Vers l’heure où Catherine de Médicis, au balcon du Louvre, attendait le premier coup de tocsin, Catho, comme on a vu, cheminait dans la nuit que sillonnaient de lueurs falotes les lanternes des marqueurs de portes. Elle était paisible et farouche. Son âme primitive ne prévoyait ni obstacles ni dangers. C’était tout simple, ce qu’elle entreprenait!… et c’était formidable.
Parvenue devant l’ouverture d’un profond cul-de-sac plus noir et plus silencieux encore que les rues avoisinantes, elle s’arrêta, et, à demi-voix, se mit à fredonner une complainte qui commençait ainsi:
Monsieur le duc de Galilée
A pris sa dague et son épée
Landerirette
Voici le chevalier du guet
Là-bas qui guette et fait le guet
Landerira…
Aussitôt dans le cul-de-sac se produisit un murmure confus de voix, vite étouffé, un remous d’ombres se mettant en mouvement. Catho se remit en marche. Mais cette fois, elle n’était plus seule. Une troupe étrange la suivait. Près de trois cents femmes. Toutes celles à qui, dans son cabaret, elle avait donné rendez-vous. Mendiantes et ribaudes, jeunes et vieilles, borgnasses, bancales, boîteuses, hideuses mégères de la cour des Miracles ou belles filles d’amour, elles marchaient en troupeau serré, Catho en tête, étrange général de cette armée fantastique. Elles allaient d’un bon pas. Toutes étaient armées, les unes de vieux pistolets, les autres d’épées rouillées, d’autres d’une barre de fer, d’autres, d’un simple gourdin, d’autres, enfin, n’avaient que leurs griffes. Elles étaient insouciantes, habituées à des expéditions nocturnes, habituées à voir pendre tantôt l’une, tantôt l’autre, résignées toutes à la potence qui les guettait, comme le chevalier du guet de leur complainte, ne tenant guère à leur misérable vie, et enfin ne croyant pas au danger.
Comme pour Catho, c’était tout simple, ce qu’elles entreprenaient!
À diverses reprises, le fantastique troupeau qui piétinait derrière Catho fut arrêté par ces petites troupes qui s’en allaient de porte en porte. Le chef de l’une d’elles voulut interroger Catho et lui barrer le chemin. Mais Catho et ses guerrières le regardèrent d’un air si menaçant que l’homme se recula. Il supposa, d’ailleurs, que peut-être ces femmes avaient un rôle à jouer dans la grande tragédie.
Catho arriva devant le Temple et s’arrêta.
Derrière elle, son troupeau s’arrêta. Il y eut des rires étouffés, des jurons assourdis; l’impatience de la bataille gagnait les guerrières, il y avait une petite fille de seize ans, toute mince et fluette qui brandissait une arquebuse et disait:
– Qu’on y touche, pour voir! Un jour comme maman était malade sur son grabat, il est entré chez nous avec du bon vieux vin, du poulet, et trois écus…
– Une fois, il m’a tirée des mains de la prévôté, dit une voix éraillée.
– Un si beau chevalier! fit une ribaude en agitant une rapière.
– Voulez-vous vous taire? dit Catho.
Elles se turent. Jamais compagnie de vieux soldats ne se montra aussi disciplinée. Elles se turent, mais maintenant, elles frémissaient. L’exaltation du combat montait dans leurs rangs.
Celles qui connaissaient Pardaillan, à voix basse, racontaient ses hauts faits.
Des jurons parcouraient la bande.
Catho, alors, rangea son armée. Au premier rang, toutes celles qui avaient pu se procurer une arme à feu; puis celles qui avaient une épée, une dague, un bâton: enfin, derrière, celles qui n’avaient rien.
Quant à elle, elle tenait à la main un solide poignard.
– Attention! dit-elle. À peine la porte ouverte, suivez-moi!…
Il y eut un profond silence. Devant elles, le Temple se dressait, terrible et sombre.
Tout à coup, au loin, très loin, une cloche se mit à mugir. Puis une autre cloche…
– Le tocsin! dit une vieille mendiante.
– Qu’est-ce cela? murmura Catho. Est-ce pour nous?
– Alerte! On veut nous piller! cria une ribaude. Entendez-vous!…
Catho marcha à la ribaude.
– Toi, dit-elle froidement, si tu ne clos ton bec, je te fais faire connaissance avec ma dague!
