IV ORDRE DU ROI

Le lendemain du jour où François de Montmorency trouva sa fille et celle qui avait été sa femme, fut une journée paisible pour tous les habitants de la maison de la rue Montmartre.


Le maréchal, agité de sentiments divers, sentait son cœur se dilater. Il était en extase devant sa fille et n’imaginait pas qu’il pût exister au monde rien d’aussi gracieux. Quant à Jeanne, la conviction se fortifiait en lui qu’elle subissait une crise passagère et que le bonheur lui rendrait à la fois la raison et la santé physique. Quelquefois, il lui semblait surprendre dans les yeux de la folie une aube d’intelligence. Mais s’il avait pu sonder l’abîme que la douleur avait creusé dans cette âme avec la lenteur de la goutte d’eau qui creuse un rocher, peut-être eût-il compris que cet abîme ne serait jamais comblé…


Quoi qu’il en soit, il voulait croire à la guérison.


Il attachait parfois des regards timides sur la folle, et se disait alors:


– Lorsqu’elle comprendra, comment lui expliquerai-je mon mariage? Est-ce que je n’aurais pas dû demeurer fidèle, même la croyant infidèle?


Et un trouble l’envahissait à la voir si belle, à peine changée, presque aussi idéale qu’au temps où il l’attendait dans le bois de Margency.


Quant à Loïse, à part la douleur de ne pouvoir tout de suite associer sa mère à sa félicité, elle était en plein ravissement. Elle aussi était convaincue qu’un mois de soins attentifs rendrait la raison à la martyre. Et elle s’abandonnait à cette joie inconnue d’elle jusqu’ici d’avoir une famille, un nom, un père. Le mystère qui avait étouffé son enfance et pesé sur son adolescence s’évanouissait. Elle avait maintenant une mère, un père dont elle admirait le grand air. Ce père lui semblait un homme exceptionnel par la force, la gravité sereine. C’était, de plus, l’un des puissants du royaume. Son nom résonnait comme un tonnerre et l’ombre du connétable qu’elle n’avait pas connu semblait la protéger.


Cette journée fut donc une journée de bonheur véritable malgré la folie de Jeanne.


Mais n’était-elle pas là, vivante? Et même, lorsqu’ils la considéraient tous les deux, le père et la fille ne remarquaient-ils pas qu’un heureux changement se manifestait dans sa santé? Ses yeux reprenaient leur brillant, ses joues redevenaient roses; jamais Loïse ne l’avait vue ni aussi belle ni aussi gaie. Le rire de la folle éclatait non pas strident et nerveux, mais doux et plein d’innocent bonheur.


Elle était redevenue la Jeanne de Margency, la petite fée aux fleurs…


En ce jour, le maréchal lia pleine connaissance avec le vieux Pardaillan. Leurs mains se serrèrent dans une étreinte loyale et le souvenir de l’enlèvement de Loïse s’éteignit.


Pour le chevalier, il demeura ce qu’il avait toujours été: réservé, peu communicatif, toute tristesse disparue en apparence.


La nuit qui suivit fut également très calme.


Cependant, vers le commencement de cette nuit, un incident se produisit dans la rue. Le maréchal de Damville vint visiter le poste qui veillait devant la maison. Il était accompagné de quarante gardes du roi qui relevèrent les gardes d’Anjou. Un officier de la maison royale les commandait et le capitaine qui avait accepté la caution de Jeanne de Piennes dut se retirer.


Damville passa la nuit dans la rue, et vers l’aube, un mouvement se produisit parmi les soldats.


Vingt d’entre eux chargèrent leurs arquebuses et se tinrent prêts à faire feu.


D’autres disposèrent un madrier suspendu à un appareil de poteaux et de cordes, de façon à former bélier.


On se préparait évidemment à enfoncer la porte.


La caution de Jeanne de Piennes était donc tenue pour nulle et non avenue? C’est là la réflexion que se fit le vieux Pardaillan lorsqu’ayant mis le nez à la lucarne, il vit ces préparatifs. Il appela aussitôt le maréchal et le chevalier qui vinrent examiner la situation. Le vieux routier était tout joyeux et ses yeux pétillaient:


– S’ils attaquent, dit-il, nous n’avons plus aucune raison de tenir notre parole; nous étions ici prisonniers sous la foi de Mme de Piennes. L’attaque nous délivre et nous rend le droit de fuir. Il y a une porte ouverte: fuyons!


– C’est mon avis, dit le maréchal, pour le cas où ils attaqueraient. Parole faussée, parole rendue!


– Ils attaqueront, n’en doutez pas. Qu’en penses-tu, chevalier?


– Je pense que M. le maréchal doit sortir immédiatement avec les deux femmes, mais que nous devons rester, nous, et tenir tête.


– Ah! ah! Voilà du nouveau! grommela le vieux Pardaillan, qui comprit aussitôt ce qui se passait dans le cœur de son fils.


Et le prenant à part:


– Tu veux mourir, hein?


– Oui, mon père.


– Mourons donc ensemble. Cependant, tu peux bien entendre une observation de ton vieux père?


– Oui, monsieur…


– Eh bien, je ne demande pas mieux que de mourir, puisque tu ne peux vivre sans cette petite Loïson que le diable emporte, et que moi, je ne puis vivre sans toi. Mais encore faut-il être sûr que ta Loïsette t’échappe!


