Ce dimanche-là, le chevalier de Pardaillan avait été voir son ami Marillac, comme il faisait presque tous les jours. C’était une habitude qu’il avait prise depuis que Marillac était de retour à Paris. Les deux jeunes gens se racontaient leurs inquiétudes, leurs joies, leurs espérances; Marillac parlait d’Alice; le chevalier parlait de Loïse.
Plusieurs fois, le comte avait offert à son ami d’aller trouver la reine mère et de lui demander un sauf-conduit pour le maréchal de Montmorency et les siens. Mais le chevalier avait toujours refusé avec une obstination qui n’était pas sans étonner Marillac.
Toutes les fois que le comte parlait de la reine, de sa bienveillance, de ses promesses, Pardaillan gardait le silence. Il en était de même lorsque Marillac lui parlait d’Alice.
«Tout est possible! se disait en effet le chevalier. Qui sait si l’infernale Catherine n’a pas été enfin touchée au cœur! Qui sait si elle ne s’est pas mise à aimer ce fils retrouvé!… Mais qui sait aussi quels pièges peut cacher cette bienveillance trop soudaine?… Quant à la malheureuse Alice, je m’arracherais la langue plutôt que de dire l’affreux secret qu’elle m’a confié dans une heure de délire… Car celle-là aime… et une femme qui aime est capable de tous les héroïsmes…»
Donc, le chevalier gardait le silence à la fois sur la reine et sur Alice… Seulement, il ne cessait de répéter à son ami:
– C’est le moment de redoubler de prudence, mon cher… Ah! je voudrais vous savoir à cent lieues de Paris, en parfaite sûreté!
Marillac souriait alors… il était dans cet état de confiance absolue qui est comme un profond sommeil de l’esprit.
Il n’y avait qu’une ombre à son bonheur: la mort de Jeanne d’Albret.
Ce dimanche, il y avait trois jours qu’il n’avait pas vu le chevalier, lorsqu’il le vit entrer.
– J’allais entreprendre de vous relancer à l’hôtel de Montmorency! s’écria le comte en saisissant les mains de son ami… Mais qu’avez-vous? Vous me paraissez sombre… préoccupé…
– Vous, au contraire, vous êtes en pleine joie à ce que je vois… vous essayez un costume?… Voyons, dites-moi d’abord votre bonheur… je vous dirai ensuite mon inquiétude.
Le comte de Marillac, en effet, venait de quitter un costume qu’on lui avait apporté et qu’il avait essayé. C’était un habillement de grand seigneur, et tel que la magnificence de ces époques pouvait le concevoir. Mais ce costume si riche était entièrement noir depuis la plume de la toque jusqu’au haut-de-chausses en satin.
– C’est demain le grand jour, dit Marillac en souriant. C’est demain que notre roi Henri épouse Madame Marguerite. Avez-vous vu les préparatifs que l’on a faits à Notre-Dame?
Le chevalier secoua la tête.
– Ce sera magique. L’église tout entière est tendue de velours à crépines d’or [14]. Les sièges des époux sont des merveilles… plus de cent ménétriers sont commandés pour jouer des airs devant le grand portail lorsque le cortège arrivera…
– Ce sera splendide, fit le chevalier. Je comprends votre joie.
Marillac saisit sa main et la pressa. Une joie immense gonflait son cœur.
– Cher ami, murmura-t-il, ma joie ne vient pas de là… Écoutez… j’avais juré de ne le dire à personne au monde… mais vous, mon ami, vous êtes mon autre moi-même… Demain, il y aura un mariage à Notre-Dame… et demain soir, il y en aura un autre à Saint-Germain-l’Auxerrois… et je veux que vous soyez là!…
– Quel mariage? demanda le chevalier.
– Le mien!…
– Le vôtre! fit Pardaillan qui ne put s’empêcher de frémir. Et pourquoi le soir?
– La nuit, plutôt à minuit!… Vous allez comprendre… la reine veut être là pour me bénir… elle se charge de tous les détails de la cérémonie… des amis à elle, des amis sûrs, y assisteront seuls… et vous, mon cher, mon frère! vous que je ferai entrer avant l’heure dans le temple… mais n’en dites rien. La reine veut être là, comprenez-vous? Et si on savait!… Ah! Pardaillan, on voudrait savoir pourquoi la mère de Charles IX s’intéresse tant à un pauvre gentilhomme huguenot… Et qui pourrait faire taire les mauvaises langues? Qui pourrait expliquer qu’au moment où je me marie, c’est un immense bonheur pour moi que d’avoir à mes côtés… celle qui est… ma mère!
Le chevalier eut un frisson que le comte ne remarqua pas: cette cérémonie mystérieuse, ce mariage de minuit qui devait être tenu secret et auquel Catherine devait assister… Il eut la pensée d’un guet-apens, la vision de quelque sanglante tragédie au fond de la morne église…
«Heureusement que je serai là! songea-t-il.»
Et comme si le pressentiment d’un malheur l’eût poursuivi du doigt, il désigna le costume étalé sur un fauteuil.
– Est-ce dans ce costume, demanda-t-il, que vous allez vous marier?
– Oui, frère, dit Marillac soudain redevenu grave. C’est dans ce costume que je veux assister au mariage de notre roi, et c’est dans ce même costume que, le soir, à minuit, je me rendrai à Saint-Germain-l’Auxerrois…
– Eh quoi! Tout de noir vêtu?
– Écoutez-moi, chevalier, dit Marillac dont le visage se voila de mélancolie. Je suis dans un bonheur tel que je me demande parfois si je rêve. Vous savez combien j’ai souffert d’être obligé de maudire ma mère… eh bien! cette mère se révèle à moi comme la femme la plus aimante, le cœur le plus tendre. Vous savez combien j’aime ma fiancée… eh bien! demain, Alice devient ma femme… comprenez-vous que ces deux bonheurs inouïs accablent mon âme!…
– Ainsi, dit le chevalier, pas une ombre à votre bonheur? Pas d’inquiétude? Pas de crainte?…
– Quelle inquiétude, quelle crainte pourrais-je avoir? Non, mon ami… tout en moi est apaisement et confiance… Et pourtant, oui, tout ce bonheur est comme voilé d’un crêpe.