Le tumulte grandissait. Les cloches de Paris se mettaient en branle. Des coups d’arquebuse, des coups de pistolets éclataient dans la nuit. Dans la fantastique armée de Catho, il y eut un long frémissement. La panique, un instant, menaça. Mais, brusquement, le commencement de terreur se changea en fureur. Aux hurlements des cloches, aux cris lointains, aux sourdes détonations, elles se mirent à répondre par des insultes; les armes furent brandies; il y eut, pendant quelques secondes, le désordre et le bruit d’une halle où l’on s’invective.
Soudain, une porte basse fut ouverte.
La Roussotte et Pâquette apparurent.
– En avant! hurla Catho.
– En avant! répondit le tonnerre des trois cents voix.
– Par ici! cria La Roussotte.
Toute la troupe se rua, s’engouffra sous la porte que les deux ribaudes venaient d’ouvrir du dedans.
– J’ai les clefs! glapissait Pâquette.
– Nous avons renfermé les hommes d’armes! ajouta La Roussotte.
– Vite! Vite! Au cachot! commanda Catho. Où est-ce?
– Par là!
– En route!…
Elles débouchèrent dans une petite cour qu’elles emplirent de leur tumulte.
– Holà! tonna une voix, que signifie! Qui êtes-vous, sorcières!… Arrière!…
– En avant! vociféra Catho.
– Feu! Feu! hurla la voix…
Douze arquebuses éclatèrent. Cinq des guerrières de Catho tombèrent, mortes ou blessées. Alors, dans cette cour étroite, il y eut des vociférations inimaginables. Douze soldats rangés, en bataille et commandés par un officier venaient de faire feu…
Voici ce qui s’était passé:
Il y avait dans le Temple une garnison de soixante soldats. Elle était divisée en deux groupes qui occupaient deux postes. La Roussotte et Pâquette, après avoir ficelé solidement le gouverneur Montluc, avaient pris deux trousseaux de clefs et étaient descendues en toute hâte. Dans l’une des cours sur laquelle s’ouvrait la grande porte du Temple, il y avait un poste. Quarante soldats y dormaient; la Roussotte s’approcha de la porte massive et la ferma à double tour: les soldats ne pouvaient plus sortir, les fenêtres étant grillées!
Alors elles coururent ouvrir la porte basse où Catho devait entrer.
Malheureusement, il y avait un deuxième poste. Outre ce deuxième poste, il y avait les geôliers, les sentinelles.
Un officier qui faisait sa ronde se heurta dans une cour à l’armée des ribaudes.
Au bruit de la décharge et de la bataille qui commençait, les soldats du deuxième poste, qui n’étaient pas enfermés, accoururent. Les geôliers s’habillèrent en hâte et descendirent. Les sentinelles se replièrent sur le champ de bataille… En voyant le Temple envahi par cette légion de mendiantes hurlantes et vociférantes, ils crurent d’abord à une vision de cauchemar. Mais les coups pleuvaient. Ces femmes en guenilles frappaient, et leurs coups portaient…
Pendant quelques minutes, ce fut dans la cour un vacarme effrayant que couvrait le tumulte déchaîné sur Paris.
Une vingtaine de truandes et ribaudes gisaient sur le sol. Mais autant de soldats étaient tombés.
Elles bondissaient, poussaient des cris assourdissants, rouges de sang, les cheveux épars, sorcières en délire; enivrées par le sang, enfiévrées, furieuses, hagardes; les soldats pliaient, se débandaient, on n’entendait plus que des plaintes sourdes, de rauques imprécations, et finalement, un grand hurlement de triomphe éclata:
Les derniers soldats ou geôliers survivants s’étaient précipités dans un couloir dont ils poussèrent la porte, affolés, terrorisés par cette irruption inouïe de mégères endiablées. Seuls, un officier, un sergent et un soldat demeurèrent dans un coin, prisonniers.
– En avant! rugit Catho.
Elle avait reçu trois coups de dague. Elle haletait, elle était comme une panthère blessée qui cherche sur quel ennemi elle va fondre.
Elle chercha des yeux La Roussotte et Pâquette: elles venaient de tomber, blessées – mortellement peut-être.
Alors Catho eut une malédiction terrible. Elle saisit les clefs que La Roussotte tenait dans sa main crispée et, livide, sanglante, échevelée, courut au groupe des trois prisonniers.
– Où est le chevalier de Pardaillan? demanda-t-elle au soldat.
– Je ne sais pas! dit le soldat.
Catho leva sa dague et frappa un seul coup. Le soldat tomba comme une masse.
