Dans un de ces suprêmes coups d’œil qui durent ce que dure un éclair, voici ce que vit François de Montmorency.
Il était sur le perron, son estramaçon levé à deux mains.
Derrière lui, sa fille. Au fond de la salle, sur un fauteuil, Jeanne de Piennes, souriante devant ces horreurs…
Près de lui, deux hommes encore vivants.
Au bas des marches, Damville, son frère Henri, levant vers lui une face convulsée de haine, montant, une lourde rapière au poing, et dardant sur lui des yeux flamboyants, Henri grondait:
– Place! place! À moi! Celui-là est pour moi!…
Derrière Damville, à sa droite, à sa gauche, une foule de gens d’armes pressés, tassés, un bloc hérissé d’épées, de dagues, qui emplissait la cour tout entière, quatre cents tigres entassés là, des flamboiements d’acier, une clameur sauvage:
– À mort! à mort!
Au milieu de cette foule, un tombereau chargé de poudre qu’on venait de faire entrer.
Au-delà, la porte de l’hôtel, démantelée, jetée bas, béante…
Par ce large trou béant, la rue apparaissait noire de foule, noire de fumée, une houle de visages effroyables, un océan de peuple, d’où montait la même clameur obstinée, rauque, sauvage:
– À mort! à mort!
Au-delà, Paris, dans un brouillard de buées rousses, de fumées noires.
Une rumeur, un grondement inapaisable, fait des centaines et des milliers de voix qui hurlaient à la mort.
Dans les airs, parmi des tourbillons qui déroulaient leurs sombres volutes sous l’éclatant soleil, les rafales monstrueuses des hurlements du tocsin, les cloches sonnant l’immense hallali, les sourdes détonations, les arquebusades lointaines…
Voici ce que Montmorency vit et entendit dans cet inappréciable temps de récit pendant lequel Damville, refoulant ses hommes d’armes pour atteindre son frère, gronda:
– Place! il est à moi!…
Au même instant, les deux frères se trouvèrent l’un devant l’autre.
Les deux hommes qui avaient survécu à l’effroyable carnage et qui se trouvaient près de Montmorency tombèrent.
Damville fit un geste qui arrêta les centaines de dagues levées sur François, et il hurla:
– Vivant! Il me le faut vivant!
François avait levé son estramaçon qui jeta dans l’air un flamboiement rouge. L’estramaçon décrivit sa courbe et s’abattit avec une violence capable de fendre un homme.
Damville fit un bond en arrière.
L’estramaçon de François heurta la marche de marbre et se brisa.
– Malédiction! rugit Montmorency en dressant vers le ciel son visage enflammé.
– À moi! hurla Damville. François, tu meurs de ma main! Adieu, mon frère! Rappelle-toi que tu m’as confié Jeanne de Piennes! Sois tranquille, j’en aurai soin!
En même temps, il se rua sur François désarmé.
François, d’un coup de son tronçon d’épée, para le coup formidable qui lui était destiné. Au même instant, d’un bond, il entra dans la salle d’honneur et, d’un geste frénétique, saisissant sa fille dans ses bras, il tonna:
– Ni Jeanne! ni Loïse! ni moi! Aucun de nous ne sera à toi!
Il arracha la dague des mains de la jeune fille et, entraînant Loïse près de sa mère assise au fond de la salle, il leva l’arme sur Jeanne de Piennes!…
– Mourons! Mourons ensemble! Adieu!…
À ce moment, une clameur énorme, une clameur d’imprécations, de malédictions, de plaintes déchirantes jaillit ainsi de la cour, mêlée au grondement sourd de quelque chose qui s’écroule!…
Le bras de Montmorency prêt à frapper Jeanne, à frapper Loïse, à se frapper lui-même, ce bras demeura suspendu. Hagard, il regarda vers la porte et vit que Damville n’était pas entré dans la salle d’honneur!
Damville avait bondi au bas du perron, avec un cri de malédiction!
Damville fuyait vers la rue!
