Lorsque le tumulte se fut apaisé, Catherine de Médicis prononça quelques mots, et les cinquante, une à une, quittèrent l’église. Seulement, l’une d’elles, en sortant dans la rue, alla droit à un groupe de quatre ou cinq hommes qui attendaient et leur parla à voix basse.
Les hommes, alors, entrèrent dans l’église et marchèrent jusqu’au maître-autel où ils virent une femme agenouillée, complètement enveloppée dans ses voiles noirs.
La femme leur montra le cadavre du comte de Marillac.
– Et celle-ci? fit l’un d’eux en désignant Alice de Lux.
La femme secoua la tête: les hommes saisirent Marillac et l’emportèrent hors de l’église.
Alors la reine éteignit les quatre cierges qui brûlaient à droite et à gauche du tabernacle. Puis, dans l’obscurité que trouait seule maintenant la faible lueur de la veilleuse suspendue aux voûtes, elle se baissa, se pencha sur une ombre étendue au pied de l’autel.
Cette ombre, c’était le moine Panigarola.
La reine plaça sa main sur la poitrine du moine et constata que le cœur battait sourdement. Alors, elle tira un flacon de son aumônière, et l’ayant débouché, le fit respirer à l’homme évanoui.
Pendant quelques minutes, ses efforts furent vains…
– Pourtant, il vit! gronda-t-elle.
Enfin, un léger tressaillement agita le moine, et bientôt il entrouvrit les yeux. Catherine, alors, lui versa sur les lèvres une goutte ou deux du liquide qu’elle venait de lui faire respirer – violent révulsif composé par Ruggieri, et dont elle avait maintes fois expérimenté la puissance.
«Bon! pensa la reine. Il n’a rien vu… rien entendu!»
Panigarola se remit debout.
Il lui sembla qu’il sortait de la tombe, et la pensée indécise, affaiblie, lui parut revenir des lointaines régions de la mort. Et en effet, il est probable que sans les soins de la reine, il se fut éteint dans la syncope qui l’avait terrassé.
Catherine le prit par la main, le conduisit jusqu’au cadavre d’Alice, et dit:
– Elle est morte, mon pauvre marquis… Vous voyez, il l’a tuée… J’ai assisté, impuissante, à ce meurtre… Lorsqu’il a vu le papier que vous teniez dans vos mains raidies, il s’en est emparé… il l’a lu… jamais je ne vis fureur pareille… en quelques instants, la malheureuse enfant, lacérée, déchirée comme vous voyez, est tombée sous ses coups… Mais vous êtes vengé… quelques gentilshommes qui m’avaient escortée… l’ont vu sortir sanglant, hagard… ils ont cru qu’il venait de me frapper moi-même, et à cette heure… le cadavre de Marillac roule parmi les flots de la Seine… Adieu, marquis… je laisse le corps de cette pauvre fille à vos soins pieux… que Dieu ait pitié de son âme…
La reine avait parlé d’une voix basse, lente et monotone.
Le moine n’avait pas fait un geste. Avait-il entendu, seulement? Oui, sans doute. Mais peut-être répugnait-il à parler à cette reine. Il éprouvait près d’elle une insurmontable horreur sans qu’il pût en préciser les causes.
Catherine, alors, se recula, pareille à un fantôme qui rentre dans les ténèbres, d’où il est sorti un instant pour quelque maléfice; quelques instants plus tard, seule, à pied, sans escorte, son poignard à la main, vaillante comme un reître, l’âme gorgée d’horreur, paisible et forte, en digne fille des rudes condottiri dont elle avait hérité la violence et la dureté, elle se glissait par les rues, nocturne domaine des truands, et rentrait en son hôtel.
Panigarola demeuré seul se pencha sur le cadavre d’Alice. Il n’éprouvait aucune émotion, du moins en apparence.
Sa main se posa sur le sein nu et glacé: rien ne palpitait plus sous ce sein de neige. Alice était bien morte.
Le moine, se redressant, regarda autour de lui comme pour chercher quelque chose. Ayant trouvé, sans doute, il se dirigea vers le bénitier, y trempa son mouchoir de fine batiste, et revenant au cadavre se mit à laver doucement les taches de sang.
Bien que l’obscurité fût profonde, excepté au-dessous de la pâle veilleuse, il semblait y voir parfaitement, et, dans ses allées et venues, marchait sans hésitation, sans bruit.
Par trois fois, il retourna au bénitier tremper son mouchoir.
Le bénitier, dès lors, parut plein de sang.
Par un hasard assez inexplicable, Alice n’avait aucune plaie au visage, et le sang qu’elle y portait provenait des blessures qui avaient labouré ses épaules, sa gorge et sa poitrine.
