XXIV LES AMOURS DE PIPEAU

Depuis la disparition du chevalier de Pardaillan, un des personnages les plus affairés, les plus occupés, les plus actifs de Paris, c’était certainement maître Pipeau.


Ce chien qui avait le mensonge dans la peau, qui était voleur comme six tire-laine, avait d’abord trouvé dans l’hôtel Montmorency le paradis que peut rêver un chien. Par intrigue, ruse et astuce, il s’était mis au mieux avec le maître queux de l’hôtel; il avait persuadé à ce cuisinier un peu faible d’esprit d’ailleurs, qu’il avait pour lui une amitié sans borne! Pur mensonge! Pipeau méprisait parfaitement le cuisinier, mais il adorait sa cuisine.


– Comme il m’aime! répétait le digne homme. Toujours dans mes jambes! Il ne me quitte plus. Et de quels bons yeux il me couve! C’est vraiment admirable que j’aie inspiré une telle affection à ce chien!


Ainsi raisonnait le cuisinier, non sans quelque fatuité.


Qu’eût-il dit, s’il avait connu la véritable pensée de Pipeau?


Mensonge, la queue, le moignon de queue qui remuait frénétiquement! Mensonge, le bon regard où il eût été impossible de démêler la moindre ironie! Mensonge, cette langue qui léchait avec componction les mains du brave homme et la sauce qui y restait souvent! Mensonge, ces petits abois amicaux, ces cabrioles qui secouaient de rire la panse du maître queux!


Mais comment celui-ci aurait-il deviné la malice, l’hypocrisie et le mensonge du chien?


Pipeau acceptait rarement un morceau, si friand fût-il, des mains du cuisinier: il y avait à cela une raison toute simple, mais qui fut toujours ignorée de cet homme. Pipeau se servait lui-même.


En cachette, au bon moment, il prenait ce qui lui convenait. Et c’était ainsi bien meilleur.


– Il n’est pas gourmand, disait le maître queux. Il m’aime pour moi-même.


Pas gourmand! Justes dieux, c’est ainsi que se font les réputations bonnes ou mauvaises! Pipeau pipait tout ce qu’il pouvait. Pipeau mettait l’office au pillage. Pipeau, fidèle à ses instincts, passait son temps à voler. Il devenait gras. Il devenait indolent. Les délices de Capoue l’amollissaient. Et cependant, il ne manquait pas de faire sa cour au maître de cet Eden, au dieu de ce paradis, c’est-à-dire au cuisinier l’hôtel.


Mais Pipeau n’était pas seulement un chien voleur, un effronté menteur, comme nous croyons l’avoir prouvé en diverses circonstances. Lorsque nous présentâmes ce personnage au lecteur, il nous souvient d’avoir affirmé que c’était un chien paillard. Et c’est cette paillardise que nous devons démontrer si nous ne voulons encourir la réprobation qui atteint les calomniateurs.


Ajoutons que nous eussions risqué le reproche et fait le silence sur les amours de Pipeau, si le récit de ces amours n’était intimement lié à des scènes importantes, et si la paillardise du chien n’avait eu, par contrecoup, une singulière influence sur l’histoire de quelques personnages auxquels nous osons croire que le lecteur s’intéresse.


Donc, Pipeau, dans l’hôtel Montmorency, était le chien le plus heureux de la création.


Ce bonheur fut sans mélange et sans remords jusqu’au jour où disparut le chevalier de Pardaillan. Le chien avait pour son maître – ou plutôt son ami – une adoration qui, de son côté, était sincère. Il est vraisemblable que le chien se souvenait très bien d’avoir été sauvé par le chevalier. Mais il aimait encore en lui cette indépendance vagabonde qui lui plaisait tant; il aimait la gravité avec laquelle Pardaillan lui parlait. Il flairait en lui quelqu’un de très rapproché, quelque chose comme un parent, homme, c’est vrai, mais enfin aussi peu homme que possible avec lui, c’est-à-dire oubliant qu’il était le maître.


Donc, à différentes reprises dans la journée, Pipeau montait jusqu’à l’appartement de son ami, constatait qu’il était là, entrait même parfois, et l’ayant vu s’en allait content.


Le soir, régulièrement, il couchait près du lit et son grand plaisir, au matin, était d’attendre que Pardaillan ouvrit les yeux.


Un soir – soir d’inquiétude et de douleur – l’ami ne reparut pas!


De cette nuit-là, Pipeau ne ferma pas les yeux. Il alla et vint par l’hôtel, quêta, flaira, appela par de petits gémissements, le tout en pure perte. Le matin, il s’installa dans la rue devant la grande porte de l’hôtel. Ça ne pouvait pas se passer ainsi. Il allait revenir!…


Il ne revint pas. Pipeau en oublia l’office lui-même. Et le cuisinier l’appela en vain. Même le digne homme ayant voulu le saisir par le collier, le chien gronda de façon à lui faire comprendre qu’il eût à le laisser tranquille: pour la première fois, il conçut des doutes sur l’affection de Pipeau et en demeura tout mélancolique.