– Il faut quelquefois écouter les pressentiments, dit vivement le chevalier.
Marillac secoua la tête.
– Il ne s’agit pas d’un pressentiment. Encore une fois, je ne crains rien, je n’ai rien à redouter. Mais je m’habille de noir, mon ami, parce que je veux, aux yeux de tous, et même au prix d’une inconvenance, porter le deuil de l’admirable femme qui a été ma vraie mère…
– Jeanne d’Albret!…
– Oui, chevalier: la reine de Navarre. La cour semble l’avoir déjà oubliée. Son fils lui-même, cet Henri qu’elle aimait tant, a bien vite repris ce visage insoucieux et sardonique… il a bien vite recommencé à papillonner autour des femmes, tandis que celle qui sera la sienne s’occupe, dit-on, d’amours où le roi de Navarre ne joue aucun rôle, sinon celui de l’amant morfondu. Ah! mon ami, toute cette ingratitude pour une femme si vaillante et si bonne, si vraiment femme par le cœur tandis qu’elle égalait les hommes les plus intrépides par le courage et la présence d’esprit, cela me révolte, voyez-vous. Et moi qui l’ai aimée, vénérée, moi qui l’ai vue mourir, moi dans le cœur de qui elle sera toujours vivante, je veux porter son deuil devant son fils, devant ma mère aussi… et devant ma femme!
Marillac demeura quelques minutes tout songeur.
– Cher ami, reprit le chevalier, avez-vous jamais admiré la singulière destinée qui vous a fait retrouver une mère, juste au moment où vous avez perdu celle que vous considériez comme telle?
– Que voulez-vous dire? fit Marillac en tressaillant.
– Simplement ceci: tant que la reine de Navarre a vécu, Catherine de Médicis vous est apparue comme un monstre capable de toutes les atrocités. Or, c’est justement dans la nuit où est morte l’infortunée Jeanne d’Albret que madame votre mère a commencé de se révéler à vous dans toute sa maternelle mansuétude… Je n’en conclus rien, mon cher comte: je constate le fait. Il m’étonne, voilà tout. Et vous?
– Je vous avoue que je n’ai pas songé à cette coïncidence, dit Marillac en passant une main sur son front. Mais puisque vous m’y faites penser, ne dois-je pas voir là une preuve de plus que mon bonheur dépasse mes espérances?
Ce fut au tour de Pardaillan de tressaillir.
Il commençait à démêler, ou du moins il croyait démêler ce qui se passait dans l’âme de Marillac. Il lui sembla tout à coup que tout ce bonheur dont le comte s’enivrait avec une sorte de rage fiévreuse n’était que superficiel. Il eut la sensation que son ami cherchait à s’étourdir, et qu’il faisait un violent effort pour se persuader à soi-même qu’il était heureux.
Était-ce vrai?… Peut-être!…
Oui, peut-être Marillac avait-il entrevu la haine formidable qui couvait sous les sourires de Catherine! Peut-être, à force de creuser le problème, en était-il arrivé à pressentir vaguement vers quels abîmes il était entraîné!… Peut-être n’y avait-il en lui qu’un désespoir sans fond… le désespoir d’être épouvanté par sa mère, le désespoir d’avoir compris qu’elle voulait le tuer, le désespoir de deviner que sa fiancée était complice de sa mère!…
Peut-être, disons-nous!
Car ce que nous établissons en quelques lignes positives, Marillac ne pouvait que le soupçonner.
Et s’il soupçonnait, l’horreur qu’il éprouvait de ses soupçons était telle qu’il eût voulu mourir pour échapper à ce cauchemar fantastique de se sentir attiré dans une toile inextricable par deux femmes dont l’une était sa mère et l’autre sa fiancée!…
– Vous ne m’avez jamais raconté la mort de la reine de Navarre! reprit tout à coup le chevalier.
– Ce sont de funestes souvenirs que vous remuez là, chevalier, dit le comte avec une sombre expression où Pardaillan crut entrevoir autant d’horreur inavouée que de douleur sincère. Ce fut foudroyant. La reine était arrivée à neuf heures au Louvre où on célébrait les fiançailles de son fils et de la princesse Marguerite. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs catholiques, elle s’assit dans un fauteuil de ce salon où le roi de France vint en personne lui témoigner son affectueuse admiration. Moi j’étais où vous savez. Lorsque je fus redescendu dans les salles de fête, je la cherchai longtemps, et ne la trouvai qu’à l’instant où elle s’évanouissait. Il y eut de grandes rumeurs, et je n’oublierai jamais la douleur qui éclata sur le visage de… la reine mère…
– De Catherine de Médicis? insista le chevalier.
– Oui, mon ami… Après que le médecin du roi eut examiné la reine de Navarre, celle-ci fut aussitôt transportée jusqu’à sa litière, malgré Ambroise Paré qui lui voulait sur l’heure administrer je ne sais quel médicament… Le roi Henri, l’amiral, le prince de Condé et moi, nous montâmes à cheval pour escorter la litière; quelques gentilshommes nous accompagnèrent, le baron de Pont, le capitaine Briquemaut, messieurs de Rohan, de Téligny, d’Aubigné, de Cavagnes, de Piles, tous de la suite du roi Henri. La litière ainsi entourée de notre groupe et précédée de laquais à cheval portant des flambeaux traversa la foule qui entourait le Louvre. À la vue du roi Henri, cette foule se mit à pousser des clameurs comme si nous eussions été des ennemis; cependant, lorsqu’on sut que la litière contenait Jeanne d’Albret mourante, un grand silence se fit, et ces gens, honteux peut-être, s’écartèrent, mais dans leur silence même ce n’était pas le respect de la mort qui apparaissait… Ah! chevalier, quelle nuit!… Quand je songe à cette fête monstrueuse, à cette orgie plutôt où les nôtres ont toléré que leurs femmes fussent insultées, puis ces cris funèbres, cette litière qui passe à travers un peuple retenant à peine ses grondements, je me prends à songer à quelque énorme et fantastique traquenard… mais c’est de la folie…
– Hum! fit le chevalier.