– Que voulez-vous dire? s’écria le chevalier en pâlissant d’espoir.


– Simplement ceci: as-tu demandé sa fille au maréchal?


– Folie! L’idée seule d’une telle demande lui ferait hausser les épaules de pitié!


– D’accord! Mais enfin, l’as-tu demandée?


– Vous savez bien que non!


– Eh bien, il faut la demander!


– Jamais! Jamais!… Oh! l’affront de me voir refuser!…


– Bon, c’est donc moi qui parlerai pour toi!


– Vous, monsieur!


– Moi! Par Pilate, n’est-ce pas mon droit? Je la demanderai, te dis-je! Or, de deux choses l’une: ou tu es accepté…


Le chevalier fit un geste de violente dénégation.


– Ou tu es accepté, et tu fais aux Montmorency l’honneur d’entrer dans leur famille. Mort de tous les diables! ton épée vaut la leur, et ton nom est sans tache… Je poursuis: ou tu es refusé, et alors seulement il sera temps de graisser nos bottes pour le grand voyage d’où on ne revient pas. Voyons, consens à vivre jusqu’à ce que le père de Loïse m’ait formellement dit: «Non!»


– Soit, mon père! dit le chevalier qui entrevit là un moyen de mourir seul et de ne pas entraîner son père à la mort.


– Monseigneur, dit alors le vieux Pardaillan en rejoignant le maréchal, nous venons, le chevalier et moi, de tenir conseil de guerre. Voici ce qui est décidé: Vous allez partir à l’instant. Nous demeurons ici jusqu’à ce que l’attaque soit avérée. Alors, nous partirons à notre tour.


– Je ne partirai pas d’ici sans vous, dit le maréchal d’une voix ferme. Et songez-y, chevalier, si vous ne consentez pas à me suivre dès la première attaque, vous exposez à une mort terrible ces deux innocentes créatures.


Le chevalier tressaillit.


– Nous partirons donc, dit-il.


– Il n’y a plus qu’à attendre, dit Pardaillan père.


L’attente ne fut pas longue. Vers cinq heures du matin, le vieux routier, demeuré en observation, à l’œil-de-Bœuf, vit un cavalier faire un signe à l’officier. Ce cavalier, bien qu’il fît chaud, était enveloppé d’un manteau qui le couvrait entièrement. En sorte que Pardaillan ne put le reconnaître.


Au signe de ce cavalier, l’officier commanda à ses hommes d’apprêter leurs armes.


Aussitôt les fenêtres voisines s’ouvrirent et une foule de têtes curieuses se montrèrent.


L’officier s’approcha, escorté d’un procureur tout vêtu de noir, lequel tirant un papier d’un étui, se mit à lire à haute et distincte voix:


«Au nom du roi:


Sont déclarés traîtres et rebelles les sieurs Pardaillan père et fils réfugiés en cette maison sous la caution de noble dame de Piennes; est déclarée non avenue ladite caution, en ce que ladite dame ignorait les crimes précédemment commis par lesdits sieurs Pardaillan;


Enjoignons audits sieurs de se rendre à discrétion pour être menés au Temple [4] et de là être jugés pour crime de félonie et de lèse-majesté; plus incendie volontaire d’une maison: plus rébellion à main armée;


Enjoignons aux officiers du guet royal de s’emparer de la personne des deux rebelles pour amener lesdites personnes, pieds et poings liés en tel lieu que nous, Jules-Henri Percegrain, procureur au Châtelet [5] nous désignerons, savoir: pour le moment, la prison royale du Temple.


Enjoignons auxdits officiers de les prendre morts s’ils ne peuvent les prendre vifs, afin que leurs cadavres soient pendus après une bonne estrapade et exposés en exemple au grand gibet de la place de Grève, aux yeux de tous loyaux et fidèles sujets de Sa Majesté.


Et nous, Jules-Henri Percegrain, déclarons avoir ainsi parlé à haute voix auxdits rebelles, et déclarons leur avoir, par dernière indulgence, accordé une heure de réflexion.


En foi de quoi nous avons signé et remis les présentes réquisitions à gentilhomme Guillaume Mercier, baron du Teil, lieutenant à la compagnie des arquebusiers du roi.»


L’homme noir remit son papier à l’officier et se retira près du cavalier au manteau, qui demeura immobile.


L’heure de grâce accordée aux rebelles s’écoula promptement.


La rue s’était remplie de monde; les curieux se haussaient sur la pointe des pieds pour voir si on prendrait les rebelles tout vifs ou si on les prendrait morts. Et il faut dire que la plupart souhaitaient qu’on les prît morts; en effet, il y avait à cela double spectacle, double plaisir: d’abord, cela supposait une bataille; et ensuite, les cadavres devaient être exposés au gibet.


L’heure étant passée, l’officier s’approcha de la porte et frappa rudement en criant:


– Au nom du roi!


Le bruit du marteau résonna sourdement dans la maison, et une fenêtre du premier étage s’ouvrit. Le vieux Pardaillan apparut. Une clameur s’éleva dans la rue.


– Les voilà! Les voilà! Ils se rendent!…


Pardaillan salua gravement, se pencha et demanda:


– Monsieur, prétendez-vous donc nous attaquer?


– À l’instant même, dit l’officier, si vous ne vous rendez.


