Il pouvait être sept heures du soir. Le soleil descendait vers l’horizon et ses rayons obliques nuançaient de pourpre les fumées qui roulaient lourdement sur Paris. Dans les rues, dans les carrefours, dans les maisons on tuait toujours; le carnage apocalyptique, l’effroyable hécatombe humaine offerte par Guise et Médicis au sanglant minotaure de l’Inquisition, prenait les proportions tragiques d’un cataclysme causé par quelque météore. La passion de tuer devenait irréfrénable. Après les huguenots, on tuait les juifs; après les juifs, les catholiques suspects; après les suspects, on tuait ceux qui ne voulaient pas tuer; un pillage énorme s’organisait partout; dans trois maisons sur cinq, on entendait les clameurs des femmes et des filles violées, les cris aigus des enfants demandant grâce, les hurlements des carnassiers saouls de sang… Dans les rues, des cohues délirantes, des bandes aux visages convulsés passaient en courant, se heurtaient, tourbillonnaient, formaient des barrages, se disloquaient, se reformaient…
– Vive la messe! Mort! mort! mort!…
La clameur plus rauque, plus sourde, enrouée, ne s’apaisait pas. L’horrible cri «Mort! mort!» éclatait, lugubre, implacable, parmi les détonations des arquebuses, sous l’inlassable mugissement des cloches affolées… hommes, femmes, prêtres, moines, tous hurlaient le même hurlement sinistre:
– Tuez! Tuez! À mort! Mort! Mort!
Cela durait depuis le matin trois heures de ce dimanche d’août. Cela devait durer des jours encore!…
Pardaillan, sur son cheval sans selle, rapière au poing, passait à travers ces horreurs. Il ne voyait plus rien. Il n’entendait plus rien. Dans sa tête, une seule idée fixe: gagner l’une des portes de Paris! Sortir de cet enfer! Comment? Il ne savait pas…
Toutes ces hordes sanglantes, ces victimes qui bondissaient, ces feux de bûchers et d’incendies, ces houles humaines qui déferlaient à grand fracas lui apparaissaient dans un brouillard rouge, comme les ombres d’une fantasmagorie géante…
Seulement, quand un groupe se formait devant lui, il fonçait, piquait à fond, la rapière levée, la bouche écumante, les yeux flamboyants, et il passait, la voiture derrière lui; cela passait, cela faisait des trous de boulet que rien n’arrête, et cela laissait un sillage d’épouvante, d’imprécations et de hurlements…
En avant! En avant!…
Des détonations éclatent; des coups d’arquebuses sont tirés. Pardaillan fonce, arrive en coup de foudre, bouscule, frappe de toc et de taille, pointe, rue, défonce et passe!…
En avant! En avant!…
Le voici sur un pont… Vision de la Seine rouge entraînant des cadavres, encore des cadavres, toujours des cadavres! Le pont est passé. Derrière, des vociférations éclatent! Des malédictions, des arquebusades.
Arrête! Arrête! Pille! Tue! Taïaut! Taïaut!…
En avant! En avant!…
Le trot est devenu du galop; le galop est devenu une furieuse ruée; du poitrail, de la rapière, des quatre fers, Pardaillan identifié à son cheval, passe en tempête, enfile la rue qui s’ouvre devant lui, roule dans un terrible grondement de menaces infernales…
En avant! En avant!…
Où est-il? Où va-t-il? Il ne sait plus! Droit devant lui! Sa rapière est rouge jusqu’à la garde, il a du sang partout, il est noir, il est livide, il flamboie, il passe sans un cri, dans une course délirante, emporté par le large cyclone qui bat Paris de ses ailes géantes, il fend l’océan humain: devant lui, on recule à droite, à gauche, et c’est pour les foules la vision du cheval de l’Apocalypse!…
Soudain, la halte!…
Où est-il? Devant une porte!
En avant de la porte, vingt soldats, vingt arquebuses. Un officier.
D’un bond sauvage, Pardaillan est sur l’officier: un cri rauque, bref:
– Ouvrez!…
– On ne sort pas!…
– Malédiction! Ouvre! ou je…
De la voiture, Loïse a sauté. À l’officier elle présente un papier tout ouvert, et elle se rejette dans la voiture…
L’officier jette un regard étonné sur Pardaillan, et crie:
– Ouvrez la porte!… Messagers du roi!… Gardes, repoussez le peuple!