– Le roi nous comble de ses caresses; la reine mère… je connais ses sentiments…
– Hum! hum! répéta le chevalier.
– Le peuple nous est seul hostile; mais M. de Guise nous assure que les parisiens n’ont qu’un reste de mauvaise humeur qui se dissipera lorsqu’on aura vu notre roi entrer à Notre-Dame…
Et, comme pour éviter d’approfondir les soupçons qu’évoquait l’attitude du chevalier, le comte se hâta de reprendre son récit:
– Lorsque la reine eut été couchée dans son lit, elle reprit connaissance. Le médecin du roi, maître Ambroise Paré, arriva à ce moment. Mais la reine, le regardant fixement, lui dit: «Je vous remercie, maître. Vous pouvez vous retirer. Tous soins seraient inutiles contre le mal. Je vais mourir… Allez!»
Sans insister davantage, maître Paré s’inclina en poussant un soupir et, comme il se retirait, nous vîmes que son visage portait les traces d’une étrange épouvante.
– Ah! ah! interrompit le chevalier en jetant un regard interrogateur sur le comte de Marillac. Ce médecin n’est-il pas de la religion réformée?
– Oui, chevalier.
– Et vous dites qu’il n’insista pas pour donner des soins à la malheureuse reine?
– C’est la vérité…
– Et vous dites qu’il avait l’air épouvanté?
– En effet. Mais n’était-ce pas naturel?… Ce mal foudroyant, incompréhensible…
– Non, comte! Ambroise Paré est un homme énergique. De plus il est, dit-on, curieux de connaître les maladies, à tel point qu’il a été un jour accusé de sorcellerie en plein Collège royal de France. S’il n’a pas insisté, s’il a été épouvanté, s’il a reculé, enfin…
– Que voulez-vous dire, chevalier? s’écria Marillac avec agitation.
– Rien, fit sourdement le chevalier. Je m’étonne de cette attitude, voilà tout. Mais continuez, cher ami…
– Oui… laissons de côté les soupçons.
– Ah! vous avez dit enfin le mot! Vous aussi vous soupçonnez…
– Quoi? balbutia le comte.
– Un crime!…
Marillac pâlit. Son regard se détourna de Pardaillan. Une minute, il parut en proie à un trouble funeste et des pensées tragiques s’agitèrent en lui.
– Eh bien, oui, dit-il enfin; je crois à un crime! La reine de Navarre avait des ennemis acharnés; plus d’une fois, elle a failli succomber; nous qui l’aimions, nous qui connaissions son mépris du danger, nous nous étions donné la tâche de veiller sur elle nuit et jour… Peut-être un de ces ennemis… un de ces hommes qui ne reculent pas devant le forfait… Ah! je donnerais ma vie pour le connaître, celui-là…
Marillac passa la main sur son front. Et comme le chevalier gardait le silence, il continua:
– Mais peut-être, après tout, n’est-ce qu’un soupçon sans valeur.
– Peut-être! fit le chevalier. Vous disiez donc que le médecin du roi se retira.
– Et aussi nous tous, reprit Marillac avec un empressement fébrile. Le roi Henri demeura seul près de sa mère. Pendant trois longues heures, nous attendîmes dans la pièce voisine. Nous n’osions nous regarder les uns les autres. Je me souviens seulement que le prince de Condé ne cessa de pleurer, et je l’enviais, car pas une larme ne pouvait sortir de mes yeux brûlants; je voyais comme dans un songe pénible, où l’on a la sensation d’étouffer peu à peu… Enfin, l’aube entra dans cette salle où nos douleurs silencieuses étaient rassemblées, et fit pâlir les flambeaux qui jetèrent alors un éclat plus sinistre… Ce fut à ce moment que le roi Henri sortit de la chambre de sa mère… Que lui avait-elle dit? Quelles furent ses suprêmes confidences? Fut-ce son testament de reine, de chef de parti, qu’elle dicta au roi?… Qui sait?… Oui, qui sait si l’étrange hallucination qui s’empara de moi ne fut pas une vérité?… Car comme je me trouvais près de la porte, il me sembla un moment saisir quelques lambeaux de la parole royale et funèbre… «Je meurs assassinée, disait la voix rauque de la mourante, mais je vous ordonne de l’ignorer… feignez de croire à une mort naturelle… ou, sans cela… vous seriez frappé à votre tour. Mais prenez bien garde, mon fils… Ah! oui, gardez-vous!…» Ces paroles, quand j’y pense, furent sans aucun doute une imagination de mon esprit ébranlé… Et pourtant, lorsque le roi Henri reparut à nos yeux, il me sembla lire sur son visage la même épouvante que j’avais lue sur celui du médecin… Le roi ne put nous parler… mais il nous fit signe d’entrer.
Marillac étouffa un sanglot, et deux larmes qu’il ne songea pas à essuyer coulèrent de ses yeux.