– Faites bien attention que vous violez vous-même la caution accordée.


– Je le sais, monsieur. Et vous devez vous rendre à discrétion.


– Nous rendre, c’est autre chose. Je voulais simplement vous faire dire que vous faussez la parole donnée. Maintenant, attaquez si bon vous semble.


Là-dessus, le vieux Pardaillan referma tranquillement sa fenêtre, tandis que l’officier criait encore une fois:


– Au nom du roi!


Comme aucune réponse ne lui parvenait, l’officier fit un signe et le madrier disposé en façon de catapulte commença à fonctionner. Au cinquième coup, la porte tomba.


– Attention! fit l’officier s’attendant à une sortie.


Les arquebusiers dirigèrent leurs canons sur la porte et se tinrent prêts.


Mais personne ne s’étant montré, il fallut se résoudre à entrer dans la maison. Là, on constata que l’escalier était hérissé de barricades diverses.


– C’est en haut qu’il faudra faire le siège, gronda l’officier énervé de cette besogne.


Il fallut deux heures pour déblayer l’escalier.


Lorsque le passage fut enfin libre, toute la troupe monta avec précaution, suivie par le cavalier, qui avait mis pied à terre, mais qui continuait à se cacher le visage dans son manteau.


À la satisfaction de l’officier, on trouva toutes les portes ouvertes en haut.


– Attention, dit la voix du cavalier au manteau, c’est un piège.


On pénétra dans les pièces qu’on visita l’une après l’autre, avec toutes les précautions nécessaires.


Le premier étage ayant été ainsi fouillé, il devint évident que les assiégés s’étaient retirés dans le grenier.


Mais lorsqu’après bien des hésitations et des sommations réitérées on se décida enfin à pénétrer dans ce grenier, on n’y trouva que du foin.


Le cavalier au manteau poussa alors un cri de rage, et apercevant la porte de communication par laquelle on entrait dans la maison voisine, renfonça d’un violent coup de pied.


– Ils ont fui par là! rugit-il. Oh! les démons!… Ils m’échappent!


Alors ce cavalier laissa retomber son manteau et les soldats étonnés reconnurent l’illustre maréchal de Damville.


– Qu’ordonnez-vous, monseigneur? demanda l’officier.


– Fouillez cette maison! grinça Damville.


La maison fut fouillée; on n’y trouva personne.


Le maréchal de Damville sortit par la ruelle aux Fossoyeurs. Il était pâle de fureur. Il monta aussitôt à cheval et s’élança dans la direction du Louvre.


Arrivé là, il demanda aussitôt à être introduit auprès du roi.


Pendant ce temps, les fugitifs arrivaient à l’hôtel de Montmorency, et, les deux femmes installées, tinrent conseil de guerre.


– Ici, dit le maréchal aux Pardaillan, vous êtes en sûreté. Nul ne se doute, je pense, que vous avez trouvé un refuge dans cet hôtel.


Le chevalier hocha la tête.


– Monseigneur, dit-il, si vous m’en croyez, vous devez fuir. Si vous étiez seul, je ne vous donnerais pas ce conseil…


– Vous avez raison, chevalier, dit le maréchal. Aussi bien, mon intention n’est-elle pas d’exposer ma fille et sa mère. Dès ce soir, je partirai avec elles pour le château de Montmorency. Je compte sur vous pour nous escorter jusque-là. Une fois à Montmorency, nul, pas même le roi, n’osera nous y chercher. Il faudrait une armée pour prendre le manoir.


Il fut donc convenu que le soir, à la nuit tombante, on quitterait Paris.


Dans cette journée, Pardaillan père eut avec le maréchal une mémorable conversation. Le chevalier s’était retiré dans la chambre qu’il occupait à l’hôtel. Loïse venait de se retirer auprès de sa mère. Le vieux Pardaillan demeura seul avec le maréchal, et voyant sortir Loïse, entama héroïquement la question qui lui tenait au cœur.


– Charmante enfant, dit-il, et que vous devez être bien heureux d’avoir retrouvée, monseigneur.


– Oui, monsieur. Heureux au-delà de toute expression.


– Puisse-t-elle, s’écria le vieux renard, trouver un mari digne d’elle. Mais je doute qu’il existe un homme digne de posséder une beauté aussi accomplie…


– Cet homme existe pourtant, dit simplement le maréchal.


Le vieux routier tressaillit… «Ouais! songea-t-il, est-ce que le chevalier aurait raison?


– Je connais, reprit le maréchal, un homme étrange qui apparaît comme un type achevé de bravoure et de finesse. Ce qu’on m’a raconté de lui, ce que j’en ai su par moi-même fait que je me le représente comme un de ces anciens paladins du temps du bon empereur Charlemagne.


C’est à cet homme, mon cher monsieur de Pardaillan, que je destine ma fille. Nul ne sera plus digne de posséder un pareil trésor…


– Excusez ma hardiesse, monseigneur, mais le portrait que vous venez de tracer est si beau que j’éprouve un impérieux désir de connaître un tel homme. Serais-je très indiscret si je vous demandais son nom?


– Nullement. Je vous ai, à vous et à votre fils, de telles obligations, que je ne veux rien vous cacher de mes chagrins et de mes joies. Vous le verrez, monsieur, car j’espère bien que vous assisterez au mariage de Loïse…


– Et il s’appelle? demanda Pardaillan en mordant sa moustache.


