Le roi était couché. Son valet de chambre l’avait déshabillé, l’avait couvert d’un immense peignoir dans lequel Charles s’enveloppait pour dormir, puis il l’avait aidé à se mettre au lit; puis, éteignant les flambeaux et ne laissant qu’une veilleuse allumée, il s’était retiré sur la pointe des pieds.
Le roi était couché depuis une heure et ne dormait pas encore… Il méditait. Et chez cet être maladif, nerveux à l’excès, la méditation prenait tout naturellement sa forme la plus poétique et peut-être la plus féconde, c’est-à-dire la forme imaginative.
Ce n’étaient pas des raisonnements qui se présentaient à son esprit, mais des images.
Il revoyait la foule tumultueuse des huguenots, ces visages bouleversés de fureur, ces épées qui s’agitaient dans la rue de Béthisy, puis l’apaisement dès qu’il avait promis de venger l’amiral; puis ce grand enthousiasme lorsqu’il avait laissé sa propre garde dans l’hôtel. Jamais Charles n’avait entendu des cris aussi vibrants et aussi nombreux de «Vive le roi!». Depuis quelques mois, il n’entendait guère crier que «Vive la messe!» ou «Vive Guise!». Et l’ovation de la journée, ce triomphe qu’on lui avait décerné, lui inspirait autant de reconnaissance que de fierté.
Charles avait vingt ans: c’était un enfant. C’était un roi. Double raison pour excuser en lui l’égoïste vanité d’avoir entendu tant de cris qui se traduisaient par ce mot: «Vive moi!…»
Puis il revoyait Coligny tout pâle dans son lit, et il repoussait l’idée que cette physionomie sévère, mais loyale, pût être une figure de traître. Presque aussitôt, une image en appelant une autre, c’était sa mère qui passait sur l’écran de son imagination. Rassuré par l’image de Coligny, il frémissait devant celle de sa mère… Et il évitait de se demander pourquoi.
Guise lui apparaissait alors, éclatant d’orgueil, rayonnant de beauté, magnifique, souriant et vigoureux, autant que lui, pauvre petit roi, était chétif, triste et maladif… «Oui, certes, Guise serait un roi plus royal que moi!…» et une révolte le faisait se redresser, les poings serrés devant le tableau qu’il évoquait: Henri de Guise, dans la cathédrale de Reims, au milieu d’une foule délirante, sacré roi de France!…
Puis il s’apaisait en appelant à son aide le tableau de l’armée partant pour la guerre, la multitude des hommes d’armes défilant devant lui, Coligny, les huguenots, et Condé, Guise, tous, tous ceux qu’il redoutait de lui-même ou qu’on lui avait appris à redouter, tous, jusqu’à son frère d’Anjou, s’en allant aux pays lointains d’où, peut-être, ils ne reviendraient pas…
C’était sa grande trouvaille, cela. C’était sa politique.
Et alors, autour de lui, la paix, la tranquillité, l’amour de Marie Touchet.
Charles ferma les yeux et sourit doucement.
Maintenant, ce qui lui apparaissait, c’était ce coin paisible de Paris, la maison si calme de la rue des Barrés, et la jeune femme qui mettait ses bras autour de son cou, qui le regardait avec une si belle tendresse, et baisait doucement ses yeux en murmurant: Mon bon Charles…
Alors le sommeil le gagna.
C’était ainsi toutes les nuits; les rêveries qui précèdent le sommeil chez tout homme qui s’endort, aboutissent fatalement au point central de ses inquiétudes du jour. Chez Charles, après des méandres, la rêverie aboutissait toujours à Marie Touchet, et c’est avec elle qu’il entrait dans les rêves du sommeil ainsi étroitement enchaîné aux rêveries de l’avant-sommeil…
Charles était donc dans cet état où la vie réelle se fond en une sorte de lente catastrophe de ses lignes pour former les lignes d’une vie imprécise, lorsqu’un grattement, à une porte, le ramena violemment à la conscience des choses qui l’entouraient.