Les reîtres fuyaient, tourbillonnaient, se heurtaient éperdus, se frappaient les uns les autres pour fuir plus vite!
Que se passait-il?…
En quelques bondissements, haletant, la tête perdue, délirant d’un espoir insensé, Montmorency regagna le perron…
Ce qui se passait?…
Voici:
Du haut de la muraille demeurée debout, seule de tout le bâtiment qui avait sauté, du haut de cette muraille, disons-nous, un bloc de pierre avait roulé, s’était abattu au milieu de la cour, écrasant trois ou quatre hommes…
Un accident?…
Non! non!…
Tous ayant levé la tête, aperçurent à travers les tourbillons de fumée deux hommes debout, deux êtres étranges qui marchaient sur l’arête de la muraille branlante, se baissaient, se relevaient, avançaient reculaient…
Et aussitôt après le premier bloc, un deuxième tomba, roula, écrasa, traça un large sillon sanglant, puis un autre, et un autre encore, sans arrêt!… Cela pleuvait! Une pluie de pierres de taille, une muraille qui se transformait en catapulte, qui s’écroulait, morceau par morceau, écrasant, tuant, poursuivant, frappant à mort!…
Quelle panique! Quels hurlements de rage et d’épouvanté! Où se cacher? Où se terrer? Où fuir? Place! Place, par les tripes du diable! Tiens, crève donc! Je passe! À moi! Je meurs! Miséricorde!… Place! Passe donc, par l’enfer!
Des cris d’agonie, des soupirs rauques, des gens qui se battent, des cervelles qui sautent, un remous féroce vers la porte trop étroite, un tourbillon d’êtres délirants, fous de terreur, une tuerie pour aller plus vite!…
Et vingt secondes après la chute du premier bloc, il n’y avait plus dans la cour de l’hôtel que des cadavres et des blessés aux membres fracassés!…
Et là-haut, sur l’infernale muraille, les deux êtres fabuleux, entourés de fumée et de poussière, noirs, étincelants, rouges, déchirés, flamboyants, les deux Pardaillan éclataient d’un rire terrible!…
La muraille sur laquelle se trouvaient le chevalier de Pardaillan et le vieux routier dominait l’hôtel central, c’est-à-dire que les deux épiques travailleurs étaient plus haut placés que le toit qui abritait en ce moment le maréchal de Montmorency, Jeanne de Piennes et Loïse.
Il leur eût été facile de sauter sur ce toit, de gagner la première lucarne et de descendre par le grenier.
C’est ce que le vieux routier avait fait remarquer à son fils sur le premier moment, c’est-à-dire lorsque, s’étant penchés, ils reconnurent qu’ils avaient abouti à l’hôtel Montmorency.
Le chevalier secoua frénétiquement la tête. Il montra le maréchal debout, entre ses deux derniers compagnons, et derrière lui, Loïse. Et il gronda:
– Si elle meurt, c’est la tête la première que je descendrai!…
– Enfer! rugit le vieux, avoir tenu tête à Paris tout entier! Avoir saisi la mort par les cornes et l’avoir terrassée! Avoir échappé au pressoir de fer! Avoir passé à travers des légions de démons! Avoir semé l’épouvante sur ton passage! Et venir te tuer ici!…
Il s’était croisé les bras et frappait furieusement du talon.
Sous ces coups, une pierre à moitié descellée se détacha, tomba dans le vide… d’en bas une clameur de stupéfaction, de rage et de terreur monta jusqu’à eux…
– Tiens! tiens! fit simplement le vieux routier. Mais ça écrase, ça!…
– À l’œuvre, rugit le chevalier.
Ils se baissèrent, tous deux; leurs deux dagues attaquèrent un bloc, firent levier, une poussée précipita le bloc dans le vide, et, en bas, une large trouée se fit dans la foule des reîtres.
Dès lors, ils ne regardèrent plus.