Et entre la voiture et les masses hurlantes qui se précipitent pour le mettre en pièces, ce sont les gardes qui se dressent, ce sont les vingt arquebuses qui se couchent en joue!…
– Arrière! hurle le sergent. Ce sont des messagers du roi!…
– Messagers du roi! répète la foule en reculant.
– Messagers du roi! ricane le vieux routier qui, dans le fond de la voiture, s’est soulevé un instant, et retombe pantelant, un sourire étrange au coin de sa moustache hérissée…
– Messagers du roi! murmure Pardaillan.
Il ne comprend pas! Il ne sait pas! Il rêve! C’est la suite fabuleuse du rêve qui se poursuit depuis le matin, partant de l’apparition de Catho dans la mécanique infernale du Temple, pour aboutir à la catastrophe de l’hôtel Montmorency!…
Oui, il rêve!… Il ne sait pas! Il ne veut pas savoir!…
Voici la porte ouverte! Voici le pont baissé!
Il s’élance! Il passe! La voiture roule. Ils sont au-delà du pont-levis qui déjà se relève! Ils sont hors Paris!…
Ils s’élancent vers des hauteurs verdoyantes qui doivent être les hauteurs de Montmartre!
Et comme ils viennent de franchir la porte, comme la porte, déjà s’est refermée, voici qu’arrivent une quinzaine de cavaliers, chevaux blancs d’écume, flancs éventrés par les éperons, faces humaines convulsées par la haine, la rage, la fureur…
C’est Damville! c’est Maurevert! Ils accourent, haletants. Le cheval de Damville s’abat, fourbu. Ensemble, ils vocifèrent:
– Ouvrez! Ouvrez! Ce sont des parpaillots!…
– Ce sont des messagers du roi! répond l’officier. Voici l’ordre!
– Ouvre! rugit Damville. Ouvre, ou par le sang du Christ…
– Gardes! tonne l’officier. Apprêtez vos armes!…
Damville recule…
Maurevert s’élance, un papier à la main:
– Messager de la reine! gronde-t-il. Ouvrez, officier!
– Passez, monsieur! Mais vous passerez seul! Arrière, les autres!…
Maurevert franchit la porte.
Damville lève ses deux poings au ciel, vomit une affreuse imprécation et tombe comme une masse…
Maurevert n’a pas menti; il est bien le messager de Catherine de Médicis. Après avoir cherché les Pardaillan partout où il pense pouvoir les trouver, il s’est rendu au Louvre, il a été introduit aussitôt dans l’oratoire où il a trouvé la reine à genoux au pied du grand christ massif.
– Vous voyez, a dit Catherine en se relevant, je prie pour l’âme de tous ceux qui meurent en ce jour…
– Priez-vous aussi pour celui-ci, madame? a répondu Maurevert de cette voix âpre, sauvage, qu’ils ont tous, toute notion humaine abolie, toute hiérarchie oubliée, toute étiquette rejetée.
Rudement, il a posé la tête de Coligny sur la table.
Catherine n’a pas eu un frisson… Elle n’a même pas pu pâlir, car elle apparaît avec un visage exsangue, pareille à un spectre ou à un vampire. Dans un souffle, elle a interrogé:
– Bême?…
– Mort!…
– Maurevert, portez cette tête à Rome et racontez là-bas ce que nous faisons ici!
– Je pars!
– Voici un laissez-passer. Voici de l’or. Courez. Volez. Pas un instant à perdre… Ah! prenez encore ceci!…
«Ceci», c’est un petit poignard qu’elle tend à Maurevert. Celui-ci secoue la tête en montrant sa forte dague:
– Je suis armé!
– Oui… mais ceci ne pardonne jamais!… jamais!…
Maurevert a tressailli. Il saisit l’arme qu’on lui offre… et qui, sans doute, sort de la fameuse vitrine de Ruggieri, le savant manipulateur de poisons!…
Il est parti!… Il a attaché la tête de Coligny à l’arçon de sa selle… Il est parti… rêvant de faire sa fortune à Rome, puis de revenir en France frapper Pardaillan avec le petit poignard qui jamais ne pardonne… Il a traversé la Seine… Et comme il se dirige vers la porte du faubourg de Grenelle, des hommes d’armes passent près de lui, dans le tumulte de la tuerie… des hommes qui fuient! Il les a reconnus! Ce sont des gens de Damville!…
Damville! Montmorency! Pardaillan!
