pour vous… À minuit, tout paraissait dormir dans le Louvre…