Chacun travailla de son côté; la grêle de pierres se mit à pleuvoir; pièce par pièce, ils démantelaient la muraille; ils commençaient l’un par un bout, l’autre par le bout opposé; et à mesure que chacun d’eux avait lancé un bloc dans l’espace, il avançait. Ils étaient aussi fermes sur l’étroite corniche que sur la terre; un geste de trop, un mouvement à faux, et ils étaient précipités; ils n’y prenaient pas garde… Quand ils se rejoignirent, ils regardèrent en bas et virent qu’il n’y avait plus personne dans la cour!…
– Voilà une manière de descendre, hein, chevalier! fit le vieux.
– C’est plus doux qu’un escalier, monsieur!
– Et commode, donc!
– Encore une douzaine de rangées…
– Et nous nous trouverons portés à terre!
Ils riaient; ils étaient noirs de fumée et de poussière; leurs yeux flamboyaient; leurs mains s’étaient ensanglantées; leurs habits étaient en lambeaux; ils riaient comme des fous; ils riaient, non de la fuite des assaillants, non du sauvetage fabuleux, ils riaient sans savoir, et ils avaient des faces terribles de titans escaladant l’Olympe et jetant le défi suprême au maître des dieux!…
Un coup d’arquebuse retentit; la balle fit tomber le chapeau du chevalier.
– Ce n’est pas moi qui vous salue! hurla-t-il.
Les arquebusades se succédaient; les balles sifflaient autour d’eux; de la rue, deux ou trois cents reîtres les visaient, tandis que la foule poussait ses hurlements de mort…
Alors le vieux longea la muraille et vint surplomber sur la rue…
– Rangez vos crânes! vociféra-t-il.
On vit le titan soulever dans ses bras un moellon qu’il lança à toute volée.
– Place, monsieur! dit le chevalier.
Et à son tour, il s’avança, tandis que le vieux se couchait sur la crête pour le laisser passer.
Le moellon du chevalier traça sa courbe dans l’espace, tomba, rebondit parmi les hurlements d’épouvante.
– Je crois que j’en ai écrasé une douzaine, dit froidement le chevalier.
– Quatre de plus que moi! Il me faut ma revanche! cria le vieux routier.
En effet, pendant que son fils lançait une pierre, lui, avait descellé un autre moellon; ce fut au tour du chevalier de se coucher sur la crête pendant que le vieux s’avançait à l’extrême bord de la muraille…
– Pan! Pif! Paf! Pan! Huit! Douze! Quinze! À toi, chevalier!
Pendant trois minutes, l’effrayante manœuvre se poursuivit; à coups de moellons, les deux titans déblayaient la rue comme ils avaient déblayé la cour; la muraille baissait; ils descendaient à mesure d’un cran; et finalement les arquebuses se turent!… Dans la rue, il n’y avait plus personne! Les assaillants avaient reflué à droite et à gauche de l’hôtel se culbutant, jurant, hurlant… Damville, livide, saisit sa tête à deux mains, et tandis que là-haut retentissait le rire des titans, ceux qui environnaient le maréchal virent qu’il pleurait à chaudes larmes, de rage, de honte et de fureur!…
La muraille avait baissé de sept à huit rangées de moellons…
Les deux titans, voyant la rue libre et l’hôtel entièrement dégagé, dirent ensemble:
– Partons!…
Ils sautèrent sur le toit de la loge du suisse; du toit, ils sautèrent dans la cour; là, ils se regardèrent un instant et ne se reconnurent pas, tant leurs faces noires et sanglantes flamboyaient d’audace et d’orgueil!…
Les Pardaillan, enjambant cadavres et décombres, traversèrent la cour en quelques bonds, escaladèrent le perron et se jetèrent dans la grande salle d’honneur de l’hôtel de Montmorency.
Le chevalier, qui marchait le premier, se sentit saisi par deux bras puissants, enlevé, pressé sur une large poitrine: et le maréchal de Montmorency, l’embrassant sur les deux joues, murmura en frémissant:
– Mon fils! Mon fils!…
Pardaillan, alors, jeta autour de lui un regard égaré: il vit Jeanne de Piennes qui, indifférente, souriait à son rêve; il vit François de Montmorency qui pleurait; il vit Loïse toute droite, toute pâle, qui l’examinait d’un air de suprême gravité, comme elle eût examinée quelque chose de colossal, d’émouvant et de grandiose.