Les trois noms se heurtent dans sa tête! Il se rue vers l’hôtel Montmorency! Impuissant, ivre de rage, il assiste à l’explosion, à la retraite épique de Pardaillan jetant son père sur ses épaules comme Énée autrefois Anchise, et l’emportant à travers la fournaise…
Puis il a rassemblé quelques cavaliers, il a secoué Damville, tous ont fait le tour de la forteresse embrasée, se sont lancés sur les traces de la voiture qui vole devant eux parmi les cadavres, faisant gicler le sang sous ses roues, dans le hurlement énorme des foules qui s’ouvrent éperdues de terreur devant le cavalier qui bondit sur son cheval sans selle!…
Maurevert, enfin, a franchi la même porte que Pardaillan…
En même temps que Maurevert, un être s’est glissé, s’est précipité, que nul n’a songé à retenir: ce n’est qu’un chien!
Pipeau!…
Pipeau qui a suivi son maître à la piste, et qui maintenant s’élance.
Hors la porte, Maurevert s’est arrêté un instant. Où sont-ils passés? Par où ont-ils fui? Oh! il les retrouvera! Il les suivra jusqu’en enfer!…
Mais par où passer? Là?… Vers ces hauteurs vertes?… Qu’est cela?… Ah! oui… la colline de Montmartre.
Enfer! Par où ont-ils fui?
Ah! ce chien qui s’élance!… Mais c’est son chien! Le chien de Pardaillan!… Le nez à terre, il cherche, souffle… le voici qui dresse le nez… Cherche! cherche!…
Il a trouvé la piste!…
Pipeau est parti comme un trait…
Et Maurevert enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, a bondi sur les traces de Pipeau!…
Laissez passer le messager de la reine!…
Une fois hors de Paris, Pardaillan a poussé son cheval droit devant lui. La voiture le suit. Ils traversent une plaine. Ils montent une côte.
Une colline boisée par places de hêtres et de châtaigniers. Puis des champs, de larges champs couverts d’épis dorés. Au milieu de ces champs, un homme appuyé sur sa faucille, un moissonneur qui a interrompu son travail pour contempler d’un œil étonné Paris qui apparaît au bas de la côte, par delà la plaine, dans un crépuscule rouge.
Pardaillan passe à côté du paysan qui, dans la sérénité de la soirée d’août, paisible, un peu étonné seulement, travaille parmi les épis dont les souffles du soir font onduler les têtes blondes. Et près de ce carnage, près de la ville dévastée, c’est une saisissante vision de paix profonde, d’immuable tranquillité…
Mais ni Pardaillan ni Montmorency ne voient rien – paysans, vergers, champs de blés qu’on moissonne…
– Hé, messieurs, crie le paysan, que se passe-t-il dans la ville! Bon Dieu! quels cris! quels tintements de cloches! que de feux! Est-ce donc une grande fête?…
Déjà Pardaillan et Montmorency sont passés. Ils n’ont pas répondu; pas entendu, peut-être!
– Des feux de joie, reprend le paysan. En voilà, des feux de joie! Et quels carillons! Et quelles acclamations!… Mais de qui donc ça peut-il être la fête?…
– La fête de Saint-Barthélemy! répond une voix rude dans une sorte de ricanement sauvage.
C’est Maurevert qui vient de passer à son tour près du paysan effaré qui hoche la tête, puis, détachant son regard de la vision rouge, se remet à faucher à grands gestes larges, paisible, dans la sérénité du soir…
En haut de la côte, Pardaillan s’est arrêté, il a sauté à bas de son cheval.
Montmorency, de son côté, met pied à terre.
