XLIV «… QUE DES CHIENS DÉVORANTS SE DISPUTAIENT ENTRE EUX.»

Les deux Pardaillan avaient essayé de mettre à exécution leur projet de gagner le Port des Barrés pour descendre la Seine en s’emparant de l’une des nombreuses barques attachées à quai.


Cette halte dans le cimetière, cette émotion qu’ils avaient éprouvée devant le pauvre petit orphelin venant en pareil jour fleurir la tombe solitaire, les avaient reposés et comme rafraîchis.


Ils s’élancèrent donc.


Mais à peine furent-ils sortis de cette sorte d’oasis que formait la tranquillité du cimetière et des environs qu’ils furent repris par les tourbillons des foules déchaînées: ils voulaient remonter le fleuve, un coup d’aile de la tempête humaine les renvoya vers le Louvre. Là, les masses de peuples se heurtaient dans les rues étroites, comme sur ces côtes déchiquetées où l’Océan, parmi les rochers, se hérisse, gronde, siffle avec plus de rage; dans une rapide vision, une porte du Louvre apparut aux deux Pardaillan; une porte grande ouverte, par delà le pont-levis baissé, et sous la voûte, deux canons braqués, et près des canons, des gens d’armes, la mèche allumée… puis tout cela disparut, de violentes poussées les entraînèrent jusqu’à un carrefour… là, on dansait!…


Oui! on dansait! Des furieux sanglants, des femmes hurlantes, des couples épileptiques… et les yeux exorbités du chevalier tombèrent sur un de ces couples autour duquel on riait, on battait des mains… l’homme était un colosse à barbe fauve, avec une face sans expression humaine…


Or la femme… la danseuse, effrayant cauchemar, cette danseuse avait des traits rigides, livides, les yeux blancs, un corps tout raidi, tandis que la tête retombait à droite, à gauche, au caprice de la danse macabre…


Cette danseuse, c’était un cadavre!


L’homme dansait avec le cadavre d’une huguenote qu’il avait poignardée!…


Le chevalier, défaillant d’horreur, recula, entraînant le vieux Pardaillan, et ils tombèrent alors au milieu d’une horde qui courait avec des abois terribles… Le bruit venait de se répandre qu’au pied de la Montagne-Sainte -Geneviève, on avait découvert un temple huguenot, où une centaine de réformés s’étaient réfugiés… et la horde courait à la rescousse, entraînant tout sur son passage… Et, soudain, les Pardaillan, au milieu de ce torrent qui se précipitait, se trouvèrent à l’entrée du pont de bois, puis sur le pont, puis sur la rive gauche…


Ce fut ainsi qu’ils passèrent la Seine.


Le torrent tournait vers la gauche.


Comment en sortirent-ils? Comment se retrouvèrent-ils descendant le bord de la Seine? Ils ne le surent jamais.


De l’autre côté de l’eau, du fleuve rouge où des cadavres semblaient se livrer à un jeu fantastique, se heurtant, se poussant, se distançant, se rattrapant, au-delà de la Seine, Paris leur apparut dans une buée noire et rouge, au milieu de laquelle le Louvre se dressait formidable, noir, silencieux, hérissé de ses canons chargés…


Alors ils s’enfoncèrent dans le dédale des rues qui les conduisit à l’hôtel Montmorency.


Là, des clameurs de mort, le hurlement des cloches, les plaintes des victimes s’entrechoquaient comme sur la rive droite dans les airs embrasés…


Où étaient-ils?


Ils ne savaient pas.


Quelle heure?


Ils ne savaient pas.


La tête perdue, obstinés, hérissés, déchirés, le bec ouvert et l’œil étincelant comme les grands albatros qui piquent droit dans le vent furieux, ils allaient, guidés seulement par une sorte d’instinct… Ils poursuivaient le cours de l’épique ruée à travers le carnage, dans le sang et les flammes, tragiques, effrayants.


Soudain, sur une petite place, le vieux Pardaillan saisit son fils par le bras, l’arrêta net et lui désigna quelque chose qui devait être effroyable, car le chevalier fut saisi d’un frisson convulsif.


Le vieux, de sa voix devenue rauque, avait grondé:


– Orthès! Orthès d’Aspremont!… Damville rôde par ici!…


– Malédiction! râla le chevalier.


C’était Orthès, le premier lieutenant de Damville! son âme damnée!…


À ce moment, une femme, une huguenote d’une maison voisine, bondit échevelée, hagarde, ses vêtements en lambeaux, presque nue, en criant d’une voix déchirante: Grâce! Grâce!…


Une douzaine de forcenés la poursuivaient.


La femme, jeune et belle, alla heurter Orthès, tomba à genoux et pantela, les mains tendues:


– Grâce! Ne me tuez pas! Pitié!


Un effroyable sourire contracta les lèvres d’Orthès. Il leva un fouet et toucha la femme, puis, à grands coups, il fit claquer son fouet en hurlant:


– Taïaut, Pluton! Taïaut, Proserpine! Taïaut! Pille! Pille!…


Au même instant, deux chiens énormes, à la gueule rouge de sang, se jetèrent sur la femme; elle jeta une horrible clameur d’épouvante et tomba à la renverse, les deux chiens sur elle.