Il se souleva sur un coude et écouta.
Il y avait trois portes à sa chambre: une grande qu’on ouvrait à deux battants pour laisser entrer les courtisans au moment de son lever, et deux petites. L’une de celles-ci donnait sur un cabinet particulier par où le roi pouvait passer dans sa salle à manger. L’autre donnait sur un long et étroit couloir dérobé dont deux personnes seules, au Louvre, pouvaient faire usage: sa mère et lui.
C’est à cette dernière porte qu’on venait de gratter.
Le même signal se fit entendre, plus fort et presque impérieux.
Charles sauta à bas de son lit, alla à la porte et demanda:
– Est-ce vous, madame?
– Oui, sire: il faut que je vous parle sur l’heure.
Le roi ne s’était pas trompé: c’était bien Catherine de Médicis qui venait le réveiller. Il eut un geste d’ennui et regarda son lit. Mais aussitôt la pensée lui vint que quelque danger le menaçait sans doute. Son regard se troubla. Il s’habilla en hâte, plaça un poignard à sa ceinture, et ouvrit.
Catherine de Médicis entra, et sans autre explication:
– Mon fils, en ce moment, M. le chancelier de Birague, M. Gondi, le duc de Nevers, le maréchal de Tavannes et votre frère Henri d’Anjou sont réunis dans mon oratoire pour y prendre des décisions propres à vous sauver, à sauver l’État. Et ils attendent le roi pour lui soumettre le résultat de leur délibération.
Charles IX demeura un instant stupéfait.
– Madame, dit-il enfin, si je ne connaissais toute votre force d’âme et toute votre fermeté d’esprit, je me demanderais si une vision n’a pas troublé votre sang-froid et si vous êtes bien dans votre bon sens. Quoi, madame! vous me venez éveiller une heure après minuit pour me dire que ces messieurs délibèrent! De quel droit délibèrent-ils? Qui les a convoqués? Quel danger me menace et menace l’État? Les Espagnols sont-ils en France, ayant eu vent du bon tour que je leur veux jouer aux Pays-Bas avec l’aide de mon féal ami l’amiral? Ou bien la peste est-elle dans Paris? Vraiment? M. Gondi délibère! Le fils du maître d’hôtel de mon père… le fils d’un faquin qui se veut à toute force mêler de ce qui ne le regarde pas. Qu’il se mêle de cuisine [22]! Nevers délibère! Une belle brute, qui a fait plus de mal au royaume avec sa bande de soudards, sous prétexte de nous aider, qu’une armée ennemie n’eut commis de dévastations! M. de Birague délibère! Un ambitieux qui ne rêve que carnage dans l’espoir de pêcher dans le sang quelque nouveau titre. Tavannes délibère! Un soldat violent qui me jette parfois d’étranges regards et que je soupçonne de… mais je n’en dis pas plus… Je ne dis rien de mon frère: c’est peut-être que j’en pense trop long sur lui, madame!… Donc, ces messieurs délibèrent? Eh bien, qu’ils délibèrent donc et me laissent dormir en paix!… Bonsoir, madame!
Et Charles IX, tournant le dos à sa mère, commença à défaire les aiguillettes de son pourpoint noir.
– Charles, dit froidement Catherine, ne vous déshabillez pas. Ou bien, ce sera peut-être pour la dernière fois.
Le roi se retourna vivement vers elle. Ses yeux avaient pris cette expression de terreur, ses joues cette pâleur plombée qu’il avait au moment de ses crises. Catherine comprit qu’elle tenait son fils: l’épouvante, comme toujours dans leurs discussions, le lui livrait.
– Que se passe-t-il donc? balbutia Charles IX.