– Où sont-ils?… Sur le haut de la colline de Montmartre, non loin de la petite chapelle [29]. Quelle heure? Le soleil, à l’horizon, plonge dans un océan de nuées écarlates… Au-dessus de leurs têtes, l’immensité du beau ciel limpide où passent des vols de rouges-gorges s’enfuyant là-bas vers les bouquets de hêtres… À leurs pieds, Paris!…
Paris!…
Ils le voient dans un seul regard qui a la durée d’un éclair…
Dans le crépuscule qui déjà estompe les choses, au pied de la colline, au-delà des champs, Paris leur apparaît dans un vaste embrasement rouge, des fumées opaques évoluent lourdement sur la ville, des panaches funèbres qui montent très haut dans le ciel pur, et puis s’étalent comme un immense linceul noir…
Et à travers ces nuées qui roulent pesamment, fusent des jets de flammes; dans la nuit qui vient, les flammes dardent des fusées écarlates d’où montent des millions d’étincelles qui s’élancent et fusent, imprécations de feu jetées au ciel impassible… Une rumeur sourde, un grondement qui ne s’éteint jamais, une clameur faite de centaines et de milliers de clameurs, plaintes, cris, vociférations, menaces, prières, hurlements, toutes les voix de l’horreur, toutes les voix de l’épouvante, toutes les voix de la fureur… c’est la rumeur qui monte de Paris. Et les mugissements inapaisables des cloches. Et, trouant la rumeur géante, déchirant le hululement des cloches, c’est le bruit des explosions, c’est le crépitement des arquebusades. Que de fumées rouges dans le crépuscule! que de plaintes! que de cris de souffrance! C’est une angoisse exorbitante; c’est un râle de capitale qui agonise! C’est le tragique décor de l’infamie se noyant dans le sang! Et là-bas!… ce ruban rouge qui sort de Paris!… Est-ce le soleil à son couchant qui donne à la Seine ces teintes pourpres?… Non!… La Seine est rouge de sang! Et elle coule, comme le sang peut couler d’une insondable blessure qui a ouvert le flanc d’une bête énorme!…
Voilà ce qu’ont vu Pardaillan et Montmorency du haut de la colline…
Ils ont vu cela dans un regard qui a eu la durée d’un éclair… ce formidable ensemble de hideur surhumaine est violemment entré dans les yeux sans qu’ils l’aient cherché… mais dussent-ils vivre mille ans, jamais cela ne pourra sortir de leur mémoire… comme jamais cela ne pourra sortir de la mémoire de l’humanité. Jamais!…
À peine a-t-il sauté à terre que Pardaillan ayant constaté qu’on ne le poursuit pas, s’est élancé, a ouvert la voiture; Loïse en est descendue; Jeanne de Piennes demeure à sa place, indifférente; la pauvre folle sourit à son rêve sans avoir rien vu du cauchemar effroyable qu’elle vient de traverser.
Le chevalier a pris son père dans ses bras et, avec des précautions infinies, l’a descendu, l’a étendu sur le gazon… Il est encore persuadé que le vieux routier est seulement blessé aux jambes. Il se penche sur lui… sur ce pauvre visage couvert de contusions, balafré d’éraflures sanguinolentes, noir de poudre…
M. de Pardaillan vient de perdre connaissance.
Il a eu un sourire pour son fils, puis, avec un douloureux soupir, il a fermé les yeux…
– De l’eau! de l’eau! râle le chevalier épouvanté.
De l’eau? Une source murmure là, tout près, et forme un ruisseau qui, au bas de la colline, va se perdre dans les marais de la Grange-Batelière.
Le chevalier s’est redressé. Il aperçoit la source. Il va s’élancer.
À ce moment, du milieu d’un épais buisson, surgit un homme…
Maurevert!
Maurevert a suivi à la piste Pipeau qui, maintenant, se roule sur le gazon, saute, bondit, gémit, prouve l’allégresse de son âme par les exorbitantes gambades qui sont sa façon de parler.
Maurevert, à trois cents pas de la voiture qu’il a aperçue, est descendu de cheval, a attaché sa bête sous le couvert d’un bouquet de hêtres et s’est avancé en rampant parmi les buissons…
Il s’est approché tout près…
Il a vu le chevalier descendre son père de la voiture…
Il l’a vu se baisser…
C’est le moment!…
Il frappera le chevalier, encore baissé, dans le dos!… Il s’élance!…
Le chevalier se relève… Les deux hommes sont presque face à face… le chevalier désarmé, Maurevert son poignard à la main… le poignard que lui a donné la reine!
L’élan emporte Maurevert…
– Meurs! hurle-t-il dans un râle de joie sauvage. Voici ma réponse à ton coup de cravache!…
Un cri terrible, un cri de femme retentit…
Le poignard s’est levé!…
Et avant qu’il ne soit retombé, Loïse s’est jetée en avant!… elle a reçu au sein le coup destiné à Pardaillan!… elle tombe dans les bras du chevalier!…
Toute cette scène a duré moins d’une seconde.