– Nous entrâmes donc, poursuivit-il. Moi je pouvais à peine me soutenir. Quand je vis cette généreuse reine, cette guerrière qui avait étonné nos vieux généraux, cette femme éloquente dont les paroles avaient relevé tous les courages alors que des défaites successives avaient anéanti tout espoir, quand je vis cette mère admirable qui avait abandonné la vie paisible de son palais pour se jeter dans la vie des camps, qui avait vendu jusqu’à son dernier diamant pour payer les soldats de son fils, quand je vis celle qui m’avait tiré du néant, arraché à la mort, bercé mon enfance et consolé les douleurs de ma jeunesse, oui, quand je la vis livide, son noble visage conservant encore sa sérénité sous le masque de la mort, il me sembla que j’allais mourir moi-même et je demeurai comme stupide dans un anéantissement de mes forces et de ma pensée… Elle dit au prince de Condé: «Ne pleurez pas, mon cher enfant. Peut-être suis-je la plus heureuse…» Nous l’entourions, tâchant de refouler nos sanglots… Son regard trouble fit le tour de cette assemblée d’hommes d’armes penchés sur le lit d’une reine mourante. Et j’ai retenu ses dernières paroles… Les voici, chevalier:
«Monsieur l’amiral, aussitôt après le mariage du roi, il faut quitter Paris… Rassemblez toutes nos forces… non pas que je me défie de mon cousin Charles, mais il faut être prêt à tout… sous les ordres du roi, monsieur l’amiral, vous avez le commandement suprême… Henri, ajouta-t-elle en s’adressant au prince de Condé, vous êtes un frère pour mon fils… je vous bénis, mon enfant… Soyez toujours près de lui au camp, à la ville et à la cour… surtout à la cour… Monsieur Agrippa d’Aubigné, vous qui avez la sagesse et la science d’écrire, vous raconterez aux âges futurs ce que vous avez vu… j’espère que vos conseils ne manqueront pas au roi… Adieu, messieurs, je vous aimais bien tous… Toi, mon vieux d’Andelot, et vous, capitaine Briquemaut, et vous tous, fiers gentilshommes, prudents au conseil, hardis dans la mêlée; grâce à vous, les grandes injustices prendront fin… le droit de vivre et de penser sera assuré aux huguenots… ayez confiance… notre cause est grande… c’est la cause de l’humanité elle-même… qu’est-ce que le bonheur de l’humanité sans la liberté?… Adieu à tous…»
À ces mots, les sanglots éclatèrent. Le jeune prince de Condé serrait dans ses bras le vieux Briquemaut; le roi était à genoux; M. de Rohan était sorti, ne pouvant modérer sa douleur; l’amiral Coligny, sombre et les bras croisés dominait cette scène de sa haute stature, et des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues… Je crus que tout était fini… mais la reine, fixant son regard sur moi, me fit signe d’approcher… Vacillant comme si le plancher se fût dérobé sous mes pas, j’obéis et tombai à genoux près du roi, en sorte que ma tête se trouvait près de celle de la reine… et c’est moi qui ai recueilli son dernier soupir…
Marillac se leva et fit quelques pas, en proie à une agitation que n’expliquait pas complètement la tristesse de pareils souvenirs. Il revint s’arrêter devant Pardaillan et continua d’une voix plus sourde.
– Oui, chevalier, c’est moi qui ai recueilli le dernier soupir de la reine de Navarre… mais peut-être à ma douleur filiale se mêla dans cette minute terrible une horreur qui me fit comprendre l’épouvante que j’avais surprise sur le visage du médecin et sur celui du roi… En effet, lorsque je fus tout près d’elle, Jeanne d’Albret tourna vers moi sa tête convulsée par l’agonie, murmura distinctement: «Prends garde, mon enfant, prends garde!… Écoute… il faut que tu saches…» Que voulait me dire la reine? Quel terrible secret allait s’échapper de ses lèvres crispées? Je ne le saurai jamais, chevalier! Car à ce moment, la reine entra en agonie… Elle faisait de violents efforts pour me parler, mais aucune parole ne sortit plus de sa bouche… Seulement, tout à coup, son regard se fixa avec une effrayante expression sur la cheminée… puis, une légère secousse l’agita… puis ce fut fini, la reine était morte… morte… et son regard semblait encore s’attacher à cet objet que, dans la seconde suprême, elle avait cherché des yeux…
Marillac se tut.
À travers ses doigts crispés sur ses yeux, des larmes s’échappèrent.
– Mon cher comte, dit Pardaillan, pardonnez-moi d’avoir ramené vos pensées vers ces pénibles scènes… Vous étiez si heureux tout à l’heure… Mais, dites-moi… pouvez-vous me dire quel était cet objet que la reine regardait en mourant?
Marillac alla à une armoire dont il portait la clef sur lui et, l’ouvrant, il en tira un coffret d’or qu’il posa sur une table.
– Ce coffret, chevalier, m’a été donné par une personne auguste. Je l’avais à mon tour offert à la reine de Navarre qui s’en servait pour y mettre ses gants… Sans aucun doute, la pauvre reine, en mourant, a voulu me dire de reprendre ce coffret qui se trouvait sur la cheminée de sa chambre et de le garder comme un double souvenir… le souvenir de mes deux mères.
– Ainsi, dit lentement le chevalier, c’est la reine Catherine qui vous a donné ce coffret?
– Oui, mon ami, dit Marillac en frissonnant.
Les deux hommes se regardèrent.
Et sans doute chacun d’eux put lire chez l’autre la pensée terrible qui l’agitait, car tous les deux pâlirent et détournèrent les yeux.
Marillac demeurait tremblant, les mains crispées sur le coffret d’or. Il baissa la tête. Et soudain, le mystère de sa pensée monta jusqu’à ses lèvres, comme s’il n’eût pu le contenir davantage. Hagard, livide, il murmura:
– Mon sang… je le donnerais jusqu’à la dernière goutte… pour savoir la vérité… oh! chevalier… cette vérité… ce lamentable soupçon qui est dans mon cœur comme un ulcère… ce n’est pas vrai, dites? Ce n’est pas possible!… Ce serait trop horrible que ce coffret ait été l’instrument de mort… que Catherine, ma mère, ait tué Jeanne, mon autre mère… et que moi… moi… leur fils à toutes deux… aie porté à l’une le poison que lui envoyait l’autre!