À travers les sanglots qui maintenant soulevaient sa mâle poitrine, François de Montmorency répétait:
– Mon fils! Mon fils!…
Et ce mot disait sa gratitude infinie, son admiration, sa volonté d’exprimer le sentiment le plus haut et le plus humain qui soit dans l’homme…
– Mon fils! Mon fils!…
Le chevalier laissa errer du maréchal à Loïse son regard ébloui. Et le titan se sentit faible comme un enfant…
Il balbutia:
– Votre fils!… oh! prenez garde que je ne me trompe sur le sens de ce mot!… Maréchal! Maréchal de Montmorency! Vous m’appelez votre fils… moi!…
Le maréchal comprit l’angoisse qui montait dans ce cœur de lion.
Il se tourna vers sa fille et dit:
– Réponds, Loïse!…
Loïse devint très pâle. Ses yeux se remplirent de larmes. Puis une étrange expression de souveraine gravité s’étendit sur ce fin visage de vierge. Elle ouvrit les bras et, d’une voix qui tremblait légèrement, elle dit:
– Mon époux… soyez le bienvenu dans la maison de mes pères… ta maison, ô mon époux!…
Le chevalier chancela, s’abattit sur ses genoux, son front s’inclina sur les deux mains de Loïse, et il se prit à pleurer…
– Pardieu! s’écria le vieux routier. Je te disais bien qu’elle ne pouvait être qu’à toi! Tu l’as conquise le fer à la main!
Mais Loïse secoua la tête. Son pur regard évoqua une seconde des choses dont elle gardait le souvenir au fond de son cœur et elle murmura:
– Non, non… je l’aimais avant!… Là-bas… la petite fenêtre du grenier… c’est là qu’il m’a conquise… par son regard… par l’amour!…
Comme les paroles sont lentes! Et que valent les descriptions en de tels moments!… Dans l’intense émotion qui les faisait palpiter, cette scène n’avait duré que quelques secondes. Ce fut un cri, un geste d’éclair, une explosion d’amour. Ce fut, dans le cadre tragique de l’hôtel fumant, parmi les ruines, dans la vaste et funèbre rumeur de mort qui emplissait Paris, au son du tocsin de toutes les églises, au bruit sourd des détonations et des arquebusades, tandis que le ciel noir de fumée se nuançait des tons écarlates des incendies et des bûchers, ce fut, dans cette minute épique, dans ce décor prodigieux, l’enlacement suprême de deux âmes qui, depuis des temps, allaient l’une vers l’autre!…
Cela dura deux ou trois secondes.
Loïse, dégageant ses mains, alla au vieux routier, lui mit ses bras autour du cou, et comme le maréchal, avait dit «mon fils» au chevalier, elle dit:
– Mon père!…
La rude moustache du routier trembla. D’un geste brusque, il écrasa quelque chose au coin de sa paupière.
Puis il saisit Loïse à pleins bras, l’enleva et cria:
– Vive Dieu! La jolie fille que j’ai là!… Savez-vous, ma mignonne, que je vous ai portée dans mes bras, jadis, et que, pendant deux heures, vous avez dormi dans le même berceau que…
Une rumeur qui venait de la rue l’arrêta court.
Hérissés, les deux Pardaillan bondirent vers le perron.
– Alerte! alerte! Par l’enfer! tonna le vieux.
– Ah! tonna le chevalier, je défie maintenant l’enfer et le ciel!
Près de la grande porte démantelée, les visages des tigres de Damville se montraient: visages inquiets, démarches louches de gens qui s’avancent pas à pas, physionomies chargées de rage et d’épouvante.
– Va! dit le vieux routier. Je me charge de les amuser quelques minutes. Va donc, par le tonnerre du ciel!…
Le chevalier courut au maréchal.
Le routier s’avança sur le perron.