– Il se passe que vous avez heureusement des amis qui veillent sur vous. Il se passe que sous quarante-huit heures au plus tard, le Louvre doit être envahi, le roi massacré, moi exilée. Il se passe que les vaillants serviteurs que je viens de vous nommer sont venus m’avertir, et qu’à mon tour je vous avertis. Maintenant, sire, recouchez-vous, si vous voulez: je vais prévenir ces amis dévoués que leur délibération est inutile et que le roi veut dormir en paix…
– Le Louvre envahi! Le roi massacré! répétait Charles en passant ses mains sur son front jaune. Je rêve. C’est de la folie…
Catherine le saisit par un bras qu’elle serra nerveusement.
– Charles, dit-elle d’une voix sombre, ce qui est un rêve, c’est que vous vous défiez de votre mère, de votre frère, de ceux qui vous aiment et dont l’intérêt même, à défaut de leur affection, vous garantit le dévouement. Ce qui est de la folie, c’est de vous livrer pieds et poings liés à ces maudits hérétiques qui ont horreur de notre religion, qui ont juré de faire triompher leurs détestables doctrines et qui, pour en arriver à leurs fins, sont obligés de commencer par tuer le fils aîné de l’Église… Qu’avez-vous fait, Charles? Vous avez comblé ces gens-là des marques de votre affection, au point que la chrétienté catholique du royaume est réduite au désespoir, au point que trois mille seigneurs catholiques. Guise en tête, ont pris la résolution de sauver la France et l’Église malgré vous!… Vous voilà donc pris entre ces deux forces également redoutables: les huguenots, remplis d’orgueil, audacieux, ne connaissant plus de frein et résolus à nous imposer la réforme; les catholiques, désespérés, furieux, acculés à la révolte suprême. L’instant est grave, sire! Si grave que je me demande si, sur le point de tout perdre, honneur et couronne, nous ne ferions pas bien de sauver tout au moins notre vie en prenant la fuite! Votre attitude d’aujourd’hui a mis le feu aux poudres. En jurant publiquement, en pleine rue, de venger un malheureux coup d’arquebuse qui a effleuré le cher amiral, vous avez soulevé le peuple entier, que deux miracles successifs ont averti des volontés divines. Le prévôt Le Charron m’est venu dire qu’il n’est plus maître des capitaines de quartier, et que partout la foule s’assemble autour des églises. En faisant crier l’édit qui désarme les bourgeois, vous avez accrédité le bruit que vous voulez faire massacrer les Parisiens par les huguenots. En vous faisant escorter par les hérétiques, vous avez signifié aux gentilshommes catholiques qu’ils ne vous étaient plus rien, et que, sous peu, il leur faudrait céder le pas aux huguenots. Voilà ce que vous avez fait, sire! Oh! je sais bien, moi, que vous voulez seulement la paix, et que vous avez entrepris de vous débarrasser des huguenots en les envoyant aux Pays-Bas, et que vous demeurez le roi catholique, le fils bien-aimé de Rome! Mais qui voudra croire une mère dont l’affection est trop connue, et qui est par conséquent suspecte de partialité! Je vous le dis, Charles: c’est à peine s’il nous reste quelques heures pour prendre une résolution suprême! Ô mon Dieu! ajouta-t-elle tout à coup en levant les bras, éclairez le roi, et dites-lui, vous, puisqu’il se méfie de sa mère, dites-lui que l’heure est venue de mourir ou de tuer!
– Tuer! gronda Charles. Toujours tuer!… Qui faut-il tuer, voyons!…
– Coligny!
– Jamais!
Charles se redressa, livide, hagard. Les paroles de sa mère lui donnaient le vertige. Une exhorbitante terreur s’était emparée de lui. Il jetait autour de lui des regards de fou, et sa main s’incrustait au manche de son poignard. Mais la pensée de ce procès terrible qu’il faudrait faire à l’amiral (car dans son esprit, c’était de cela qu’il s’agissait) l’idée de faire condamner à mort cet homme qui était son hôte, qu’il avait attiré à Paris, qu’il avait fini par aimer, cela lui causait une insurmontable horreur.