Un coup de croc de Pluton lui ouvrit la gorge; la gueule de Proserpine s’implanta sur un des seins… Pendant quelques secondes, les Pardaillan, pétrifiés par l’horreur, ne virent qu’un amas de chairs pantelantes d’où fusaient des jets de sang, n’entendirent que les grognements sourds des deux chiens occupés à l’horrible besogne.


Alors, le chevalier, pâle comme un mort, la lèvre soulevée par l’étrange sourire qu’il avait à de certaines minutes épiques, la moustache hérissée, tremblante, marcha sur Orthès.


Orthès levant les yeux aperçut les deux Pardaillan et poussa un hurlement de joie infernale… il commença un geste, ce geste ne s’acheva pas… le chevalier venait de le saisir par un poignet, celui qui tenait le fouet… le hurlement de joie devint un cri de terreur: le chevalier lui arracha le fouet, continua à tenir l’homme par le poignet…


Alors le fouet se leva, siffla dans les airs, et s’abattit sur Orthès.


Une large zébrure rouge balafra la face du tigre humain.


Une deuxième fois, le fouet se leva, le fouet des chiens s’abattit sur la face d’Orthès, puis encore, et encore!… il écumait! il bondissait! Sa figure n’était plus qu’une plaie rouge!… Cela avait duré deux secondes à peine…


D’un effort désespéré, Orthès s’arracha à l’étreinte et, les yeux sanglants, vociféra à ceux qui le suivaient:


– Sus! Sus! Ils en sont!… Pille! Tue! Pluton, Proserpine, taïaut! Taïaut!…


Les deux chiens lâchèrent les restes sanglants de la femme et se dressèrent, tout hérissés, les babines retroussées, l’un devant le vieux Pardaillan, l’autre devant le chevalier…


– Taïaut! Taïaut! hurlèrent les démons d’Orthès.


Et la figure des deux lions était si terrible, leur rugissement si effrayant que tous reculèrent en continuant de hurler!…


– Taïaut! Taïaut!…


Orthès, délirant de rage et de souffrance, râla encore:


– Pille, Pluton! Pille, Proserpine! Hardi, mes dogues! Tue! Taïaut! Taï…


Il tomba soudain, renversé, en proférant une horrible imprécation: un chien, non l’un des siens, un chien berger à poil roux, maigre et subtil, avait bondi sur lui… Pipeau! C’était Pipeau! Pipeau, l’amant de Proserpine, qui avait suivi sa maîtresse d’étape en étape.


D’un coup sec, d’un seul coup, les mâchoires de fer de Pipeau entrèrent dans la gorge d’Orthès…


Le vicomte d’Aspremont demeura immobile, tué net, près des restes sanglants de la femme… Les deux Pardaillan n’avaient rien vu de cette scène…


Pluton s’était dressé devant le vieux Pardaillan.


Proserpine, devant le chevalier.


Ils hésitèrent pendant un laps de temps inappréciable, puis, ensemble, avec un aboi sauvage, ils bondirent cherchant la gorge…


Dans le même instant, Pluton retomba en arrière, éventré par le coup de dague du vieux routier…


Proserpine avait sauté sur le chevalier…


Au moment où elle avait bondi, lui, des deux mains, l’avait empoignée au cou; il serra frénétiquement de ses dix doigts convulsés par l’effort; la chienne râla, sa voix s’éteignit… son cadavre retomba près de celui de Pluton:


Dix secondes ne s’étaient pas écoulées depuis l’instant où les Pardaillan avaient vu les chiens bondir sur la huguenote.


Ils jetèrent autour d’eux des regards flamboyants, ne voyant même pas Pipeau qui bondissait autour d’eux, délirant de joie, avec des contorsions frénétiques, ne voyant que les visages des compagnons d’Orthès, de la foule qui houlait, roulait autour d’eux, aboyant à la mort, avançant, reculant, n’osant approcher des deux lions.


– En route, dit le chevalier.


Et sa voix avait une prodigieuse intonation.


Il ramassa le fouet… le fouet à chiens.


Et ils s’avancèrent, flamboyants, étincelants, tragiques, souples, grandis, paraissait-il, plus grands que ne sont les hommes, marchant d’un pas rude qui talonnait le pavé derrière eux, comme s’ils eussent foncé sur le génie des tempêtes d’enfer…


Et le rugissement du chevalier retentit au-dessus des tumultes déchaînés.


– Arrière, chiens!… Fils de chiennes!… Arrière, chiens!…


À droite, à gauche, le fouet se levait, s’abattait, sifflait, cinglait…


Et la voix du chevalier, comme la cravache, cinglait, sifflait.


– Arrière, les chiens! Au chenil, la meute!


Tout à coup, il aperçut Pipeau et dit:


– Pardon, ami! je t’ai insulté…


Devant le fouet, devant cette lanière vivante, prodigieuse, la foule s’ouvrait. Tigres, loups, chacals, tous les carnassiers rampèrent, se culbutèrent, se bousculèrent à droite et à gauche sur la petite place.


Une ruelle déserte s’ouvrait devant le chevalier: il s’y engouffra…

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