– Le comte de Margency, répondit le maréchal en fixant son regard sur le vieux routier.


Celui-ci chancela. Il avait reçu le coup en plein cœur.


Il balbutia quelques mots, et tout étourdi, atterré, prit congé du maréchal et rejoignit son fils.


– Je viens de parler à M. le maréchal, dit-il.


– Ah!… Et vous lui avez dit?


– Je lui ai demandé à qui il comptait donner Loïse en mariage. Tiens-toi bien, chevalier. Le fer chaud dans une plaie vaut mieux que l’onguent. Tu n’auras jamais la petite. Elle est destinée à un certain comte de Margency.


– Ah! fit de nouveau le chevalier sans pâlir. Et connaissez-vous cet homme? Mais qu’importe, après tout…


– Je connais Margency, dit le vieux Pardaillan. C’est un beau comté. Enclavé dans les domaines de Montmorency, il avait été pour ainsi dire dépecé, et il n’en restait plus qu’un pauvre reste qui a appartenu à la famille de Piennes jusqu’au moment où le connétable s’en est emparé. Sans aucun doute, le comté a été reconstitué; quelque hobereau l’aura acheté pour avoir titre de comte. Quant à l’homme lui-même, je ne le connais pas.


– Peu importe, monsieur, dit paisiblement le chevalier.


Il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles le vieux Pardaillan arpenta furieusement la pièce, tandis que le chevalier le regardait en souriant de son air figue et raisin.


– J’admire ton calme, éclata enfin le vieux routier. Comment! c’est ainsi qu’on te traite, toi!… Et tu ne bondis pas?…


– Mais, mon père, comment voulez-vous que je sois traité? Le maréchal, pour quelques pauvres services que je lui ai rendus, m’offre une somptueuse hospitalité. Savez-vous où vous êtes ici?


– Dans ton appartement, je pense!


– Certes. Eh bien! cette chambre, mon père, est celle qui fut donnée au roi Henri II lorsqu’il vint faire visite au connétable. Depuis, nul n’avait couché dans ce lit. Quel honneur, monsieur, pour un gueux comme moi, qui erra d’auberge en auberge, et dormit souvent à la belle étoile.


Le sourire du chevalier devenait intense. Sa moustache se hérissait.


– Je vous dis que c’est à peine si j’ose dormir dans cette couche royale. Que pouvait faire de plus le maréchal?


– C’est bon. Chevalier, nous allons partir d’ici tout aussitôt.


– Non, mon père.


– Tu dis: non? Qui t’y retient maintenant?


– Le maréchal compte sur nous pour l’escorter jusqu’à Montmorency. Nous l’escorterons, mon père. Et une fois qu’il sera en parfaite sûreté dans son castel, alors nous irons nous faire tuer dans quelque jolie entreprise, si toutefois vous me voulez faire l’honneur et la joie de trépasser en ma compagnie.


De par tous les diables! pourquoi M. le maréchal n’appelle-t-il pas M. le comte de Margency pour l’escorter?


– Sans doute, nous trouverons le comte en route, dit le chevalier toujours souriant. Mais lors même qu’il serait ici, je ne lui céderais pas le droit que j’ai conquis de mettre Loïse en sûreté. C’est à moi qu’elle fit appel, à moi seul. Je n’oublierai jamais cette minute. J’étais à mon observatoire de la Devinière… Tiens, à propos, il me faudra y passer pour régler une vieille dette. Avez-vous de l’argent, mon père?


– Trois mille livres.


– Peste! nous sommes riches!


– Oui, c’est le dernier présent que m’a fait M. de Damville, un peu malgré lui, d’ailleurs. Tu disais donc que tu voulais payer maître Landry?


– Et dame Huguette.


– Tu dois à tous les deux?


– Oui. Seulement, c’est de l’argent que je dois à Landry. Et c’est de la reconnaissance que je dois à Huguette. Je payerai l’un avec des écus et l’autre… ma foi, ce sera plus difficile. Un écu n’est qu’un écu. Une parole sortie du cœur vaut un trésor. Je chercherai… je trouverai. Donc, mon père, je me trouvais à ma fenêtre de la Devinière. J ’aime ce vieux souvenir entre tous. Je regardais je ne sais quoi, dans la rue ou dans le ciel. Tout à coup, sa fenêtre, à elle, s’est ouverte, et elle m’a appelé à son secours. Moi!… Je connaissais à peine son nom. Je ne lui avais jamais parlé! Et elle m’appela, comme si j’eusse été son frère, l’ami dévoué de son enfance, l’amant de sa jeunesse. Ce fut moi, moi seul, et non pas d’autres qu’elle appela… J’ai donc le droit, même envers et contre le maréchal, de la protéger jusqu’au bout. Ce bras et ce cœur sont à elle. Quand tout sera fini, l’un lâchera la bonne rapière qu’il manie avec quelque adresse, et l’autre cessera de battre. Voilà tout.


– Voilà tout! gronda le vieux routier. Ah! que ne m’as-tu écouté!…


– J’ai eu tort, j’en conviens. Mais, mon père, il faut nous occuper de quitter Paris dès ce soir. L’escorte du maréchal, s’il survient quelque obstacle, ne pourra que se battre, et ceci est insuffisant. Nous avons besoin de force et nous avons besoin de ruse. Damville est un rude jouteur, sans compter que nous avons à nos trousses une foule de roquets de moindre importance.