– Comte! comte! s’écria le chevalier, vous avez raison… ce serait trop horrible… Et pourtant… tenez, laissez-moi vous répéter la parole suprême de la reine de Navarre: Prenez garde!… renfermez ce coffret… n’y touchez plus…
– Ah! puissé-je donc être foudroyé plutôt que de continuer à porter de tels soupçons dans mon esprit!… Je rêve, mon ami… c’est un rêve insensé, hideux… Catherine ne peut avoir conçu de pareilles horreurs… Catherine m’aime… j’en suis sûr… elle souffre de ne pouvoir proclamer sa maternelle affection… elle est ma mère… ma mère!…
En parlant ainsi, Marillac avait ouvert le coffret avec une sorte de rage désespérée.
Dans le coffret, il y avait une paire de gants blancs – ceux que portait Jeanne d’Albret la nuit de sa mort.
Il les saisit et, fermant les yeux, les baisa longuement.
Pardaillan, hors de lui, en proie à une sorte de vertige, lui arracha les gants, les remit à leur place, funèbre relique, et lui-même alla renfermer, avec un effroi visible, le mystérieux coffret d’or dans l’armoire dont il jeta la clef dans un coin de la chambre.
Il y eut alors entre les deux hommes un de ces longs silences lourds d’angoisse qui semblent vibrer sourdement comme vibrent les airs après un coup de gong ou de cymbale.
L’action rapide de Pardaillan venait de préciser dans l’esprit de Marillac un soupçon qu’il n’osait s’avouer à lui-même.
Il demeurait atterré.
Sa joie fébrile, son bonheur trop surexcité par lui-même, la vague épouvante que recouvraient ce bonheur et cette joie, son incertitude, ses doutes, son désespoir latent; en un éclair aveuglant, il comprit tout, il se comprit soi-même.
Et il assista, muet d’horreur, à l’abominable drame qui se déroulait dans sa pensée.
La pensée était complexe, hérissée, tortueuse, insaisissable… et le drame qui en jaillissait était simple, terriblement limpide.
Voici: Marillac était arrivé à Paris sachant que Catherine était sa mère, la haïssant pour ses persécutions, la haïssant pour l’avoir abandonné, résolu à frapper en elle la mère infâme et la reine sanglante… Marillac avait vu une fois Catherine, et le doute était entré dans son âme lorsque la reine lui avait offert une royauté… Une royauté à lui! Pourquoi? Sinon parce que sa mère se repentait!… Marillac avait revu deux fois, trois, quatre fois la reine – toujours appelé, toujours cherché par elle! Et alors, la pitié avait remplacé le doute. Puis l’étonnement de voir Catherine si peu semblable aux affreux portraits que l’on faisait d’elle! Puis l’émotion de cette maternité qui voulait et n’osait s’affirmer! Puis la joie de sentir qu’il pouvait l’aimer! Puis ce bonheur étrange: que Catherine, sa mère, lui garantisse l’amour et la pureté d’Alice!
La mort inexplicable de Jeanne d’Albret, son agonie, ses mystérieux avertissements, ce regard de terreur qu’elle avait eu en lui montrant le coffret d’or, présent de Catherine, cette mort, disons-nous, fit rentrer le soupçon dans l’esprit du comte.
Quel soupçon? Que Catherine avait assassiné Jeanne d’Albret.
Non! Oh non! Il ne voulait pas y croire! C’était contre nature, cela dépassait les bornes de l’odieux que Catherine eût fait de lui l’assassin inconscient de la reine de Navarre! Non, non! Jamais il ne permettrait à son cœur d’accepter la monstrueuse hypothèse! Il se rejetait avec rage dans la joie, dans l’amour, dans le bonheur.
Pourquoi? Ah! pourquoi… Voici le drame!…
S’il accusait Catherine, s’il acceptait l’infâme soupçon, s’il admettait sa mère meurtrière, c’est donc que sa mère se jouait de lui!
Et alors?…
C’est donc que Catherine jouait un rôle dans ses effusions de maternité contenue! C’est donc qu’elle mentait, encore, toujours, toujours! C’est donc qu’elle mentait aussi en lui garantissant la dignité d’Alice! C’est donc qu’Alice était une créature de Catherine! C’est donc que cet amour aboutissait à la plus effroyable erreur!
Et alors?…
Plus rien!…
Si Alice l’avait joué, si Alice était indigne, si son amour s’effondrait… Oh! mille morts plutôt! Il fallait en hâte, de toutes ses forces, de toute son énergie, de toute sa puissance, repousser le soupçon, se raccrocher furieusement à la certitude de l’amour d’Alice, de sa pureté, de son innocence! Il fallait donc repousser le soupçon qu’Alice était complice de Catherine! Il fallait donc repousser le soupçon qu’il y avait une complicité possible, qu’il y avait un crime, que Catherine était criminelle!…
Voilà dans quels abîmes tournoyait l’âme du comte de Marillac, semblable à l’aigle frappé à mort qui tombe, qui bat de l’aile, qui veut se raccrocher à quelque rocher, à quelque pousse de ronces, qui tombe, sans fin, dans un suprême vertige, qui s’enfonce dans les profondeurs noires, et qui, dressant la tête par un dernier effort, entrevoit une dernière fois tout là-haut le ciel pur et radieux…
Voilà pourquoi il s’arracha violemment à sa méditation. Voilà pourquoi, éclatant de rire, il alla ramasser la clef que le chevalier avait jetée, la remit tranquillement à la serrure de l’armoire et s’écria joyeusement:
– Pardieu, mon cher ami, je crois que nous sommes fous… C’est votre faute aussi! Pourquoi m’avoir parlé de la mort de Jeanne d’Albret? Pourquoi m’avoir forcé à évoquer cette agonie? Quand j’y songe, mon esprit bat la campagne…
Il secoua rudement la tête.
– Ah! oui, j’y suis. C’est ce costume noir qui est cause de tout… Eh bien, oui, mon cher, je me marierai en noir, je veux porter le deuil de la grande amie que je pleurerai toujours… Parlons d’autre chose, voulez-vous?
– Volontiers, comte, dit le chevalier en essuyant la sueur froide qui mouillait ses tempes. Un dernier mot toutefois.