Haletante, à mots hachés, eut lieu le suprême conciliabule:
– Maréchal, qu’y a-t-il par là?
– Les jardins, les communs, mon fils…
– Au-delà des jardins?
– Des ruelles aboutissant à la Seine…
– Y a-t-il une voiture? N’importe quoi, dans les communs?…
– Une chaise de voyage…
– En route! hurla le chevalier.
– Je vous rejoins! cria le vieux routier.
Le maréchal saisit Jeanne de Piennes dans ses bras. Le chevalier enleva Loïse comme une plume; elle laissa tomber sa tête sur son épaule; il fut secoué d’un frisson convulsif et s’élança.
L’instant d’après, ils étaient dans les jardins. Pénétrer dans la grande remise, traîner dehors une voiture fermée qui s’y trouvait, atteler deux chevaux à la voiture fut pour les deux hommes l’affaire de deux minutes. Jeanne de Piennes et Loïse furent déposées, jetées, pourrait-on dire, sur les banquettes.
– En conducteur, maréchal! commanda Pardaillan. Le maréchal sauta sur l’un des deux chevaux.
Le chevalier bondit dans l’écurie, en tira un cheval qu’il ne sella même pas, lui jetant simplement un bridon à la bouche. Il remit le bridon au maréchal:
– Où est la porte, mon père?…
– Là!… Voyez, mon fils!…
– Allez!… Je vous suis!… Ouvrez, et attendez-nous!…
Le chevalier, le pauvre hère, le gueux jetait des ordres, François de Montmorency, maréchal de France, obéissait.
Et cela leur semblait à tous deux naturel, comme certaines choses exorbitantes deviennent naturelles dans les rêves!…
Car c’était un rêve!…
Rêve de sang, de carnage, d’incendie. Rêve d’amour! Bouleversement inouï de toutes choses!…
Ils ne vivaient plus, ils rêvaient!…
La voiture, déjà, traversait le jardin, gagnait la porte que le maréchal ouvrait.
Le chevalier se précipitait vers la grande salle d’honneur.
Dans la cour de l’hôtel s’élevaient d’effroyables clameurs… Damville revenait à la charge!…
– Mon père! Mon père! Mon père! hurla Pardaillan qui se rua en avant…
À l’instant où le chevalier allait mettre le pied dans la salle qu’il lui fallait traverser pour rejoindre la cour intérieure de l’hôtel, une explosion terrible fit entendre son tonnerre qui, pour une seconde, étouffa l’immense rumeur des cloches, des plaintes et des hurlements de mort…
La terre trembla.
Une flamme écarlate fusa très haut dans le ciel, puis s’affaissa, se replia sur elle-même comme un rideau qui tombe…
Un nuage opaque de fumée couvrit cette scène effrayante…
L’hôtel Montmorency vacilla, s’entrouvrit, s’écroula dans un fracas de cataclysme.
La violente poussée de l’air fit reculer de dix pas le chevalier.
Mais il ne tomba pas! Il ne voulut pas tomber!
Les coudes au corps, la tête baissée, les talons incrustés au sol, il dut apparaître, pareil à l’un de ces titans vaincus qui menaçaient encore l’Olympe, alors que les dieux, à coups de foudre, venaient de détruire l’entassement d’Ossa sur Pélion…
Et ce fut ce recul qui le sauva malgré lui.
La pluie de pierres, noires de poudre, ne l’atteignit pas…
Dans cette seconde épique où farouche, convulsé, pétrifié, il lutta contre l’ouragan déchaîné par l’explosion, où, quand même, il demeura debout, une sorte de passage s’entrouvrit devant ses yeux flamboyants…
Passage hérissé de poutres calcinées, de pierres fumantes, de plâtras, passage d’où sortaient de lourdes volutes fuligineuses, passage d’enfer que bordaient à droite et à gauche des pans de murs à demi détruits: c’était tout ce qui restait de l’hôtel Montmorency!…
Et cela brûlait!…
L’incendie allumé par l’explosion achevait l’œuvre dévastatrice…
– Mon père! Mon père! râla le chevalier. Où est mon père?…
Où était le vieux routier? Que faisait-il? Son cadavre déchiqueté achevait-il de se calciner sous les décombres de l’hôtel?…
Voici:
Tandis que le chevalier entraînait Montmorency, Jeanne de Piennes et Loïse vers les jardins, le vieux Pardaillan s’était avancé vers la cour en criant:
– Je me charge de les amuser une minute!