Il est vrai qu’il avait quelque temps cru sa mère; il avait admis que l’amiral conspirait contre lui.
Mais les preuves de l’innocence du vieux chef s’étaient accumulées si nombreuses, si évidentes dans son esprit qu’il avait dû se rendre à cette évidence.
– Vous m’aviez dit, continua-t-il, que j’aurais les preuves de la trahison de Coligny et des huguenots. Où sont-elles, ces preuves?
– Vous voulez des preuves! fit rapidement Catherine. Vous en aurez!
– Et quand cela?
– Demain matin: pas plus tard. Écoutez. Je suis parvenue à faire saisir deux aventuriers qui ont surpris bien des secrets et qui en savent long à la fois sur Guise, sur Montmorency et sur Coligny. L’un d’eux est ce jeune homme, le chevalier de Pardaillan, qui vint au Louvre en compagnie du maréchal et qui eut une si étrange attitude. L’autre est son père. Je tiens ces deux hommes. Demain matin, ils vont être interrogés au Temple où ils sont prisonniers. Je vous apporterai le procès-verbal de l’interrogatoire et vous verrez que Coligny n’est venu à Paris que pour vous frapper!
La reine parlait avec une telle force de conviction que Charles, déjà terrorisé, se sentit cette fois convaincu.
Toutefois, il ne voulut pas avoir l’air de céder et dit avec une fermeté apparente qui était bien loin de son esprit:
– C’est bien, madame, demain, je veux lire moi-même l’interrogatoire de ces Pardaillan.
– Ce n’est pas tout, mon fils! reprit Catherine avec plus d’énergie encore. Je vous ai dit que Tavannes se trouve dans mon oratoire, et vous m’avez dit, vous, que vous vous défiez du maréchal… Eh bien, moi aussi, je m’en défie! Seulement, je ne me contente pas de supposer, moi. Je vais droit au but et je cherche à savoir la vérité: je la sais!
– Il y a donc une vérité sur Tavannes! s’écria Charles qui, cette fois, reçut un tel coup au cœur qu’il se laissa tomber dans un fauteuil.
– Une terrible vérité: savez-vous pourquoi le maréchal de Tavannes est au Louvre? C’est Henri de Guise qui l’a envoyé!… Ainsi cet homme qui commande aux trois quarts de la garnison de Paris, qui, d’un geste, peut faire marcher quatre mille soldats sur le Louvre, cet homme appartient à Guise! Et que vient-il faire en notre conseil? S’assurer que vous êtes vraiment le roi, que vous allez prendre les mesures propres à sauver votre trône, votre vie et l’Église!… Faute de quoi, c’est Guise qui les prendra ces mesures. Mais lui ne sauvera que l’Église… Quant à votre trône et à votre vie, vous devrez lui demander merci. Ah! Charles… mon fils… mon roi!… du courage, par le sang du Christ! Voyez les huguenots qui s’apprêtent à une suprême entreprise! Voyez Guise, qui attend de vous un moment de défaillance pour se faire élire capitaine général et marcher sur vous… sur le roi ami des hérétiques!…
– Par l’enfer! gronda Charles en se relevant. Ah! pour ceux-là, pas d’hésitation! Je n’ai que trop bien compris leur trahison. Je veux que sur l’heure même, on arrête Guise en son hôtel! Je veux qu’on arrête Tavannes dans votre oratoire… Holà!…
– Sire! Sire! cria Catherine en s’élançant et en plaçant sa main sur la bouche du roi pour l’empêcher d’appeler.
– Eh! madame! êtes-vous donc aussi avec eux! dit Charles en se débarrassant de l’étreinte.