Déjà Maurevert a bondi en arrière, il court, il vole vers son cheval…
Pardaillan a déposé Loïse sur le gazon et, terrible, convulsé, rugissant de douleur, il a fait un saut effrayant sur la pente raide de la colline.
Vain effort…
Maurevert a atteint son cheval!
Maurevert est en selle!
Maurevert s’élance à toute bride vers le pied de la colline!
Et avant de disparaître, il se retourne sur sa selle et vocifère:
– Au revoir! Bientôt ton tour! Et en attendant, souffre dans ton amour comme tu souffriras dans ton corps!…
Ces paroles se perdent au vent. Elles n’arrivent pas jusqu’à Pardaillan.
Alors, la sueur de l’angoisse au front, les dents claquantes de terreur, Pardaillan se retourne vers le groupe de Loïse et Montmorency; il n’ose faire un pas; il râle:
– Morte! morte peut-être! Oh! mourir moi-même, ici, foudroyé.
– Ce n’est rien! rugit de loin Montmorency, dans une clameur de joie folle. Ce n’est rien, chevalier… ce n’est qu’une piqûre au sein!
Au même instant, le chevalier voit Loïse se relever et lui sourire.
Ce n’est rien! Ce n’est qu’une piqûre au sein! Ah! puissances du ciel! l’homme est donc bâti de fer et d’acier, qu’il puisse résister a de telles joies!…
Le chevalier, à pas tremblants, vacillant de la secousse qu’il vient d’éprouver, s’approche de Loïse qui lui tend les deux mains.? Près de la gorge, il voit la blessure: une légère éraflure… Sans aucun doute, le mouvement violent de Loïse a fait dévier l’arme de l’assassin…
Ce n’est rien… non, il n’y a pas l’ombre de danger: en quelques heures, l’insignifiante piqûre sera cicatrisée!
Le chevalier, laissant Loïse aux soins du maréchal, se retourna vers son père. Et à ce moment, il oublia qu’il existât une Loïse au monde; les effroyables dangers qui l’avaient harcelé comme une nuée de fantômes, Paris ensanglanté, agonisant à ses pieds dans le crépuscule rouge, son amour même, il oublia tout, il fut comme submergé par une douleur qu’il ne connaissait pas, il éprouva la profondeur et la solidité des liens qui l’attachaient au vieux routier… Que se passait-il?…
Le sire de Pardaillan se mourait!…
En ces quelques secondes qui venaient de s’écouler, un terrible bouleversement s’était accompli sur le visage du vieux lutteur abattu, du titan écrasé, du sire de Pardaillan étendu sur le gazon de la colline Montmartre.
La mort a des allures de tigresse: on la croit loin, on la croit partie… elle est là quelque part qui attend, qui guette, soudain, elle bondit, et sa griffe puissante marque son empreinte sur la vie terrassée.
Le masque de l’aventurier, de l’intrépide coureur de routes, ce masque si vivant, si narquois, déjà se détournait, les joues tirées, le nez aminci; ce profil si fin et si hardi semblait se pétrifier…
Et pourtant le routier avait ouvert les yeux.
Et dans ces yeux, au coin des paupières, s’embusquait encore un suprême scepticisme.
– Seigneur! Seigneur! gronda le chevalier tout au fond de lui-même, mon père agonise!…
Intrépide et fort devant la douleur, il refoula ses sanglots, et parvint, oui, il parvint à sourire; doucement, sans une secousse, il souleva le blessé dans ses bras, le porta au bord de la source…
– Comment êtes-vous, monsieur?… Ce sont vos jambes, n’est-ce pas… vos pauvres jambes… mais soyez sans crainte… nous allons nous installer dans une maison de ce village… et je vous guérirai, moi…
Héroïquement, il souriait; ni sa voix, ni son geste ne tremblaient tandis qu’il mouillait son mouchoir dans la source et lavait le visage noir de poudre.
Et soudain, il s’arrêta épouvanté; ce visage, à mesure qu’il le lavait, apparaissait d’une lividité de cadavre! Seuls, les yeux vivaient encore, emplis d’une infinie tendresse, railleurs quand même.