Cette journée se passa ainsi. Le soir, le chien ne rentra pas dans l’hôtel. Il continua d’attendre devant la porte.


Et lorsque le jour revint, lorsqu’il fut bien persuadé que son maître ne reviendrait plus, il fila comme un trait.


Où pensez-vous qu’il alla?


Eh bien, il courut à la Bastille!» Qu’on m’aille soutenir, s’écria quelque part La Fontaine, ce maître des poètes, qu’on m’aille soutenir, après un tel récit, que les bêtes n’ont point d’esprit!»


Pipeau en avait certainement. Il venait de passer de longues heures à ruminer sur l’absence de son maître.


– Où peut-il être, finit-il par se dire en son langage, où peut-il être, sinon dans cet endroit sombre et escarpé où il s’est déjà renfermé une fois? Que peut-il bien faire là-dedans? Et quelle bizarre manie! Mais enfin, qui sait s’il ne m’attend pas et si je ne verrai pas apparaître son visage à ce trou noir où il m’apparut?


C’est pourquoi il s’élança comme une flèche dans la direction de la Bastille. En temps ordinaire, Pipeau ignorait les allures lentes. Mais lorsqu’il était pressé, le galop qui était sa marche habituelle devenait une frénésie. Pipeau culbuta successivement une douzaine d’enfants, deux ou trois vieilles femmes, renversa des pots à lait et des paniers d’œufs à des devantures, fonça tête baissée dans des groupes, souleva sur son passage force clameurs et malédictions, et s’arrêta tout haletant devant la porte même par où le chevalier de Pardaillan avait été entraîné dans la Bastille.


Le chien leva le nez vers la fenêtre où son ami s’était montré à lui. Hélas! l’étroite meurtrière avait été bouchée: la précaution, chez les administratifs, est toujours rétrospective, et, pourrait-on dire, vindicative. M. de Guitalens avait fait murer cette lucarne qui avait servi au chevalier de Pardaillan pour communiquer avec son chien!


Pipeau, ayant attendu inutilement, se mit à faire le tour de la Bastille.


Mais c’est en vain qu’il aboya, appela et inspecta toute meurtrière semblable à la sienne.


Il ne vit rien.


Alors, de la même course furieuse, il repartit et, quelques minutes plus tard, faisait irruption à l’auberge de la Devinière. Il monta jusqu’à la chambre jadis habitée par son maître, redescendit, visita coins et recoins, jusqu’à ce que maître Landry Grégoire l’ayant aperçu, le pauvre chien fut expulsé à renfort de coups de balai.


Pipeau fila sans insister.


Évidemment son maître n’était pas là: sans quoi on ne l’eût pas ainsi traité. Dans la mémoire du chien, les caresses et les os de poulet octroyés par Landry coïncidaient toujours avec la présence du chevalier; les coups de pied et les bourrades du même Landry coïncidaient au contraire avec son absence.


D’où l’association d’idées rudimentaire: on me bat, donc il n’est pas là!


Poursuivant le cours de ses recherches, Pipeau parcourut Paris en tous sens, et toujours à la même allure désordonnée, il visita tous les endroits où il était passé avec son maître et finit sur le soir, pour aboutir à l’Auberge des Deux morts qui parlent, affamé, assoiffé, éreinté, haletant, tirant une langue longue d’une aune.


Catho lui donna à boire, à manger, le réconforta, et Pipeau trouvant le gîte à son gré y passa la nuit.


Mais le lendemain matin, reposé par neuf heures de sommeil, restauré, et ayant eu soin de faire un tour à la cuisine, il s’éclipsa dès qu’une servante ouvrit la porte.


Cette fois, il ne courait plus.


Il s’en alla tristement, le nez à terre, la queue et les oreilles basses – autant qu’il pouvait baisser cette queue et ces oreilles qui, ayant été coupées, étaient réduites à l’état de tronçons.


«C’est fini, songeait la pauvre bête, il m’a abandonné, je ne le verrai plus!»


Il atteignit ainsi l’hôtel Montmorency, se coucha devant la porte, et attendit. Tout le jour, il demeura là, sourd à toute invitation du cuisinier, lequel, vraiment magnanime en cette circonstance, lui apporta sur le soir un succulent repas composé d’une carcasse de poulet et de différents os de respectable apparence.


Pipeau se mit à ronger les os, mais sans entrain.


Or, on était au soir du mercredi 20 août. Et cette date qui n’avait aucune importance pour le chien en a une pour nous.


La nuit vint. Pipeau, couché au fond d’une encoignure, cherchait le sommeil et se livrait aux plus sombres réflexions, lorsque tout à coup, il se remit sur ses quatre pattes; son nez se mit à remuer et à renifler; sa queue s’agita doucement.


– Qu’est ceci?


Toute son attitude témoigna qu’il se posait cette question avec un certain émoi d’une nature spéciale.


Pipeau avait-il donc flairé de loin son maître?


D’où lui venait cet émoi? D’où cette joie?