– Charles, qu’allez-vous faire? Où sont vos gardes pour arrêter Guise? Sachez que Paris tout entier se lèvera pour le défendre. Ce n’est pas seulement du courage et de l’énergie qu’il faut ici, c’est de la prudence! Laissez Guise s’endormir dans sa sécurité, et nous le rattraperons bien tôt ou tard. L’essentiel est qu’il ne puisse rien faire cette nuit ni demain; et pour cela, il faut qu’il sache par Tavannes que vous êtes décidé à sauver l’Église!… Venez, Charles, venez mon fils… allons jouer ensemble la partie suprême qui doit raffermir sur votre tête cette couronne chancelante que tant de regards curieux voient prête à tomber!
Catherine paraissait transfigurée par l’enthousiasme.
Jamais le roi ne l’avait vue si forte, si vaillante, avec un visage enflammé, des yeux où roulaient des pensées tragiques.
Elle fut belle, en cette minute, de cette beauté fatale et sombre des génies du mal, lorsqu’ils sont sur le point de se déchaîner sur le monde.
Et lui, chétif, malingre, suant l’épouvante et la fièvre, il se sentit près d’elle comme un petit enfant.
Elle l’avait pris par la main et l’entraînait avec une irrésistible vigueur.
La reine atteignit son oratoire, ouvrit brusquement la porte et s’effaça devant Charles IX, qui entra le premier.
– Le roi! dit Tavannes.
Les autres se levèrent, s’inclinèrent, demeurèrent courbés.
Charles IX avait repris assez d’empire sur lui-même pour paraître calme.
Il couvrit son visage de cette dignité empruntée qui sert aux grands pour cacher leurs pensées.
– Messieurs, dit-il, je vous remercie de vous être rendus à mon appel…
Ce trait d’audace était presque un trait de génie, et Catherine regarda son fils avec étonnement.
– Asseyez-vous, messieurs, continua Charles, et délibérons sur les affaires présentes. Parlez le premier, monsieur le chancelier.
– Sire, dit Birague, j’ai fait crier aujourd’hui l’édit qui défend aux Parisiens de sortir armés dans les rues. Or, à mesure que cet édit se criait, les rues de Paris se sont remplies de gens en armes. Les capitaines de quartier ont rassemblé leurs hommes, et à l’heure qu’il est, il y a dans chaque maison des soldats prêts à occuper les carrefours. J’estime, sire, qu’il nous est impossible de résister à une pareille force. Les circonstances sont telles que Votre Majesté me pardonnera de parler sans ambages: si M. de Coligny est encore vivant d’ici vingt-quatre heures, il ne restera plus pierre sur pierre dans Paris.
– Votre avis est donc que nous devons arrêter M. l’amiral et instruire son procès?
– Mon avis, sire, est qu’on doit exécuter M. de Coligny séance tenante et sans autre forme de procès.
Le roi ne montra aucune surprise.
Seulement, il devint un peu plus pâle, et ses yeux parurent encore plus vitreux que d’habitude.
– Et vous, monsieur de Nevers?
– Moi, dit le duc de Nevers, j’ai vu ce soir des bandes de huguenots qui, hautement, accusaient Votre Majesté de jouer double jeu. J’ai vu ces mêmes huguenots tout pâles et déconfits au moment où ils ont su que l’amiral avait été tué; ils se préparaient tous à prendre la fuite. Puis, lorsqu’ils ont connu la vérité, plus insolents que jamais, ils ont décidé qu’il fallait exterminer les catholiques, de crainte d’être exterminés par eux; qu’on tue Coligny, et tout danger est conjuré. Mais si Coligny est vivant demain soir ou dimanche matin, je pense comme M. le chancelier que nous sommes tous perdus.
Tavannes, interrogé, fit une réponse pareille.
Le duc d’Anjou assura que le maréchal de Montmorency à la tête des politiques allait se réunir aux huguenots pour accabler le roi et Paris.
Gondi, dans un beau mouvement de colère, dit qu’il était prêt à étrangler l’amiral de ses propres mains.
Catherine ne disait rien.
Elle écoutait et souriait.