Pipeau, couché au long de la source, gémissait doucement, remuant son moignon de queue avec cette sorte de précaution qu’on a devant les agonies, et il léchait les mains du blessé, les pauvres mains à demi brûlées, toutes tailladées de longues plaies…
Un frisson glacial secoua le chevalier; il lui parut que la terre allait s’effondrer sous lui…
Le vieux souleva à demi la tête; il eut un geste de caresse pour le chien lui le regarda de ses yeux noirs et profonds, humides de douleur humaine.
– Ah! ah! murmura le sire Pardaillan, tu as compris, toi? Et tu me dis adieu, hein? Chevalier, je t’ai toujours dit… que le chien est… un vraiment bon ami… À propos, chevalier, où est donc… le maréchal? Et Loïse, Loïson?…
– Me voici, monsieur, dit François de Montmorency en se penchant.
– Me voici, mon père, dit Loïse en s’agenouillant.
Le chevalier étouffa le rugissement qui montait à sa gorge, et de ses ongles, laboura sa poitrine.
– Maréchal, reprit le blessé, vous allez… donc… marier… nos enfants?… Dites-le moi… je partirai… tranquille…
– Je vous le jure! dit gravement Montmorency.
– Bon!… Eh bien, chevalier… tu n’es pas à plaindre… si j’avais encore… mes quarante ans… je t’obligerais, mordieu, à en découdre… avec moi!… Mais dites-moi, maréchal… vous aviez parlé… d’un certain comte de Margency…
– À qui je destinais ma fille, parce que je ne connaissais personne de plus digne d’elle… monsieur…
– Eh bien?
– Le voici! dit Montmorency en désignant le chevalier. Le comté de Margency m’appartient: je le donne au chevalier de Pardaillan… c’est la dot de Loïse…
Le vieux routier eut un pâle sourire. Ce long sifflement qui lui était familier pour exprimer l’admiration, retentit faiblement sur ses lèvres… Il murmura:
– Ta main, chevalier!…
Le chevalier, à bout de forces, s’abattit à genoux, saisit la main de son père, y colla ses lèvres et s’abandonna aux sanglots.
– Tu pleures?… enfant!… Donc, te voilà… comte de Margency… Peste!… Que je te complimente… au moins!… Va, mon fils, tu seras heureux… Et vous aussi, ma chère enfant… Vos deux visages… près du mien… jamais je n’eusse osé… rêver… une aussi belle… mort!…
– Tu ne mourras pas! bégaya le chevalier. Mon père!… oh! père! ne nous quitte pas!…
– C’est ici… ma dernière étape, chevalier, la bonne étape… de l’éternel repos!… Et tu voudrais que je ne meure pas?… Je te trouve… bien égoïste!… Adieu maréchal… adieu Loïse… Loïsette… Loïson… je vous bénis, chère petite… adieu, chevalier…
Les mains du vieux routier devenaient glacées…
La mort le gagnait… la terrible marée du mystère indéchiffrable l’enlisait… Le sire de Pardaillan ferma un instant les yeux.
Il les rouvrit bientôt, jeta un regard autour de lui, et dit:
– Chevalier… je veux reposer… ici… l’endroit est charmant… près de cette source… sous ce grand hêtre… Moi qui ai couru… tant d’auberges… ce sera là ma dernière auberge… Madame la Mort est bonne hôtesse… jamais elle ne me chassera… Allons, chevalier… frappe à la porte… de l’Auberge éternelle… ah!… voici qu’on m’ouvre…
Une plainte déchirante jaillit des lèvres du chevalier.
Le vieux routier l’entendit… Un étrange sourire passa sur ses lèvres blanches. Il eut quelque chose comme un éclat de rire de suprême ironie, et il dit:
– À propos d’auberge… chevalier… n’oublie pas de payer… notre dette… à Huguette!…
Presque aussitôt, il leva les yeux vers la sérénité du ciel où les premières étoiles du soir s’allumaient une à une, pâles et douces.
Les mains du vieux Pardaillan étreignirent la main de son fils et celle de Loïse.
Il eut encore un murmure, presque un souffle, les yeux fixés sur une étoile qui souriait au fond de l’immensité bleuâtre.
– Oh! les grandes routes… les belles chevauchées… pluie… vent… soleil… radieuse étoile… ciel paisible… toit de celui… qui n’eut jamais… de toit…
Une légère secousse l’agita.