Il nous en coûte de l’avouer, mais la vérité avant tout; Pipeau venait de flairer une chienne! Pipeau sentait ses instincts de paillard se réveiller en lui! Pipeau en oubliait jusqu’à sa tristesse, jusqu’à son maître!…


Amour, amour! Comme tu bouleverses en un instant les plus belles natures! Est-ce donc à dire que Pipeau fut amoureux de cette inconnue qu’il ne voyait même pas, et qu’il venait seulement depuis quelques secondes de flairer au loin?


Oui! Car telle est la forme de l’amour chez les chiens. Chez les hommes, c’est bien autre chose!


Pipeau, donc, s’était redressé, les yeux fixes, le nez interrogateur. Il ne tarda pas à apercevoir quatre ombres qui s’arrêtèrent juste en face de l’hôtel.


Ce groupe de quatre ombres se composait de deux hommes et de deux chiens.


Pipeau s’approcha. Les deux chiens grognèrent. L’un des deux hommes, d’une voix basse et rude, commanda:


– La paix, Pluton! La paix, Proserpine!


Pluton et Proserpine devaient être merveilleusement dressés, car ils se turent à l’instant. C’étaient deux chiens de forte taille, deux sortes de molosses à poil rude, aux yeux sanguinolents, aux mâchoires formidables. L’un, le chien Pluton, était tout noir. L’autre, la chienne Proserpine, était toute blanche. Mais tous deux étaient de même race.


Pendant une heure environ, les deux hommes demeurèrent en observation devant l’hôtel. Ils allaient et venaient avec précaution et paraissaient chercher à voir ce qui pouvait se passer à l’intérieur.


– Voyez-vous, dit à la fin l’un d’eux, c’est par là qu’il faudra attaquer, croyez-moi, monseigneur.


– Oui, Orthès, répondit l’autre. Tu avais raison. Allons, rappelle tes chiens et allons-nous-en.


L’homme qu’on venait d’appeler Orthès siffla doucement: Pluton, Proserpine et Pipeau se mirent en marche.


Quoi! Pipeau lui aussi?… Oui! Voici en effet ce qui s’était passé pendant que les deux hommes s’occupaient de leurs observations.


Pipeau, comme on a vu, s’était approché de Proserpine, et en son langage, lui avait fait compliment. Il lui avait présenté ces civilités en excellents termes, sans doute, car Proserpine avait doucement remué la queue; sur quoi, Pipeau s’était livré sans plus de bagatelles à une déclaration en règle; c’est-à-dire qu’il s’était mis à tourner autour de la donzelle en flairant tout ce qu’un chien croit devoir flairer. Ce fut du cynisme, et du plus vrai.


Or, Pluton, mari de la dame, ayant relevé ses lèvres épaisses, montra une double rangée de crocs formidables.


Pipeau jeta un regard oblique sur le mari. Son poil se hérissa. Sa lèvre tremblotante découvrit, chez lui aussi, des engins d’attaque et de défense d’un calibre raisonnable.


Il y eut de part et d’autre un grognement sourd.


La bataille était imminente.


Proserpine, assise commodément sur son derrière, s’apprêta à juger ce combat dont, comme Chimène, elle était le prix.


Tout à coup, Pipeau recula.


Lâcheté?… Non pas! Ruse, astuce, trait d’esprit profond qui pourra bien trouver des incrédules, mais dont nous garantissons la rigoureuse authenticité.


Pipeau recula jusqu’à la carcasse de poulet qu’on lui avait apportée et à laquelle il n’avait pas touché, soit par tristesse, soit qu’il voulut ménager ses provisions. Il la prit dans sa gueule et l’apporta, oui, l’apporta… à qui? à Proserpine? pas du tout: à Pluton!


Pluton était un chien féroce et bête. Il se précipita sur la carcasse et la dévora incontinent. Après quoi il jeta sur Pipeau un regard d’étonnement et de reconnaissance; et, en signe de paix, agita sa queue, puis se coucha tranquillement.


Pipeau comprit que dès lors, il était admis dans l’amitié du gros chien.


Il se retourna aussitôt vers Proserpine et, en toute sécurité, commença ses salamalecs.


Lorsque les deux hommes s’en allèrent, Pluton et Proserpine suivirent. Tout naturellement, Pipeau suivit.


Il oublia l’amitié pour l’amour. Il oublia sa tristesse. Il oublia son maître disparu. Il eût suivi Proserpine au bout du monde, d’autant plus que la ribaude faisait des grâces, jouait avec lui, et paraissait disposée à lui accorder ses faveurs.


Pluton marchait gravement, et peut-être se disait-il qu’après tout un camarade qui offrait ainsi des carcasses de poulet méritait bien un petit sacrifice de sa part.


La bande arriva jusqu’à une grande maison de la rue des Fossés-Montmartre; une lourde porte s’ouvrit, et Pipeau, se faufilant en douceur entre Proserpine et Pluton, entra dans la maison!…


La porte se referma.


Pipeau était l’hôte du maréchal de Damville et d’Orthès, vicomte d’Aspremont!…

Загрузка...