– Je connais, dit Pardaillan, quelques bons garçons qui pourront ce soir nous être utiles. Il faudrait que j’aille faire un tour du côté de la Truanderie.


– Allez donc, mon père, et soyez prudent.


Le vieux routier jeta un dernier regard à son fils, hocha la tête, et s’éloigna.


Le chevalier décrocha sa rapière, fit quelques tours dans la chambre et s’assit dans un vaste fauteuil qu’on appelait dans l’hôtel le fauteuil du roi, parce que Henri II s’y était assis.


Qu’on n’aille pas croire que le chevalier venait de jouer vis-à-vis de son père la comédie du jeune amoureux qui parle avec détachement de sa peine, en laissant sous entendre le violent chagrin que cache le sourire amer.


Le chevalier était sincère au point qu’il ne jouait même pas la comédie avec lui-même, ce qui est encore plus difficile que de ne pas la jouer avec les autres.


Son monologue fut la suite toute naturelle de son entretien.


Le sourire de pince-sans-rire qui lui était habituel ne disparut pas de ses lèvres. Il ne pleura pas. Il ne soupira pas. Chez lui, les choses se passaient en dedans. Et ce jeune homme qui avait de si charmantes attitudes de finesse, semblait avoir l’horreur de l’attitude voulue. Il se contraignait au minimum de gestes et au minimum de paroles.


Il parcourait le monde avec une curiosité passionnée, aimant la vie à la folie, aimant jusqu’à l’adoration tout ce qui lui semblait beau, et cherchant une excuse indulgente à ce qui lui paraissait laid. Non pas l’indulgence dédaigneuse du prétendu philosophe: il ignorait totalement la philosophie et l’art de hausser les épaules avec élégance. Tout simplement, il ne croyait pas que le mal fût une règle dans l’action humaine, mais une terrible nécessité. Il s’écartait donc sans emphatique pitié de ce qui lui semblait vilain au sens exact du mot, et cherchait à se rapprocher de ce qui apparaissait beau, c’est-à-dire de tout ce qui provoquait en lui une émotion bienfaisante.


De là venait que rarement une véritable colère le faisait bouillonner; il aimait mieux, selon un mot d’argot parisien très expressif, «se payer la tête» de quiconque le gênait. Lorsque la bataille s’offrait à lui, il se battait avec la simplicité fougueuse et l’ampleur sans emphase d’un qui est sûr de sa force.


Il était naïf. Une douleur entrevue même chez des inconnus lui serrait le cœur. Il rêvait de fabuleuses richesses pour étancher des larmes partout où il passerait. À défaut de richesses, il rêvait de parcourir le monde en aimant les opprimés, en frappant les oppresseurs. Il ne s’était jamais admiré soi-même. Mais il comprenait vaguement qu’il était exceptionnel et digne d’admiration. Il en résultait que parfois des bouffées d’ambitions montaient à son cerveau. L’ambition de quelque magnifique et glorieuse destinée.


Il calculait exactement sa valeur, et nous l’avons vu devant le roi, c’est-à-dire devant un être d’essence supérieure, tout voisin de la divinité, calme, paisible, railleur à son habitude, comme devant un égal. Et au fond de lui-même, il s’était effaré de n’avoir pas tremblé devant la majesté royale.


Lors donc qu’il se trouva seul, il n’éprouva pas le besoin de modifier son attitude. Il avait simplement dit à son père qu’il ne lui restait plus qu’à mourir, parce qu’il se jugeait incapable de surmonter l’amour qui avait pris possession de son cœur. Avec la même simplicité, il eût sangloté, s’il en eût éprouvé le besoin.


Tel était ce héros qui avait étonné Catherine de Médicis si difficile à étonner, qui avait conquis l’admiration de Jeanne d’Albret, qui avait souffleté de son rire le duc d’Anjou, qui s’était moqué du roi de France, qui avait battu sur tous les terrains le maréchal de Damville, et que le maréchal de Montmorency traitait en hôte royal.


Il était si pauvre qu’à part les trois mille écus rapinés par son père, il allait se trouver sans un sol du jour où il sortirait de cet hôtel. Et la question d’argent ne le préoccupa jamais, persuadé qu’il était que l’or est une chose plus facile à conquérir que l’estime de soi-même.


Sincère, naïf, moqueur, tendre, ouvert à toutes les émotions, fort comme Samson, élégant comme Guise, il passait dans la vie sans voir qu’il marchait dans une gloire.


Une fois seul, il ne maudit pas le maréchal et trouva que les choses étaient comme elles devaient être, puisque selon les idées de son temps – de tous les temps! – un gueux ne pouvait épouser une héritière d’immenses richesses.


Il maudit encore moins Loïse, et se contenta de murmurer avec une adorable naïveté:


– Quel malheur pour elle! Comment quelqu’un pourra-t-il jamais l’aimer comme je l’eusse aimée?… Pauvre Loïse!…


Et après quelques instants de réflexion:


– Je crois bien qu’il est impossible de souffrir plus que je ne souffre. Si cela devait durer huit jours, je deviendrais fou. Heureusement, tout va s’arranger. Cette nuit, nous sommes à Montmorency, demain, je rentre à Paris. Et alors, voyons… combien sont-ils?… Damville: rude épée. Ce d’Aspremont dont m’a parlé mon père. Les trois mignons. Ce Maurevert. Cela fait six. Je les provoque tous les six à la fois. C’est bien le diable si à eux tous, ils ne parviennent pas à me tuer. Allons, j’aurai de jolies funérailles!