Lorsqu’il eut achevé de laver toutes ces plaies, le moine contempla un instant le cadavre: le visage pâle d’Alice apparaissait dans l’indécise clarté de la veilleuse, avec sa merveilleuse beauté pour ainsi dire idéalisée; les cheveux étaient dénoués et flottaient autour des épaules; aucune contraction ne déformait les lèvres que soulevait seulement le mystérieux sourire de la mort. Il semblait que ces seins admirables allaient se soulever dans le gonflement rythmique et paisible du sommeil.
Panigarola, cependant, avait examiné les blessures, l’une après l’autre.
Il y en avait dix-sept. C’étaient de longues déchirures à fleur de peau; aucune n’avait pénétré aux sources de la vie.
Le moine secoua la tête et murmura:
– Pas une de ces blessures n’était mortelle…
Continuant son funèbre examen, il remarqua à l’index de la main droite une bague dont le large chaton était comme crevé. À grand-peine il retira la bague du doigt qui se raidissait déjà.
Alors, il illumina un cierge et, avec une sorte de curiosité morbide, étudia la bague.
Dans le chaton éventré, il aperçut quelques grains d’une poudre blanche, et il sourit comme peut sourire un savant qui vient de déchiffrer un problème.
Il rajusta les bords du chaton, de façon que le reste de poudre ne pût s’en échapper, et plaça la bague à son plus petit doigt.
– L’anneau des fiançailles, dit-il gravement, sans ironie, sans tristesse apparente.
Revenant à Alice, il essaya de la recouvrir tant bien que mal; mais, comme il ne pouvait arriver à rejoindre les lambeaux lacérés du corsage, il se dépouilla de sa robe de gros drap brun, et en enveloppa le cadavre.
Il apparut alors dans son élégant costume de riche gentilhomme.
D’un geste puissant, presque sans effort, il souleva dans ses bras le cadavre habillé de sa robe de moine, et l’emporta vers la porte que Ruggieri lui avait ouverte au moment où il était entré dans l’église.
Un carrosse de voyage était là qui attendait: c’était celui que la reine avait fait venir.
Un homme vêtu en postillon s’approcha du marquis de Pani-Garola et lui dit:
– Monseigneur, voici la chaise de route…
– Cette voiture est là pour moi? demanda-t-il sans s’étonner.
– Oui, monseigneur. J’ai des ordres. Nous prenons la route de Lyon et de l’Italie. Vous n’avez qu’à monter.
Le marquis, sans répondre, déposa Alice dans la voiture, l’allongea sur la banquette, de façon qu’elle ne pût tomber: puis, refermant la portière, il alla se placer à la tête des chevaux qu’il saisit par la bride.
Et il se mit en marche.
Le postillon, étonné, suivait et songeait:
– Voici l’épousé que m’a dit la reine… L’épousée est dans la voiture… mais pourquoi habillée en moine?…
Il était à ce moment deux heures du matin, et la tempête qui, cette nuit-là, ravagea Paris, abattant des cheminées, déracinant des arbres, la tempête était à son apogée de puissance dévastatrice [20]. De larges éclairs éventraient le ciel noir, du zénith à l’horizon. Leur fauve lueur illuminait alors le spectacle fantastique de cette lourde voiture de route qu’un magnifique gentilhomme, nu-tête, d’un pas raide et comme automatique, conduisait en traînant les chevaux par la bride, tandis que le postillon suivait derrière, comme on suit un enterrement.
Par moments, la rafale arrêtait l’attelage, les chevaux la tête dans le vent, les jambes arquées dans une résistance.
Le postillon, terrifié maintenant plus encore par ce gentilhomme silencieux qui avait une allure de spectre que par la bataille qui hurlait dans les airs, s’abritait derrière la voiture, s’accrochait aux rayons des roues.
Panigarola demeurait immobile, sa face livide levée vers le ciel en feu.
Et lorsque la rafale était passée, il reprenait sa marche, dans le bruit de la ferraille de la voiture funéraire, dans le tumulte, les sifflements et les clameurs des éléments déchaînés.
– Où va-t-il? Où va-t-il? murmurait le postillon éperdu. Pour un voyage de noces… c’est drôle… j’ai peur!
Panigarola s’arrêta tout à coup, et l’homme ayant regardé autour de lui, se signa rapidement et bégaya:
– Le cimetière des Saints-Innocents!…
Panigarola, sans plus faire attention à cet homme que s’il n’eût pas été là, monta dans la voiture; l’instant d’après, il en redescendait tenant dans ses bras le cadavre d’Alice.
Il le déposa au pied du petit mur qui, de ce côté, clôturait le cimetière.
Et il alla frapper à la fenêtre basse d’une sorte de cabane qui se dressait là.