Il demeura immobile, un sourire figé sur les lèvres, les yeux ouverts sur l’immensité du ciel crépusculaire au fond duquel les douces et pâles constellations s’éveillaient…
Le sire de Pardaillan, celui que notre grand historien national Henri Martin [30] si réservé dans ses admirations, a appelé l’héroïque Pardaillan… le vieux routier était mort…
Le chevalier de Pardaillan se retrouva vers minuit dans les bras du maréchal de Montmorency, Loïse soutenait sa tête et pleurait; Pipeau se lamentait à ses pieds…
– Mon fils, dit le maréchal, soyez homme jusqu’au bout… songez que votre fiancée n’est pas en sûreté tant que nous n’aurons pas gagné Montmorency: songez que le démon qui l’a frappée…
– Maurevert! fit le chevalier d’une voix rauque.
– Oui! il peut revenir avec du renfort…
– Ah! râla le jeune homme, j’ai perdu le meilleur de moi-même.
Il retomba à genoux près du corps de son père et, la tête dans les mains, se prit à pleurer… Une heure se passa… Lorsque le chevalier regarda autour de lui, il vit que quelques paysans du village s’étaient approchés, avec une torche, des bêches… sans doute le maréchal les avait appelés Pendant son long évanouissement.
Il colla ses lèvres sur le front glacé du vieux routier et murmura un adieu suprême…
Alors il se releva, et comme les paysans commençaient à creuser un fosse sous le grand hêtre, près de la source, le chevalier les écarta doucement, saisit lui-même la bêche, et tandis que de grosses larmes silencieuses traçaient leur sillon le long de ses joues, il se mit, de ses mains, à creuser la tombe de son père… la dernière auberge du vieux coureur de routes!…
Un des paysans, de sa torche, l’éclairait de reflets rouges.
Les autres, le bonnet à la main, regardaient en silence…
Au-dessus de cette scène tragique, le ciel déroulait ses splendeurs paisibles, et là-bas, au-delà des plaines qui s’étendaient au bas de la colline, Paris rougeoyait comme une fournaise immense, et il semblait que toutes les cloches sonnaient le glas de l’héroïque Pardaillan…
Vers deux heures du matin, la fosse fut assez profonde.
Le chevalier de Pardaillan ne pleurait plus; mais une pâleur terrible avait envahi son visage; il prit son père dans ses bras et le coucha au fond de la fosse.
À ses côtés, il plaça le tronçon de rapière qui n’avait pas quitté le vieux lutteur.
Puis il le couvrit soigneusement, et lui-même, doucement, commença à ramener du gazon, des feuillages, puis de la terre; alors, il sortit de la fosse qu’il commença à combler… Au bout d’une demi-heure, tout était fini!…
Le maréchal et les paysans s’approchèrent de cette tombe et s’inclinèrent profondément.
Loïse et le chevalier s’agenouillèrent, leurs mains s’unirent…
Et comme Loïse cherchait ce que, dans sa naïve croyance, elle pourrait dire qui fut bien venu du vieux père couché sous la terre, elle murmura:
– Ô mon père, je te jure d’aimer toujours celui que tu aimais tant!…
Bientôt, ils se relevèrent. Loïse, de deux branches coupées par un paysan, fit une croix et la planta dans la terre fraîchement remuée…
Alors, elle remonta dans la voiture; le maréchal se remit en selle, le chevalier sauta sur son cheval, et ils prirent le chemin de Montmorency.
Comme le soleil se levait, ils pénétraient dans l’antique château féodal…
Quant à la fosse creusée par le chevalier, voici ce qui arriva: la croix plantée par Loïse fut remplacée par les paysans qui avaient assisté à la scène, par une grande croix mieux faite. Plus tard, dans le petit village, on finit par oublier pourquoi il y avait une croix à cet endroit-là… Plus tard, le grand hêtre disparut, la source fut comblée… Mais la croix demeura, renouvelée de génération en génération…
Enfin, l’humble croix paysanne fut remplacée par un crucifix immense, qu’on appela le «Calvaire».
Le souvenir de ces choses s’est perpétué jusqu’à nos temps, et aujourd’hui encore, à l’endroit où le vieux routier rendit le dernier soupir, il y a une petite place qu’on appelle la place du Calvaire de Montmartre.