Seulement, quand tous eurent parlé, quand elle vit Charles IX si pâle qu’on eût dit un spectre, ses lèvres blanches agitées d’un tremblement convulsif, elle se tourna vers lui et prononça:
– Sire, nous ici présents, et toute la chrétienté comme nous, attendons le mot qui doit nous sauver.
– Vous voulez donc que l’amiral meure? bégaya Charles.
– Qu’il meure! dirent-ils tous d’une voix.
Le roi se leva de son siège et se mit à marcher à pas précipités dans l’oratoire, essuyant à grands revers de mains l’abondante sueur qui coulait sur son visage.
Catherine le suivait des yeux dans ses évolutions. Sa main, cette main de femme encore fine et belle, s’était crispée au manche de la dague qu’elle portait toujours à sa ceinture. Une double flamme d’un feu sombre jaillissait de ses prunelles grises; ses sourcils s’étaient contractés; toute sa personne se raidissait dans une tension de volonté portée au paroxysme. Qui peut savoir quelles pensées roulaient dans cette tête à ce moment? Qui sait si elle ne rêva pas le meurtre de ce fils indigne d’elle?…
Charles IX allait et venait, murmurant des mots sans suite.
La reine le vit s’arrêter au pied du grand christ d’argent massif sur sa croix d’ébène. Il leva des yeux hagards. Christ et le roi de France parurent se regarder. Catherine fit trois pas rapides et, levant ses deux bras vers la croix, d’une voix rauque, rocailleuse, empreinte d’une étrange exaltation, elle cria:
– Maudis-moi, Seigneur, maudis-moi d’avoir porté dans mes flancs un fils qui méprise ta loi, résiste à tes ordres, et sous ton divin regard, songe à jeter bas ton temple!…
Charles, les cheveux hérissés, recula et gronda:
– Vous blasphémez, madame!…
– Maudis-moi, Seigneur! continua Catherine fanatisée par l’excès de l’effort, maudis-moi de ne pas trouver les paroles qui doivent convaincre le roi de France! Puissé-je être dévorée par les chiens avant de voir l’affreux spectacle de l’hérésie triomphante grâce à la faiblesse de mon fils!…
– Assez! Assez, madame!… Que voulez-vous?…
– La mort de l’Antéchrist.
– La mort de Coligny! murmura Charles.
– Ah! cria Catherine d’une voix éclatante, vous voyez bien que vous le nommez!… Oui, sire, vous le savez comme nous tous, l’Antéchrist, c’est l’hypocrite qui nous a tué plus de six mille braves en tant de batailles, qui nous fait une guerre acharnée, qui, dans Paris même, exalte l’orgueil de ses démons et fomente la destruction de la sainte Église!
– C’est mon hôte, madame!… Messieurs, songez-y… c’est mon hôte!… C’est le déshonneur pour moi si je le tue!
– C’est l’enfer qui nous attend tous s’il vit! rugit Catherine.
– Moi, je retourne en Italie, dit Gondi. Le salut de mon âme avant tout!
– Sire, fit le chancelier de Birague, daigne Votre Majesté me permettre de me retirer sur mes terres…
– Par le tonnerre du ciel! vociféra Tavannes, comme s’il n’y eut plus eu de respect possible, je vais offrir mon épée au duc d’Albe!
– Partez! gronda Catherine. Partez donc tous! que l’exode des fils de France commence donc! Malheur! malheur sur nous!… Charles, ta mère demeurera seule avec toi, et mourra sous tes yeux, te couvrant de son corps avant que les hérétiques ne te frappent!…
Et se rapprochant de lui, elle lui glissa dans l’oreille:
– Avant qu’Henri de Guise ne soit proclamé roi de France pour avoir arraché le royaume aux huguenots!…
– Vous le voulez! haleta Charles IX, vous le voulez tous!… Eh bien, tuez-le! Tuez l’amiral! Tuez mon hôte! Tuez celui que j’appelle mon père! Mais, par l’enfer, tuez aussi tous les huguenots de France afin qu’il n’en reste pas un pour me reprocher ma félonie! Tuez! Tuez tout! Tuez!… Ah!…
Son visage se convulsa.