Le postillon, de ses yeux agrandis par l’effroi, considérait celle qu’il avait appelé l’épousée. Un coup de vent écarta la robe de gros drap: la figure livide du cadavre lui apparut. Alors, avec une sourde imprécation, il sauta sur la selle du cheval conducteur, enfonça ses éperons dans les flancs de l’animal, et comme emportée par une rafale d’épouvante, la lourde voiture s’enfuit dans la nuit…
– Qui va là? dit une voix chevrotante, au coup que Panigarola frappa.
– Vous êtes le fossoyeur? demanda le gentilhomme. Ouvrez!
La porte de la cabane s’ouvrit. Un vieillard parut, qui tenait à la main une lampe fumeuse. Cet homme examina un instant l’étrange visiteur qui le venait réveiller à pareille heure. Puis il eut une exclamation de surprise:
– Le révérend Panigarola! murmura-t-il. Sous ce costume!…
– Vous me connaissez?
– Qui ne connaît Votre Révérence? qui ne l’a entendue prêcher.
– Bon! Alors, si vous savez qui je suis, vous savez ce qu’il vous en coûterait pour me désobéir?
– Oh! comment un pauvre diable comme moi pourrait-il désobéir au saint homme devant qui tremble la cour, à ce qu’on dit… et qui représente notre Saint-Père lui-même… à ce qu’on dit, toujours… car moi, je ne sais rien… je vis retiré dans mon trou… je ne sais rien, sinon que Votre Révérence a tout pouvoir et toute autorité sur moi!
– C’est bien. Prends ta pioche, tes instruments…
– Il s’agit donc?… interrogea le vieillard craintif et perplexe.
– De creuser une fosse, oui! dit Panigarola d’une voix qui glaça le fossoyeur. Ne t’avise pas de t’étonner, d’interroger, de résister… prends ta pioche et marche!
Le fossoyeur trembla. Ses cheveux se mouillèrent d’une sueur froide. Cette voix qu’il entendait ne lui parvenait pas comme une voix humaine. Elle paraissait monter du fond d’une tombe. Elle avait des accents rauques, durs, plaintifs, elle gémissait et grondait. Et le moine, les yeux vitreux, les lèvres blanches, lui semblait investi non plus de la redoutable puissance que la foule lui croyait, mais de la puissance plus terrible des apparitions spectrales.
Vacillant, il saisit une pioche et une pelle.
Sur un signe du funèbre visiteur, il ouvrit une porte et pénétra dans le cimetière.
Panigarola avait soulevé dans ses bras le cadavre d’Alice et l’étreignit en marchant, d’une étreinte dont aucune parole ne pourrait rendre l’infinie douceur.
Il l’étreignait comme l’amant le plus passionné peut serrer dans ses bras la vierge qui lui avoue son amour.
Il l’étreignait comme une mère douloureuse peut étreindre le cadavre de l’enfant bien aimé qu’elle essaye de faire revivre.
Et comme là-bas, dans l’église, comme au moment où son regard avait fait comprendre à Alice qu’il pardonnait, ses yeux se levaient avec l’expression de l’infinie pitié, de la souveraine miséricorde qui submergeait son âme…
Le fossoyeur s’était arrêté.
Panigarola s’arrêta.
Le vieillard commença à creuser, avec une hâte maladroite, de ses mains tremblantes.
Cela dura une heure. Au bout de cette heure, la fosse fut assez profonde.
Or, pendant cette heure-là, le marquis de Pani-Garola, le premier amant d’Alice de Lux, se tint debout au bord de la fosse qui se creusait, tenant dans ses bras le cadavre de son amante. Il n’eut pas un fléchissement de fatigue, pas un tressaillement. Ses yeux de pitié demeurèrent rivés sur le visage de la morte, sans un tressaillement des cils. Pendant cette heure-là, tandis que le fossoyeur piochait, tandis que les éclairs l’enveloppaient de leurs nappes livides, tandis que les croix de bois, déracinées par le vent, tombaient autour de lui avec des bruits secs de branches qui se brisent, il fut une statue du désespoir et de la pitié.
Le fossoyeur étant remonté, Panigarola descendit dans la fosse et y coucha son amante.
Il couvrit soigneusement son visage et ses mains, l’enveloppa tout entière dans la robe de moine.
Alors, il remonta sur les bords de la fosse.
Le vieillard, effaré, ses mèches grises au vent, tendit son doigt pour désigner le cadavre, et demanda:
– Quoi!… sans cercueil?…
– Il n’en est pas besoin… dit Panigarola.
– Quoi! à peine couverte!…
– Elle sera mieux couverte tout à l’heure.
Le fossoyeur ne comprit pas le sens de ces paroles, ou peut-être ne les entendit-il pas, emportées qu’elles furent par un mugissement de la tempête.
Il saisit sa bêche et s’apprêta à jeter dans la fosse la première pelletée de terre.
Panigarola l’empoigna par le bras et dit:
– Pas encore!