– Parlez, cher ami.
– C’est bien décidément demain que doit avoir lieu votre mariage?
– Demain soir, à minuit, à Saint-Germain-l’Auxerrois… Mais vous êtes seul à le savoir.
– Et vous désirez que j’y assiste?
– Mon bonheur ne serait pas complet si vous n’étiez là.
– Bon. Comment et à quelle heure entrerai-je dans l’église?
– Trouvez-vous à onze heures à la petite porte qui donne sur le cloître… mais soyez seul.
– Très bien, mon cher comte!…
Et le chevalier songea:
«J’y serai avec quelques bonnes épées que je connais. Car je veux donner mon âme au diable si la douce Catherine ne cherche pas à faire assassiner son fils!…»
– Sortons, voulez-vous? reprit Marillac. Je veux passer avec vous cette fin de journée. Nous entrerons en quelque guinguette du bord de l’eau, et nous viderons bouteille…
– Je ne demande pas mieux, car moi-même, je ne serais pas fâché de voir un peu ce qui se passe dans Paris. Avez-vous remarqué, mon cher comte, comme Paris a l’air fiévreux… on dirait que quelque orage se prépare, sinon dans le ciel, du moins sur terre…
– Non, je n’ai pas remarqué, mon ami. Que voulez-vous? le bonheur est égoïste… mais une chose que je remarque parfaitement, c’est que vous, si gai tous ces jours-ci, vous êtes triste…
– Triste? Non pas… mais inquiet.
Les deux amis étaient dehors. Il faisait un beau soleil, et, comme le gros de la chaleur était passé, la rue était pleine de gens endimanchés…
– Et le sujet de cette inquiétude? demanda Marillac en prenant le bras du chevalier.
– Voici. Mon père a disparu depuis trois jours et je crains qu’il ne se soit jeté en quelque périlleuse aventure.
– Quoi? Vous n’en avez aucune nouvelle?
– Aucune. Mercredi soir, il est sorti de l’hôtel de Montmorency en disant au suisse que s’il n’était pas rentré au matin, c’est qu’il aurait entrepris un voyage. Quel peut-être ce voyage? Et comment a-t-il pu sortir de Paris? Je connais mon père, je sais son esprit entreprenant, et je le crois capable d’avoir franchi quelque porte, du moment qu’il était seul. Mais où peut-il être allé?…
– C’est un homme d’une rare prudence et, sans aucun doute, vous avez tort de vous inquiéter.
– Je le sais. Aussi ne suis-je pas trop inquiet pour lui. Et d’ailleurs, s’il y eût eu un danger immédiat, il m’eût prévenu. Seulement, pendant qu’il travaillait de son côté, je travaillais du mien et son absence peut compromettre la réussite de mon plan.
– Voyons votre plan, fit Marillac.
– Je suis arrivé à séduire un sergent qui doit être de garde à la porte Saint-Denis mardi prochain. Il m’a promis de ne défendre que mollement le passage, pourvu que j’attaque avec vigueur. En outre, il s’arrangera pour que le pont-levis soit baissé au moment où je l’attaquerai… Je compte sur vous, mon cher ami.
– Très bien. Mardi, quelle heure?
– Mais vers les sept heures du soir. Il y aura une voiture dans laquelle seront Loïse et sa mère, ainsi que le maréchal de qui j’ai pu obtenir qu’il ne se montrât pas. Nous serons une vingtaine…
– Bon. Je vous promets de vous en amener autant.
– Ah! si mon père était là!…
– Il sera rentré d’ici mardi, sans doute… Mais que veut tout ce monde?…
– Ma foi, dit le chevalier, les voilà qui se mettent à genoux!…Avançons.
– Vous ne craignez pas d’être reconnu?
– Bah! par qui donc?
– En voilà deux! hurla à ce moment une voix qui fit tressaillir le chevalier.
Marillac et Pardaillan, tout en devisant, s’étaient heurtés à une foule qui entourait quelque chose devant la porte d’un couvent. Et cette foule criait:
– Miracle! Noël!…
Les deux jeunes gens qui avaient continué à avancer jusqu’au moment où ils se trouvèrent devant la porte du couvent, au milieu de gens dont les uns entonnaient des cantiques, dont les autres, comme en délire, s’embrassaient sans se connaître, faisaient des signes de croix et se frappaient la poitrine. Puis tout ce peuple était tombé à genoux, tandis que Marillac et Pardaillan demeuraient debout.
Et comme les miracles de la chaudière étaient toujours un ordre du ciel d’avoir à occire quelques hérétiques, la foule, tout en s’agenouillant, clama d’une voix le cri qu’elle croyait être le plus agréable à tous les saints du paradis:
– Mort aux huguenots!…
C’est à ce moment que la voix en question cria:
– En voilà deux!…
Pardaillan reconnut aussitôt Maurevert qui le désignait spécialement. Maurevert était entouré d’une quinzaine de gentilshommes qui semblaient le considérer comme leur chef. Au signe qu’il fit, ils se précipitèrent sur le chevalier, l’épée à la main.
Déjà, la foule, furieuse, délirante, enveloppait les deux amis qui, serrés de près, étouffés, ne pouvaient même pas tirer leurs épées.
– Place! place! vociféraient les gentilshommes en essayant d’arriver jusqu’à leurs deux victimes.
Mais chacun, dans ce peuple, tenait à se distinguer. C’est pourquoi la foule ne s’ouvrit pas; elle voulait massacrer elle-même les deux huguenots qui, la dague à la main, immobiles, contenaient encore par leur attitude les enragés qui les entouraient.
C’était cette seconde insaisissable où une multitude déchaînée s’excite elle-même par des cris avant de verser le sang…
Les deux jeunes gens échangèrent un regard; ils semblaient se dire.
«Nous allons mourir là, mais avant de tomber, nous en découdrons bien quelques-uns!»