Et ce rire funèbre, fantastique et terrible, qui parfois éclatait sur ses lèvres, le secoua de frissons convulsifs.
– Enfin, avait hurlé Catherine avec un accent de joie furieuse.
– Enfin! répéta le maréchal de Tavannes avec une sorte de contrariété.
D’un geste, Catherine les entraîna tous dans son cabinet proche de l’oratoire, tandis que le roi tombait sur un fauteuil, luttant désespérément contre la crise qui se déchaînait.
– Monsieur le maréchal, dit alors Catherine, en regardant Tavannes en face, je vous charge d’avertir M. de Guise que le roi est décidé à sauver l’Église et le royaume. Nous comptons sur lui…
Tavannes s’inclina.
– Allez messieurs, reprit la reine, voici trois heures qui sonnent; soyez ici demain matin à huit heures; amenez-moi, M. de Guise, M. d’Aumale et M. de Montpensier, et M. de Damville; n’oubliez pas le prévôt Le Charron. Que dès huit heures, nous soyons tous assemblés ici… nous n’aurons pas trop d’une journée pour préparer la suprême bataille qui doit sauver la religion. Allez, messieurs, que Dieu vous assiste!…
– Dieu protège la reine! firent-ils en se retirant.
Le duc d’Anjou demeura seul avec sa mère.
Catherine lui prit les deux mains, le regarda longuement avec une profonde tendresse, et d’une voix très douce murmura:
– Tu seras roi, mon fils! Va te reposer…
– Ma foi, dit le futur Henri III en bâillant, j’en ai grand besoin, madame.
Et il se retira sans répondre au baiser de sa mère, dont les bras retombèrent lentement, et dont les yeux s’embuèrent d’humidité.
Cette indifférence du fils préféré, adoré… c’était le tourment, la plaie secrète de ce cœur de granit… c’était peut-être le châtiment.
Après quelques minutes de rêverie, Catherine alla ouvrir une porte.
Ruggieri parut. Il avait, depuis trois jours, vieilli de dix ans. Ses épaules se voûtaient. Ses tempes avaient grisonné.
– Il est temps, dit la reine. Préviens Crucé, Kervier, Pezou…
– Oui, madame, dit Ruggieri d’une voix blanche.
– C’est pour la nuit prochaine. Charge-toi du signal. À trois heures après minuit. L’heure est bonne. C’est le moment du profond sommeil. Tu placeras quelqu’un aux cloches de Saint-Germain-l’Auxerrois…
Ruggieri tressaillit et eut un geste d’horreur.
– Es-tu fou? gronda Catherine en haussant les épaules.
– J’irai moi-même, murmura sourdement Ruggieri, le glas de mon fils n’a pas été sonné… Je le sonnerai!…
– Son fils! songea la reine. Mon fils!…
Elle eut un geste violent et rude pour écarter d’importunes pensées et reprit:
– À propos, qu’as-tu fait de Laura?
– Morte, dit Ruggieri.
– Et Panigarola?
– Je ne sais pas.
– Il faudra savoir. Cet homme peut être dangereux… s’il survit à son amante… Va maintenant, j’ai à travailler…
Ruggieri disparut silencieusement, pâle comme un fantôme.
La reine se mit à table. Bien qu’il fût plus de trois heures, elle n’avait nullement sommeil. Elle saisit sa plume et fébrilement commença à écrire…
Mais bientôt, elle s’arrêta… la plume tomba de ses mains…son front s’inclina et, d’une voix sourde, à peine perceptible, dans un long et terrible soupir qui gonfla son sein, elle murmura:
– C’était mon fils!
Cependant, Charles IX, la tête en feu, le corps grelottant de fièvre s’était traîné hors de l’oratoire, le long du couloir réservé, et avait regagné sa chambre à coucher.