Par un étrange revirement de son esprit, le vieux routier avait reconquis tout son calme. Peut-être avait-il franchi les dernières limites de l’exaltation. Il y a, en de certaines minutes tragiques, des préoccupations bizarres qui hantent la cervelle. Dans une catastrophe de chemin de fer, un jour, un homme qui avait les deux jambes broyées, cherchait fébrilement si sa pipe n’était pas brisée. Sur un steamer qui sombrait, on raconte qu’une femme, à l’instant suprême, s’occupait seulement de ne pas mouiller sa mantille. Esprits détraqués par l’épouvante. La pensée du vieux Pardaillan s’était-elle détraquée, elle aussi? Non: il était allé plus loin que l’horreur, plus haut que toute exaltation, et, très calme, grommelait:
– C’est tout de même exorbitant que cela me tarabuste ainsi!… Il faut que j’en aie le cœur net!
De quoi s’agissait-il? Du papier qu’il avait pris à Bême.
Qu’était-ce que ce papier? Par trois ou quatre fois, il avait voulu y regarder. Toujours quelque nouvel incident l’en avait empêché: il n’y tenait plus. Il le prit, l’ouvrit, le parcourut rapidement.
– Sauf-conduit pour toute porte de Paris valable ce jourd’hui, 23 août et jusque dans trois jours. – Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l’accompagneront. Service du roi.
C’était signé: Charles, roi. Le cachet aux armes de France faisait une tache rouge dans un coin.
Le vieux routier, simplement, poussa un soupir de soulagement. Il savait enfin! Il replia le papier, le mit dans sa poche, et murmura:
– Tiens, tiens!… Ce bon monsieur… dont je ne sais pas le nom, avec son épieu au travers du corps… mais c’était un homme précieux.
Il descendait le perron, le terrible perron où Montmorency avait tenu tête à la meute.
Voyait-il seulement les reîtres de Damville qui, un à un, s’approchaient, avec des faces inquiètes et sombres?… S’il les voyait, il ne s’en préoccupa point. Il alla droit au tombereau de poudre laissé dans la cour au milieu de la rue. Il y avait dans ce tombereau vingt barils de poudre.
Le vieux Pardaillan se mit tranquillement à les décharger.
À ce moment, un coup d’arquebuse retentit: l’un des reîtres venait de tirer sur lui et l’avait manqué.
Le routier grommela:
– C’est imbécile de n’avoir pas lu ce papier plus tôt. Comment le faire parvenir au chevalier, maintenant?
Et il continua sa besogne, sans hâte apparente, sans déploiement de force visible, mais en réalité avec le prodigieux effort de tous ses muscles tendus, avec la rapidité foudroyante d’une machine en mouvement.
L’un après l’autre, il transportait les barils dans la salle d’honneur.
D’instant en instant, le nombre de ces figures louches qu’il avait remarquées augmentait; les reîtres n’osaient pas encore pénétrer dans la cour, se demandant quelle catastrophe nouvelle s’abattrait sur eux dès qu’ils y auraient mis le pied, mais à chacune de ces apparitions, l’enragé travailleur recevait une volée de plomb. Pour arriver jusqu’au tombereau, il rampait, bondissait parmi les cadavres; à l’un de ces voyages, il saisit un cadavre et s’en fit un bouclier pour marcher jusqu’à la lourde charrette dont les chevaux, criblés de balles, gisaient sur le pavé.
Le vieux Pardaillan en était à son seizième baril.
Il les entassait méthodiquement, et, dès le transport du premier, il l’avait éventré d’un coup de dague, et avait répandu de la poudre sur une longueur de quinze pas environ.