– Tue! tue! vociférait Maurevert. Les huguenots à la hart [15]!…
Il y eut comme un vaste tourbillonnement de la foule; des milliers de poings se levèrent…
Mais à ce moment, comme si un grand souffle eût abattu toute cette fureur, la foule retomba à genoux en criant:
__ Miracle!… Voici le saint!…
Le saint, c’était frère Lubin qui, ouvrant la porte du couvent après avoir échappé aux moines, apparaissait, les bras ouverts, la face rubiconde et, apercevant le chevalier de Pardaillan, s’en venait à lui, la larme à l’œil, en souvenir des innombrables fonds de bouteille dont Pardaillan l’avait gratifié à la Devinière.
– Ce digne chevalier! Ce cher ami! bégayait le moine qui passait à travers la foule prosternée.
Maurevert et ses acolytes le suivirent en troupe. Pardaillan et Marillac avaient profité de ce répit inespéré pour rengainer leurs dagues et mettre l’épée à la main.
Pardaillan ne se demanda pas pourquoi Maurevert se trouvait parmi cette masse de peuple et pour quelle besogne il était escorté de gentilshommes dont il en reconnut quelques-uns pour des fervents de la reine Catherine.
– Attention! dit-il à Marillac, voici la meute… Voyez-vous à votre gauche cette encoignure sous l’auvent?
– Je la vois, dit Marillac qui, de la pointe de son épée, menaçait déjà un de ses assaillants.
– Allons-y d’un bond. Là, nous pourrons tenir tête… Attention, vous y êtes?
– J’y suis!
Les deux amis se fendirent ensemble: un double hurlement éclata; deux des plus avancés tombèrent.
Marillac, alors, obéissant à la manœuvre indiquée, se rua vers l’encoignure, en fourrageant de l’épée; la foule s’écarta avec des clameurs et se referma sur lui. Lorsque Marillac eut atteint son poste, il s’aperçut qu’il était seul; il voulut s’élancer, mais il y avait autour de lui une muraille vivante, profonde, infranchissable…
– Pardaillan! rugit-il.
Et il se jeta tête baissée sur la muraille vivante.
À ce moment, il fut saisi par derrière, paralysé, dans l’impossibilité de faire un mouvement, soulevé, entraîné, emporté dans l’intérieur du couvent.
Quant au chevalier, voici ce qui était arrivé.
Au moment où Lubin arrivait près de lui, l’un des gentilshommes qui escortaient Maurevert lui porta un coup de pointe. Ce fut alors qu’il se fendit à fond, et par un coup droit, traversa l’épaule de son adversaire. À l’instant où il se relevait et où il allait se jeter vers l’encoignure qu’il avait montrée à Marillac, le moine fut sur lui et l’enserra dans ses bras en bégayant:
– C’est donc vous… ah!… que je suis heureux… Venez boire…
D’une violente secousse, Pardaillan se débarrassa du moine qui alla rouler à terre en murmurant:
– L’ingrat!…
À ce moment, cent bras s’abattirent sur le chevalier; son épée fut brisée; en un instant, ses vêtements en lambeaux; le chevalier voulut saisir sa dague: Maurevert l’enleva.
Alors on vit un spectacle inouï.
Désarmé, sanglant, le chevalier avait sur lui une masse humaine qui s’efforçait de l’écraser.
Et cette masse, il la soulevait, la secouait, la dispersait d’un formidable roulis des épaules; elle se reformait, l’accablait; il l’entraînait, roulait avec elle, se relevait, mordant, frappant de ses deux poings comme de deux béliers; des gens ensanglantés tombaient autour de lui; des hurlements effroyables, tout autour, éclataient dans la foule, tandis que le groupe frénétique attaché à lui luttait dans un silence farouche.
Presque assommé, du sang plein le visage et la bouche, Pardaillan, formidable, secouait la grappe humaine, comme le sanglier enfin coiffé peut secouer la meute.
Il soufflait d’un souffle rauque et bref.
Un brouillard flottait devant ses yeux. Il ne songeait plus à rien… à rien qu’à atteindre Maurevert qui, à dix pas, commandait la manœuvre, à le saisir, à l’étrangler avant de mourir.
Une clameur plus terrible retentit soudain:
Le chevalier venait de tomber une dernière fois et ne se relevait plus: à chacune de ses jambes, à chacun de ses bras, à sa poitrine, deux hommes, trois, quatre, toute une foule pesait.
Il ne remuait plus.
– Des cordes! vociféra alors Maurevert.
Quelques secondes plus tard, Pardaillan, solidement lié, était emporté dans le couvent; sur la chaussée, une dizaine de blessés étanchaient leur sang.
Et la foule, saisissant Lubin, le soulevait, transportée du délire des miracles, le portait en triomphe et l’acclamait. C’était le saint qui avait arrêté l’hérétique! C’était le saint qui, rien qu’en l’enlaçant de ses bras, lui avait ôté sa force!
Le bruit de ces prodiges se propagea aussitôt; toute la soirée, et jusqu’a une heure avancée de la nuit, des foules vinrent s’agenouiller devant le couvent et réclamaient la bénédiction du saint moine qui avait vengé Dieu d’avoir été bouilli.
D’heure en heure, Lubin se montrait et bénissait le peuple…
Maurevert était entré dans le couvent, et avait eu une assez longue conférence avec le prieur. À la suite de cette conférence, il s’était fait conduire dans la cellule où le comte de Marillac avait été enfermé. Il portait sous son bras l’épée du comte.
– Monsieur, dit-il en entrant, vous êtes libre, voici votre épée.
Marillac ne témoigna ni joie ni surprise. Il saisit froidement la lame qu’on lui tendait et la remit au fourreau.
– Monsieur de Maurevert, dit-il, j’espère que nous nous retrouverons, dans des conditions meilleures, c’est-à-dire à un moment où vous n’aurez pas pris la précaution de vous entourer de vingt spadassins pour attaquer deux hommes.
– Monsieur le comte, nous nous retrouverons quand il vous plaira, dit Maurevert en grondant.