À ce moment, une tête tiède se posa sur ses genoux.


Il baissa les yeux et vit que Pipeau s’était approché de lui, avait commodément installé sa tête et le regardait de ses grands yeux bruns, tendres, profonds, d’une belle humanité.


– Te voilà, toi? sourit-il joyeusement.


Pipeau jappa avec non moins de joie, répondant:


– Parfaitement! C’est moi! Moi! ton ami! Tu avais l’air de m’oublier, de ne pas plus penser à moi que si je n’étais pas ton ami le plus fidèle… fidèle jusqu’à la mort! Alors, je viens te dire: Bonjour comment ça va?…


Voilà ce que dit le chien.


Le chevalier posa sa main sur la tête du chien, et dit:


– Nous allons donc nous quitter, Pipeau? Ce m’est un grand chagrin. Je te dois beaucoup, sais-tu? Grâce à toi, je suis sorti de la Bastille, et puis, un jour que j’avais faim, tu as partagé avec moi, tu te rappelles? Et puis, toujours gai, tu me fus un si bon compagnon. Que deviendras-tu sans moi?… Car je vais partir pour ne plus jamais revenir, et je ne puis t’emmener là où je vais… Je pars, Pipeau, parce que je m’ennuie. Cela dit tout, je pense, et tu n’as pas besoin de plus longues explications.


Le chien avait écouté gravement.


Et sans doute, bien que le discours de son maître fut terminé, il continua à écouter ce que le chevalier pouvait se dire à lui-même, car ses yeux ne quittèrent pas les yeux du jeune homme, et le chien finit par pousser une plainte sourde.


– Pipeau! fit à ce moment le vieux Pardaillan qui entrebâilla la porte.


Le chien interrogea le chevalier, qui dit:


– Va.


– Je vais à la Devinière, puisque tu as des scrupules en ce qui regarde maître Landry, reprit le routier.


– Je vous accompagne, mon père.


– Non pas, mordiable. Le chien me suffira en cas d’attaque. Il pourra aussi me servir de courrier. Mais toi, ne bouge pas d’ici.


Le chevalier fit un geste d’acquiescement, et Pardaillan père s’éloigna, suivi du chien, heureux d’entreprendre seul la besogne d’exploration qu’il avait méditée. Car, sous prétexte d’aller à la Devinière payer les dettes de son fils, le routier voulait surtout s’assurer que l’hôtel n’était pas surveillé, qu’ils n’avaient pas été suivis, enfin, que le chevalier était en sûreté parfaite.


– Une fois à Montmorency, songeait-il, je le déciderai à me suivre, et du diable si je n’arrive pas à lui faire oublier toutes les Loïse du monde, et à oublier du coup son envie de mourir. Belle solution, ma foi!… À son âge, j’eusse enlevé la petite, voilà tout. Le monde dégénère…-D’ailleurs, qui sait si ma ruse ne va pas arranger les choses? C’est un tour de vieille guerre. J’en ai plus d’un dans mon sac… Allons, Pipeau, saute sur ton maître.


Pardaillan tendit son bras et le chien sauta, avec un aboiement sonore.


À quelque ruse? à quel tour faisait-il allusion?


Nous le dirons tout à l’heure à nos lecteurs.


Pour le moment, suivons le vieux routier dans son exploration. Il parcourut les rues avoisinantes et ayant constaté que tout paraisse parfaitement tranquille, n’ayant rien vu de suspect, descendit jusqu’au bac pour traverser la Seine.


Alors, il gagna la rue Saint-Denis et parvint à la Devinière en se promettant bien de pousser jusqu’au cabaret de Catho par la même occasion.


Maître Landry vit arriver Pardaillan avec un certain étonnement mélangé de crainte et d’espérance.


– Qui sait si cette fois enfin je ne serai pas payé? murmura le digne aubergiste.


– Maître Landry, dit Pardaillan, je viens payer mes dettes et celles de mon fils, car nous allons quitter Paris pour longtemps sans doute.


– Ah! monsieur, quel malheur! s’écria Landry qui essaya vainement de prendre une figure attristée.


– Que voulez-vous, mon cher monsieur Grégoire, nous nous retirons après fortune faite.


L’aubergiste ouvrit des yeux énormes.


– Mais je ne vois pas dame Huguette, reprit Pardaillan. J’ai une commission à lui faire de la part de mon fils.


– Ma femme va arriver dans un instant. Mais monsieur me fera bien l’honneur de déjeuner encore une fois dans mon auberge, puisqu’il est sur le point de quitter Paris?


– Très volontiers, mon cher ami. Et d’ailleurs, tandis que je déjeunerai, vous établirez notre compte.


– Oh! monsieur, la chose ne presse pas, fit Landry dans le ravissement de son âme.


– Si fait! Je ne m’en irais pas tranquille et ne voudrais pas vous faire tort d’un denier.


– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je vous avouerai que votre compte est tout préparé.


– Ah! ah!