Il en était à son seizième baril.
Ruisselant de sueur, les mains en sang, les ongles déchirés, livide de son titanesque effort, sous la couche de poussière qui lui noircissait le visage, il reparut sur le perron pour aller chercher le dix-septième baril…
Il vit la cour pleine de furieux qui se ruaient vers le perron…
– À mort! à mort! rugit Damville qui poussait ses reîtres.
– Mais il me reste quatre barils à prendre! hurla le vieux Pardaillan.
En même temps, il bondit en arrière, sa moustache se hérissa, un sourire terrible et mélancolique détendit ses lèvres et il ricana:
– Tant pis! Avec seize, nous ferons l’affaire… Adieu, chevalier!… Adieu, Loïse, Loïsette, Loïson! Pensez à moi quelquefois!
Il tira le pistolet qu’il avait à la ceinture et, au moment où la horde envahissait la salle d’honneur, murmura:
– Je crois, mes agneaux, qu’entre vous et le chevalier, je vais dresser une barricade un peu soignée!
Il fit feu!
Il fit feu sur la poudre!…
La poudre s’enflamma, commença à pétiller!…
À ce moment la voix du chevalier, pantelante, parvint jusqu’au routier.
– L’animal! tonna le vieux Pardaillan, il n’aura jamais voulu m’écouter!… Arrière! Fuis! par le tonnerre de Dieu!…
Les assaillants à la vue des barils entassés, de la traînée de poudre qui crépitait, essayèrent de fuir, jetant des imprécations sauvages, des râles d’épouvante. Le vieux titan fit un bond terrible vers une porte de dégagement… Trop tard!…
La formidable explosion retentit.
L’hôtel s’écroula dans un fracas d’enfer, ensevelissant deux cents des assaillants sous ses décombres fumants.
Damville avait pu fuir à temps, lui!
Et de la rue, fou de rage, livide d’épouvante, hagard, hébété, il contemplait la destruction des derniers restes de son armée de cinq cents reîtres, gentilshommes, et gens d’armes!…
Son armée, arrêtée d’abord, mise en déroute ensuite, détruite enfin!… Et par qui!… Par deux hommes!…
Lorsque la haute flamme de l’explosion se fut affaissée, lorsqu’il n’y eut plus que cadavres déchiquetés, ruines fumantes, la foule énorme du peuple furieux qui entourait Damville l’entendit pousser une horrible imprécation de désespoir.
Puis il râla:
– Oh! les démons! les démons de l’enfer!
Et il s’évanouit:
Il n’y avait plus entre la cour d’honneur et les jardins qu’une sorte de passage, une gorge fumante entre les pans de murs qui vacillaient sur leur base et où il semblait impossible de se hasarder.
Devant la grande porte de l’hôtel, Damville, promptement revenu à lui, contemplait ces ruines avec le désespoir de la vengeance inassouvie. Et pourtant, une flamme de sombre joie jaillissait de ses yeux, lorsqu’il songeait que, sans aucun doute, tous avaient péri dans l’explosion: son frère, les Pardaillan… Jeanne de Piennes aussi! Sa passion en saignait. Mais mieux encore il aimait Jeanne morte que Jeanne au bras de François.
Autour de lui, une quinzaine de cavaliers qui venaient d’arriver: c’était Maurevert, escorté de quelques sicaires.
Dans la rue, dans la ruelle, un peuple énorme.
Au-delà, Paris grondant et fumant, Paris agonisant, Paris devenu la ville de l’horreur et de l’épouvante.
Damville, les cavaliers de Maurevert, le peuple, tout ce monde, dans l’instant qui suivit l’explosion, regardait les ruines, non avec cette angoisse que l’on a devant les grandes catastrophes, mais avec cette joie turpide des espoirs monstrueux: que de pauvres créatures humaines achevassent d’agoniser dans cet enfer, cette pensée soulevait une tempête d’acclamations.