– Conduis-moi! reprit-elle haletante en s’adressant à l’officier.
– Ribaude! dit l’officier, crois-tu donc que…
Il n’eut pas le temps d’achever; Catho l’abattit d’un coup terrible, un seul coup, comme pour le soldat.
– À toi, dit-elle au sergent.
– J’obéis, répondit le sergent, pâle comme la mort.
– Marche!
– Venez!…
Le sergent se mit en marche. Catho le suivit, tamponnant ses blessures, marchant de ce pas souple de la panthère prête à bondir, son poignard rouge incrusté dans sa main. Derrière elle le troupeau suivait à la débandade. De là montaient des grondements, fusaient des rires aigres, jaillissaient des glapissements, des jurons… toute la joie du triomphe des ribaudes et des truandes sur les soldats… sur le guet!
Et, au loin, dans Paris, c’était la rumeur énorme des cloches, la clameur faite de milliers de clameurs sauvages ou désespérées…
Le sergent par une porte était passé dans une deuxième cour.
Là, au fond de cette cour, il y avait une voûte.
Le sergent s’enfonça sous la voûte; à gauche, une petite porte basse ouverte; un escalier tournant commençait là.
Catho arrêta le sergent, lui mit la main sur l’épaule, et dit:
– Si tu me trompes, tu es mort.
– Venez! dit le sergent.
– Des lumières? cria une voix.
– Inutile, reprit le sergent. La mécanique est éclairée.
– La mécanique? gronda Catho.
– Oui! Là, vous trouverez ceux que vous cherchez.
– Marche!
Le sergent commença à descendre l’escalier tournant. Il grommelait et ricanait dans sa moustache grise:
– Elle les trouvera, oui!… Attends un peu, tu vas les retrouver… une pinte ou deux de sang, et voilà!
La bande cheminait le long de l’étroit boyau. Cependant une trentaine des mieux armées, par prudence, étaient demeurées en surveillance près de l’entrée.
Au bout de ce couloir où les tumultes du dehors n’arrivaient plus que comme un bourdonnement lointain, Catho entrevit un étrange spectacle.
Dans la lumière fumeuse d’une torche, au bas d’un escalier tournant, il y avait un homme, sorte de gnome court sur pattes, à tête énorme, aux bras nus musculeux.
Cet être bizarre, à grand effort, faisait tourner une manivelle de fer.
Catho entendait le grincement de cette manivelle et le souffle rauque du fantastique travailleur.
– Qu’est cela? demanda-t-elle.
– La mécanique! dit le sergent.
– Où sont-ils? haleta Catho prise d’un pressentiment terrible.
– Là!… Sous la meule de fer! dit le sergent qui éclata de rire.
Catho jeta un hurlement. Son poing fermé se leva, siffla dans l’air et s’abattit sur le crâne du sergent qui étendit les bras, tourna sur lui-même et tomba, le nez sur les dalles.
Il était mort.
Catho enjamba le cadavre. En deux bonds, hurlante, échevelée, dépoitraillée, elle fut sur le gnome qui, tout à sa besogne, ne voyait rien, n’entendait rien.
Les dix doigts de Catho s’incrustèrent sur la nuque du gnome qu’elle arracha de la manivelle.
Le grincement s’arrêta net.
Le bourreau considéra Catho d’un œil hébété. Catho, après l’avoir saisi par la nuque, l’avait retourné, l’avait collé contre la muraille. Ses doigts maintenant s’incrustaient dans la gorge du gnome. Un silence profond régna dans le boyau. On n’entendait que les deux râles, celui du monstre et celui de Catho.
– Grâce! dit l’homme, stupide d’épouvanté devant tous ces visages de femmes curieuses.
– Où sont-ils? râla Catho.
– Là! fit le gnome.
– Ouvre! Ouvre! Ou tu es mort!
Elle parlait bas, bredouillait plutôt, comme ivre.
Le monstre étendit le bras et montra un fort bouton de métal qui, à cinq pieds au-dessus de la manivelle, bosselait le mur.
Catho lâcha le gnome et bondit.
Son poing fermé se mit à marteler à grands coups le bouton de fer.
Mais dès le premier coup, un déclic avait retenti.
La porte de fer s’ouvrit.
Et alors, deux hommes, deux fantômes, livides, les yeux élargis par l’étonnement infini, les lèvres retroussées par le rictus des épouvantes surhumaines, apparurent…
– Sauvés! hurla Catho dans un éclat de rire effrayant.