Il se jeta tout habillé en travers de son lit, mais n ‘y demeura que quelques minutes.
Il allait et venait d’un pas tremblant, et parfois soulevait les rideaux de sa fenêtre pour voir si le jour ne paraîtrait pas. Ses deux lévriers favoris, Nysus et Euryalus, le suivaient d’un air inquiet dans ses évolutions.
– Que faire pour ne pas penser à cela? murmurait-il en claquant des dents.
Il alluma tout ce qu’il y avait de flambeaux dans la chambre, et allant à un petit meuble vitré, en tira un manuscrit.
– Si je travaillais un peu à mon livre?…
Le manuscrit était tout entier dans la main du roi. Il portait ce titre: La Chasse royale [23]. Le roi le feuilleta machinalement de ses mains qu’agitaient des tremblements, et arriva jusqu’aux dernières lignes, jusqu’à la dernière phrase. Elle commençait par ces mots:
– Lorsque l’animal est hallali…
– Hallali! gronda le roi. Oh! l’infernal et sinistre hallali qui se prépare!…
Il rejeta furieusement le manuscrit au fond du petit meuble. Un gémissement se fit entendre.
– Qui est là? hurla Charles en se retournant livide.
C’était Nysus, l’un de ses deux chiens, qui sollicitait une caresse. Ils étaient là tous les deux, le museau pointu en l’air, le regardant et l’interrogeant.
– Ah! fit Charles avec un soupir, c’est vous?… Que voulez-vous?… Êtes-vous chiens de chasse?… Est-ce la curée que vous réclamez?… Arrière, arrière! C’est trop de sang!…
Les deux lévriers effarés se reculèrent en jetant une plainte.
Charles vacilla sur ses jambes, ses mains s’étendirent pour chercher un appui, il tomba. Ses ongles s’incrustèrent sur le tapis; ses yeux se convulsèrent jusqu’à paraître entièrement blancs; sa bouche écuma… ses lèvres crispées laissèrent échapper de confuses paroles qui voulaient être des cris et qui ne formaient qu’un murmure à peine perceptible:
– À moi!… Voici Guise qui m’assassine! Au meurtre!… Qui vient derrière lui?… Coligny! Les huguenots!… À mort! Tuez, tuez!… Mettez-moi ce Pardaillan au chevalet… Réponds! Que sais-tu?… Guise et Coligny me veulent meurtrir, dis?… Les voici!… À moi!… Cosseins!… Arrêtez ma mère! Ah! je meurs!…
Il demeura pantelant pendant dix minutes.
Puis se redressant sur ses mains:
– Que de sang!… Seigneur! Seigneur!… Voilà que je sue du sang, à présent!… Maître Ambroise, sauvez-moi!… Horreur! c’est du sang! une mer de sang! J’étouffe! à moi! Oh! ils me laisseront noyer dans le sang!… Cela monte… cela clapote… il y en partout… Fuyons, Marie fuyons… Là… plus haut, dans les tours de Notre-Dame!… fuyons, Marie… le sang monte toujours… Plus haut… jusque sur la tour Oh! les cloches! Miséricorde! Le sang monte… Paris! où est Paris?… Plus de Paris… tout est submergé dans le sang!…
Pendant une heure, le roi se débattit contre la crise, dans l’effroyable cauchemar de sa vision.
Puis, il n’eut plus qu’un souffle court et rauque, puis il tomba d’un morne et profond sommeil…
Quand il se réveilla, il faisait jour.
Une fatigue énorme le clouait sur le coin de tapis où il était tombé. Il vit ses deux chiens couchés près de lui et lui léchant les mains. Il les caressa lentement et, au bout de quelques minutes, parvint à se relever…
Ses bras se levèrent et, de toute sa foi maladive, de toute sa croyance nerveuse, il balbutia:
– Seigneur! mon doux Seigneur Jésus!… Ce n’était qu’un rêve!…