Ces acclamations s’élevant après le bruit de tonnerre de l’explosion devinrent presque aussitôt des hurlements de rage…
Et voici ce qu’on put voir:
Au milieu de l’infernal passage, dans les tourbillons de fumée, dans les flammes, marchant parmi les ruines fumantes, sautant ici une poutre enflammée, là un entassement de pierres brûlantes, oui, dans cette fournaise, apparut un homme!
Les sourcils et les cheveux à demi brûlés, les vêtements en lambeaux, noir dans l’auréole écarlate des flammes, cet homme tourna vers Damville, vers la foule, un visage effrayant où on ne vit que le flamboiement des yeux…:
Et cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan!…
– Mon père!… monsieur!… monsieur de Pardaillan!…
– Ici, par les cornes du diable!
À la voix angoissée du chevalier, ce fut comme un souffle qui répondit.
Le chevalier bondit. Sous un entassement de poutres et de pierres, il vit alors son père. Arc-bouté sur ses genoux, le vieux routier soutenait encore de ses épaules la charge effroyable des matières écroulées sur lui. Il était livide. Son souffle court et rauque ne rendait plus qu’un râle. Il souriait à son fils.
– Me voici, père, me voici… ce ne sera rien… courage… encore cette pierre… oh! vos pauvres cheveux blancs sont brûlés… plus que cette poutre… votre jambe, seigneur! seigneur!… écrasée!… courage, courage…
Délirant, la voix tremblante, le geste fiévreux, rude, le chevalier travaillait…
– Tu n’auras donc… jamais… voulu m’écouter… Je t’avais ordonné… de fuir…
Le chevalier saisit son père à pleins bras, le souleva…
– Père… père… il n’y a que la jambe, n’est-ce pas?… Oui, oui… pas d’autres blessures…
– Je dois avoir… deux ou trois côtes… un peu… froissées… Laisse-moi, allons!… va donc… obéis une fois, que diable!…
Le vieux routier avait la poitrine fracassée.
Sur son dernier mot, il perdit connaissance. Un sanglot terrible convulsa la gorge du chevalier…
Il enleva le vieux dans ses deux bras et se mit en marche…
Alors, dans la fournaise des ruines, il apparut à la foule tel que dut être Énée lorsque, chargeant son père Anchise sur ses épaules, il l’emporta à travers les ruines fumantes de Troie vaincue!…
La foule se rua avec un long hurlement de mort et envahit les décombres de ce qui avait été la cour d’honneur.
Le chevalier de Pardaillan se retourna, son père dans ses bras…
Et peut-être le visage de ce fils emportant son père avait-il quelque chose de surhumain, peut-être le flamboiement de ses yeux, prit-il l’expression de sublime orgueil que les poètes antiques prêtaient aux demi-dieux, peut-être, sanglant, déchiré, brûlé, méconnaissable, apparut-il comme un de ces êtres fabuleux dont le regard pétrifiait les hommes… car la foule, avec un sourd grognement, s’arrêta, recula… et des centaines, parmi ces furieux, se découvrirent dans un grand frisson…
L’instant d’après, le chevalier emportant son père chargé sur ses épaules achevait de franchir les ruines, se retrouvait dans les jardins, courait dans un dernier effort jusqu’à la voiture où il déposa le vieux routier agonisant, entre Jeanne de Piennes et Loïse… entre la mère dont il avait jadis enlevé l’enfant… et la fille qu’il avait ramenée!…
Alors, il ramassa une rapière, sauta sur le cheval sans selle que lui tenait le maréchal; il se mit en tête, et piqua droit devant lui, vers la porte la plus voisine!…
Dans la voiture, le vieux routier secoué par les cahots, revint à lui; il fouilla dans une de ses poches, en tira un papier qu’il serra convulsivement dans sa main et qu’il tendit tout froissé à Loïse…
Devant la voiture, le fer au poing, sur son cheval sans selle, triste à la mort, le chevalier trottait à travers le grand carnage de Paris, emportant; dans sa retraite tout ce qu’il avait adoré au monde:
Son père, sa fiancée!
Il était flamboyant, et deux grosses larmes coulaient le long de ses joues noires…