Presque aussitôt, les sanglots firent explosion sur ses lèvres; elle s appuya à la muraille, défaillante, ravie, terrible et sublime, répétant dans un murmure:
– Sauvés!…
– Catho!…
Ce cri éclata en même temps, poussé par les deux hommes.
Un instant, ils demeurèrent comme pétrifiés devant le boyau empli de femmes qui maintenant riaient, battaient des mains, se félicitaient, jacassaient, pleuraient.
Alors ils comprirent!
Leur imagination, prompte comme la foudre, reconstitua l’épopée: Catho soulevant les ribaudes et les truandes pour envahir le Temple, et la bataille, et la ruée à travers les sombres couloirs; et ils comprirent pourquoi, au moment de se frapper, ils avaient entendu de sourdes rumeurs, pourquoi le plafond s’était arrêté net, pourquoi la porte s’était ouverte, pourquoi ils étaient vivants, libres, hors l’épouvantable cauchemar de la mécanique de fer!…
D’un bond, ils furent près de Catho.
D’un même mouvement, ils tombèrent à ses genoux, et chacun d’eux saisissant une de ses mains, y déposa un long baiser.
Catho, appuyée au mur, se laissait faire, comme si elle eût compris que cet hommage venant de pareils hommes était la suite toute naturelle du rêve de son âme simple, violente et douce.
Le gnome, le monstre, en sautillant sur ses jambes torses, s’était faufilé, avait fui, effaré, stupide de terreur et d’étonnement.
Dans l’étroit couloir, le silence s’était rétabli, et on entendait seulement la sourde rumeur qui venait du monde des vivants en train d’accomplir la grande hécatombe.
Le vieux Pardaillan, le premier, sortit de cette extase qui les avait fait tomber à genoux devant Catho.
Il se releva, le sourcil froncé, la moustache hérissée, et de cette voix brève, sans expression saisissable qu’on a dans les moments tragiques:
– Partons! Malheur à eux!…
Eux!…
C’était dans l’esprit du routier les abominables bourreaux qui avaient imaginé pour son fils et pour lui l’horreur d’un supplice sans nom.
– Oui, dit le chevalier en se relevant alors, partons! Nous avons quelque chose à faire!
Il avait dit cela d’une voix si calme qu’il était impossible d’y découvrir une émotion.
Mais le vieux Pardaillan comprit, lui, car il murmura entre ses dents serrées:
– Gare aux loups, maintenant que ce lion est déchaîné!… Allons, viens, Catho!
Catho voulut faire un pas. Brusquement, elle s’affaissa.
– Par le ciel! gronda le chevalier, elle est blessée…
Catho sourit. Elle montra du doigt son sein droit ensanglanté. D’un geste rapide, le vieux routier acheva de déchirer le corsage déjà en lambeaux. Le sein apparut. Une plaie large et profonde laissait échapper du sang qui ne sortait déjà plus que goutte à goutte.
– Partez! râla Catho.
– Sans toi! Jamais!…
De nouveau, elle sourit. Ses yeux de bon chien fidèle s’attachèrent sur le vieux routier, puis sur le chevalier.
– Tout de même, murmura-t-elle à mots entrecoupés, ils… ne vous… auront pas… partez… adieu…
– Catho! ma pauvre Catho!
Les deux Pardaillan s’étaient mis à genoux. Ils soutenaient dans leurs bras, l’un les épaules, l’autre la tête de la blessée.
Elle continuait à sourire.
Elle comprenait bien que tout était fini pour elle. Tout à coup, ses yeux fixés sur le chevalier devinrent vitreux. Elle eut une légère secousse. Un souffle léger s’exhala de ses lèvres entrouvertes. Et ce fut ainsi, en souriant et en regardant le chevalier de Pardaillan, qu’elle se raidit dans le suprême effort de la vie qui quitte le corps.
– Morte! gronda le vieux Pardaillan avec un juron de malédiction.
– Morte! répéta le chevalier avec un sanglot terrible chez lui.
– Les voilà! Les voilà! hurla à ce moment à l’entrée du couloir une voix féroce, délirante et tremblante à la fois.
Et un homme apparut, haletant, convulsé, hideux à voir… suivi d’une vingtaine de soldats.
Et cet homme, c’était Ruggieri qui cherchait sa proie, Ruggieri qui venait chercher le sang nécessaire à la réincarnation – à son rêve de magicien fou furieux!