Le fossoyeur, déjà penché, se redressa. Panigarola continua:
– Il manque quelqu’un dans la fosse…
– Qui? hurla le vieillard.
– Moi.
Le fossoyeur vacilla d’épouvante. Il était transporté dans les régions de l’horreur… Il ne cherchait pas à comprendre. Il ne vivait plus, il rêvait.
– Va-t’en, reprit Panigarola. Tu reviendras dans une heure. Et alors, écoute…
– J’entends, dit le vieillard en claquant des dents.
– Tu recouvriras la fosse sans y regarder… il y aura deux cadavres, le mien et le sien… tu recouvriras tout.
– Oui.
– Prends ceci.
Il tendit au fossoyeur une bourse pleine d’or: une fortune. Le vieillard s’en saisit. Dès lors, il se rassura quelque peu.
– C’est pour que je ne dise rien? demanda-t-il avec un sourire où luttaient l’avarice et l’effroi.
Panigarola secoua la tête.
– C’est donc pour me payer ma besogne?
– Si tu disais un mot de ce que tu fais cette nuit, tu serais pendu. Quelqu’un à moi nous regarde, nous épie, et te surveillera quand je n’y serai plus. Quant à ta besogne, je n’ai pas à la payer puisque tu es le fossoyeur…
– Alors, pourquoi cet or?
– Écoute… Demain, dans huit jours, dans un mois, je ne sais pas quand, un enfant viendra… un petit garçon, cheveux noirs, yeux noirs, figure triste, pâle et chétive… six ans à le voir… Cet enfant, tu le prendras par la main, tu le conduiras sur cette fosse, et tu lui diras: «Si c’est la tombe de ta mère que tu cherches, la voici.» M’as-tu bien compris? Le feras-tu?
– C’est facile.
– L’enfant s’appelle Jacques Clément.
– Jacques Clément. Bon. Il pourra venir prier et pleurer tant qu’il voudra. C’est sacré.
Panigarola eut un geste de satisfaction. Peut-être la pensée de son fils avait-elle amolli son cœur. Peut-être commençait-il à s’attendrir. Peut-être une douleur plus humaine commençait-elle à fondre les glaces de son désespoir. Car ce fut d’une voix plus étouffée qu’il répéta:
– Va-t’en. Souviens-toi. Et reviens dans une heure.
Le fossoyeur recula, s’en alla, les yeux tournés vers cet homme qui, debout sur le bord de la fosse, immobile, paraissait un spectre se préparant à rentrer dans la tombe d’où il était sorti.
Une terreur insensée, de nouveau, s’abattit sur lui. Il sentit qu’il allait tomber et s’appuya à quelque chose qui était une croix de bois. Il s’y cramponna. Et de là, il continua à regarder. Un large éclair lui montra l’homme qui se courbait sur le bord de la fosse…
Puis l’obscurité se fit plus profonde.
Le fossoyeur laissa échapper un gémissement d’épouvante, et ses ongles s’incrustèrent à la croix; mais son cri se confondit avec les hurlements de l’ouragan.
Un nouvel éclair illumina le cimetière. Le fossoyeur, à bout de forces, tomba sur ses genoux: cette fois, il n’y avait plus personne au bord de la fosse!…
Panigarola s’était étendu près du corps d’Alice, son visage tourné vers le visage de la morte. Il avait dégainé sa dague, pour se frapper sans doute au cas où la mort ne viendrait pas assez vite.
Alors, il porta à ses lèvres le chaton qu’Alice avait mordu et le mordit à la même place.
Et il absorba le reste de poudre blanche.
Il ne parlait pas. C’est à peine s’il pensait. Son bras droit s’arrangea sous le cou de la morte. Ses yeux grands ouverts cherchaient à la voir. Et dans ces yeux, il n’y avait ni haine ni amour, seulement une pitié infinie, une expression de surhumaine miséricorde.
À vingt pas de là, le fossoyeur écroulé au pied de la croix de bois, hagard, livide, le cou tendu vers la fosse, attendait. L’heure convenue s’écoula. Puis une autre. La tempête, lentement, s’apaisa. Et ce fut seulement au jour venu, au moment où dans un ciel pur, lavé par les grands souffles, monta la lumière du soleil levant, ce fut alors seulement que le vieillard, reprenant conscience de lui-même, se traîna jusqu’au bord de la fosse et y jeta un regard empreint de cet étonnement indicible que causent les visions des rêves tragiques.
Les deux cadavres tournés visage contre visage, les yeux ouverts, la bouche crispée, semblaient se regarder, se sourire, et se dire des choses mystérieuses et douces.
Le vieillard se dépouilla du surtout en peau de mouton qui couvrait ses épaules et le plaça sur les deux visages.
Puis, en hâte, il commença à remplir la fosse à pelletées rapides.