– Vous m’en aviez vous-même donné l’ordre, et par deux fois vous fûtes sur le point de régler cette misère. Seulement, vous en fûtes toujours empêché par des circonstances regrettables…


– Pour vous? fit Pardaillan en éclatant de rire.


– Non pas, mais pour vous, monsieur, dit Landry, qui se mit à rire aussi par politesse. En effet, la première fois, vous eûtes ce terrible duel avec ce M. Orthès…


– Vicomte d’Aspremont. C’est ainsi que vous le nommiez.


– C’est vrai. Et la deuxième fois… au moment où je tendais déjà la main, vous vous élançâtes dans la rue.


– Oui, j’avais vu passer un vieil ami, que je voulais serrer dans mes bras.


– En sorte que nous en demeurâmes là, acheva Landry d’un air si piteux que le vieux routier eut un deuxième accès d’hilarité, aussitôt partagé par l’aubergiste.


«Diable! songeait Landry, n’indisposons pas un homme qui m’apporte de l’argent.»


Cependant on dressait le couvert sur une petite table, tandis que Pipeau reprenant instantanément ses vieilles habitudes, entrait dans la cuisine de cet air hypocrite et détaché des biens de ce monde qui inspirait tant de confiance à ceux qui ne connaissaient pas la gourmandise et l’astuce de ce chien.


Pardaillan se mit donc à table, et non sans quelque mélancolie, inspecta cette salle d’auberge où il avait en somme passé de si bons moments.


À l’aspect vénérable des flacons que Landry lui-même déposa sur la nappe éblouissante, il comprit qu’il était devenu aux yeux de l’aubergiste un personnage d’importance.


– Hum! grommela-t-il, l’argent est tout de même une bonne chose! Avec de l’argent qu’il me suppose, j’achète à crédit le respect et l’admiration de ce digne homme. Que serait-ce si j’étais réellement riche! Décidément, si nous ne mourons pas, le chevalier et moi, il faudra que je me mette à gagner beaucoup d’argent.


À ce moment, Huguette entra dans la salle.


– Toujours fraîche, rose et tendre comme un jeune radis qui croque à la dent, dit le vieux Pardaillan.


Huguette, sans s’étonner de la bizarrerie de cette comparaison, sourit et soupira.


– Il paraît donc que vous nous abandonnez? dit-elle en découpant une tranche de venaison qu’elle plaça dans l’assiette tandis que Landry versait dans son gobelet un vin qui tombait en cascade de rubis.


«Admirable tableau! songea Pardaillan en se renversant sur le dossier de sa chaise. Le bon Landry à ma droite, qui me verse un délectable nectar; la jolie Huguette à ma gauche, avec ses bras nus roses et blancs, et devant moi ce pâté, cette venaison plus douce à l’œil encore que le regard de l’hôtesse… et au fond, cette belle cuisine qui flamboie, ah! que n’est-ce ainsi tous les jours!… Et dire que le chevalier m’invite à mourir!… Morbleu!…»


Et il reprit avec une émotion sincère – l’émotion du vieux routier sans gîte, sans feu ni lieu qui fait halte à la bonne auberge:


– Oui, ma chère madame Huguette, nous partons pour… pour des pays inconnus. Et avant de partir, nous avons songé, mon fils et moi, que nous avions un vieux compte à régler ici…


– Ah! monsieur! fit Landry avec attendrissement.


Et il ajouta:


– Je vais chercher la note.


– Ma chère Huguette, dit alors le vieux Pardaillan, je crois qu’il sera difficile au chevalier de venir acquitter ce qu’il vous doit, bien qu’il m’ait annoncé son intention de passer à la Devinière.


– Monsieur le chevalier ne me doit rien, fit vivement Huguette.


– Si fait, par la mort du diable! À telles enseignes que je vais vous citer ses propres paroles. Quant à la jolie Huguette, a-t-il dit, ce n’est pas de l’argent que je lui dois, mais deux bons baisers en reconnaissance des attentions qu’elle a eues pour moi. Et je voudrais lui dire aussi que, quoi qu’il arrive, je ne l’oublierai jamais, et que je lui garderai toujours une bonne place parmi les plus doux et les meilleurs de mes souvenirs.


– Le chevalier a dit cela? s’écria l’hôtesse en rougissant de plaisir.


– Sur ma foi! Et je crois qu’il n’a dit que la moitié de ce qu’il pensait. Aussi, je vais m’acquitter de la commission, que je tâcherai de faire en conscience.


Là-dessus, le vieux routier se leva, et embrassa Huguette deux fois sur chaque joue, ce qui faisait bonne mesure. Puis, se rasseyant, il leva son verre, dit gravement: «À votre santé, jolie Huguette!» et but d’un trait, selon les usages de galanterie ayant cours sur les grandes routes.


– Monsieur, fit alors l’hôtesse toute rêveuse, je n’oublierai jamais la bonne pensée qu’a eue pour moi monsieur le chevalier. Dites-le-lui, je vous prie. Et je veux à mon tour lui témoigner ma gratitude par un avis…


– Parlez, ma chère…


– Eh bien, dites-lui bien qu’elle l’aime! fit Huguette avec un soupir.


– Qui cela? s’écria Pardaillan étonné.


– Celle qu’il aime, la jolie demoiselle… Loïse…


Le vieux routier sauta sur sa chaise.