– Après-demain matin, voulez-vous?
– Soit.
– Dans les prés du passeur?
– Le lieu et l’heure me conviennent; mais laissez-moi vous dire, monsieur le comte, que je ne comprends pas la querelle que vous me faites au moment où je vous sauve la vie.
– Vous me sauvez la vie, vous! fit Marillac avec un dédain qui fit pâlir Maurevert.
Le bravo eut un éclair de rage dans les yeux. Mais il se contint et reprit:
– C’est sans doute un grand honneur pour moi, mais cela est. Je suis arrivé devant le couvent à l’instant même où la foule furieuse de je ne sais quoi, allait se ruer sur vous. Avec mes amis, je vous ai pris et transporté ici. Sans moi, vous étiez donc mort, monsieur le comte.
Marillac avait écouté ces explications avec une attention étonnée.
– Monsieur, dit-il alors, s’il en est vraiment ainsi, je ne puis qu’être surpris. Je ne suis pas de vos amis, je crois…
– Eh! avais-je besoin que vous fussiez mon ami pour essayer de vous tirer des mains de ces enragés! Qui n’en eût fait autant à ma place?… Et puis, je dois vous l’avouer, j’avais une raison secrète de me jeter à votre secours… bien que ce secours, pour plus de sûreté, se soit manifesté sous la forme d’une attaque.
– Quelle est cette raison, monsieur?
– Le désir que j’ai d’être agréable à la reine mère, dit Maurevert en s’inclinant avec un respect outré.
Marillac tressaillit et pâlit. Déjà Maurevert continuait:
– Si je ne suis pas de vos amis, monsieur le comte, si nous nous sommes même un peu regardés de travers à la dernière fête du Louvre, je n’en ai pas moins l’insigne honneur d’être des amis de la reine. Et savez-vous ce que la reine m’a dit tout récemment, à moi et à quelques autres de ses fidèles? Elle a dit, en propres termes, qu’elle vous considérait comme un parfait cavalier, qu’elle avait pour vous une véritable affection et qu’elle priait tous ses amis de vous protéger en toutes mauvaises occasions où vous pourriez vous trouver… Vous voyez, monsieur, qu’en accourant à votre aide, je n’ai fait en somme qu’obéir à ma reine, à qui je dois ma vie et mon sang, si elle en a besoin… elle ou ceux qu’elle aime!…
– La reine a dit cela! s’écria Marillac d’une voix altérée.
– Ce sont ses augustes paroles que j’ai l’honneur de vous répéter, monsieur le comte. Aussi, tout en acceptant le rendez-vous que vous me faites l’honneur de me donner, je vous prie de me tenir pour votre très dévoué.
Maurevert, après s’être incliné, fit un pas pour se retirer.
– Attendez, monsieur! dit Marillac.
Sombre, bouleversé, la voix tremblante, malgré tous ses efforts, Marillac reprit:
– Monsieur, les paroles que vous prêtez à Sa Majesté ont pour moi une importance de vie ou de mort. Me jurez-vous que la reine s’est bien exprimée ainsi en parlant de moi?
– Je vous le jure, dit Maurevert avec une évidente sincérité. Je dois même ajouter que si les paroles de la reine étaient affectueuses, le ton l’était plus encore. Ce n’est un secret pour personne, monsieur le comte, que vous êtes fort avant dans les faveurs de Sa Majesté, et qu’elle vous destine un haut commandement dans l’armée que M. l’amiral va conduire aux Pays-Bas.
Un soupir qui ressemblait à un rugissement, gonfla la poitrine de Marillac.
– Ma mère! ma mère! balbutia-t-il au fond de lui-même. Serait-ce donc vrai? Me serais-je donc trompé?… Monsieur de Maurevert, reprit-il tout haut, je regrette de vous avoir mal accueilli.
– Tout le monde s’y fut trompé, monsieur le comte! dit Maurevert avec un sourire.
– Adieu donc et merci. Veuillez, je vous prie, me conduire à M. de Pardaillan, afin que nous partions ensemble.
– M. de Pardaillan?
– Oui. Qu’y a-t-il là qui vous étonne?
– Monsieur le comte, je vous le répète: vous êtes libre. Mais quant à M. de Pardaillan, c’est autre chose, vu que M. de Pardaillan est rebelle, accusé de lèse-majesté et que c’est mon devoir de l’arrêter.
– Vous l’arrêtez?
– C’est fait.
– De quel droit? Êtes-vous donc officier des gardes?
– Non, monsieur. J’ai simplement reçu un ordre d’avoir à me saisir de la personne de M. de Pardaillan, et j’étais justement à sa recherche quand j’ai eu l’honneur de vous rencontrer.
– Un ordre! gronda Marillac. De qui?
– De la reine mère!
Sur ce mot, Maurevert saluant une dernière fois le comte, sortit, laissant la porte ouverte. Marillac demeura un moment tout étourdi. Mais bientôt, se frappant le front, il murmura:
– Cette fois, je vais voir quelle peut être l’affection de la reine pour moi!… car je vais lui demander la vie et la liberté d’un homme qui l’a cruellement offensée…
Marillac sortit de la cellule, et se trouva dans un couloir en présence d’un moine qui le salua et lui dit:
– Monsieur le comte, je suis chargé de vous faire sortir du couvent par une porte de derrière.
– Pourquoi pas par la grande porte?
– Écoutez, monsieur, fit le moine en souriant.
Marillac écouta. Au loin, vers la rue, il entendit une rumeur furieuse.
– Cela, reprit le moine, c’est la voix du peuple qui réclame sa victime. Et sa victime, c’est vous. Mais nous savons trop quelle serait la douleur de notre grande reine, s’il vous arrivait malheur… Venez donc, monsieur.
Marillac, sans plus d’observations, suivit le moine, qui le conduisit jusqu’à une petite porte donnant sur une ruelle solitaire.
Le comte prit aussitôt le chemin du Louvre.