– Elle l’aime, continua Huguette, j’en suis sûre. J’ai vu ce pauvre jeune homme si malheureux…


– Ah! ma chère Huguette, vous êtes un ange!…


– Si malheureux que je n’ai pu m’empêcher de lui dire à lui-même. Répétez-le lui, et lorsqu’il sera le mari de Loïse, qu’il se souvienne que c’est moi qui lui ai annoncé son bonheur.


– Corbleu! Dites que vous lui portez bonheur, ma bonne Huguette. Ah! c’est ainsi?… Ah bien! voilà qui change diablement les choses!… Vive Dieu!… Que je vous embrasse encore!…


Sur ce, nouvelle embrassade. Après quoi, le vieux Pardaillan continua son repas avec une infinie satisfaction, et, le vin de Landry aidant, commença à entrevoir le moment où il assisterait au mariage de Loïse et de son fils.


– Cela me fait songer, murmura-t-il joyeusement, que je dois aller faire un tour à la Truanderie pour raccoler quelques bons garçons… Maintenant que nous sommes sûrs d’être aimés, comme je m’en doutais, il s’agit de sortir de Paris sains et saufs?


Tout a une fin, même les bons déjeuners.


Celui de Pardaillan suivit donc la loi commune, et le dernier flacon vidé jusqu’à la dernière goutte, le vieux routier, une chanson de guerre aux lèvres, l’œil conquérant, reboucla son épée, et mettant la main à sa ceinture de cuir qui contenait les trois mille livres prises dans le coffre de Gilles, appela maître Landry qui, sa note à la main, – la fameuse note de Pardaillan! – accourut, radieux, léger, presque rapide, fendant l’air de ses bras pour arriver plus vite. Son large visage portait la balafre d’un sourire qui allait d’une oreille à l’autre.


Landry, en arrivant à la table, déploya son papier. Il était long d’un aune. Et comme pour s’excuser de cette menaçante longueur, l’aubergiste se hâta de dire:


– Dame, monsieur, c’est qu’il y en a long. Et encore ai-je tenu compte des conventions que nous fîmes et n’ai-je marqué que les extras, en marge…


– Marquez tout, mon cher Landry, fit Pardaillan.


Landry salua jusqu’à terre et dit avec une modeste simplicité, mais non sans quelque inquiétude.


– En ce cas, tout compris, cela fait trois mille livres juste.


Le vieux routier reçut le coup sans sourciller et commença à entrouvrir sa ceinture de cuir. Le visage de Landry, qui était radieux, devint incandescent, tant l’émotion le fit flamboyer.


– Enfin! murmura-t-il dans un souffle.


– Le voilà! Le voilà! tonna à ce moment une voix furieuse.


En même temps, trois personnages qui venaient d’entrer à l’instant même dans la salle dégainèrent et se précipitèrent sur Pardaillan. L’auberge se remplit de cris. La main de Pardaillan qui touchait la fameuse ceinture descendit jusqu’à la rapière qu’elle mit au vent. Le sourire de Landry se termina en grimace de douleur et d’épouvante, et il demeura figé la bouche bée, les yeux ronds, son aune de papier à la main…


Pardaillan avait d’un coup de pied renversé la table dont toute la vaisselle s’était écroulée.


Huguette s’était enfuie dans la cuisine.


Les trois enragés portaient coup sur coup.


– Cette fois, pas de caution! ricanait l’un, à moins que ce ne soit la caution de l’hôtesse!


– Cette fois, pas de quartier! hurlait le second, à moins que nous n’en fassions un quartier de lard!


Le premier, c’était Maugiron. L’autre, Quélus.


Le troisième qui ne disait rien, mais qui s’escrimait avec une rage froide, c’était Maurevert.


Ils étaient entrés à tout hasard dans l’auberge, sachant que la Devinière avait été longtemps le quartier général des Pardaillan. D’ailleurs, c’était surtout le chevalier qu’ils cherchaient, ayant chacun à venger une blessure d’épée et une blessure de parole.


À défaut du chevalier, ils trouvaient le père, et sans plus de réflexion, s’étant consultés d’un rapide regard, ils le chargèrent.


Pardaillan, affaibli par les blessures qu’il avait reçues rue Montmartre, se contenta d’établir un peu de défensive.


Il avait sur sa poitrine trois pointes menaçantes.


À chaque coup qui lui était porté, il parait s’il pouvait, ou reculait d’un bond.


La bataille était silencieuse cette fois. Les trois étaient résolus à tuer le père en attendant le fils, et ils gardaient toutes leurs forces, tout le sang-froid, jouant serré, cherchant le coup mortel.


Pardaillan reculait donc. Malheureusement ses trois adversaires étaient placés en bataille entre lui et la porte de la rue. Il était donc repoussé peu à peu vers le fond de la salle où la porte se trouvait ouverte. Il la franchit et se trouva alors dans cette salle où, au début de ce récit, nous avons montré le banquet des poètes de la Pléiade.


Cette salle franchie, il pénétra dans la suivante et parvint enfin dans la dernière pièce où avait eu lieu l’étrange cérémonie du sacrifice d’un bouc.


– Cette fois, nous le tenons, dit Maurevert, les dents serrées.


– Allons, pensa Pardaillan, le chevalier et moi nous ne mourrons pas ensemble!


Et il jeta autour de lui un regard désespéré.


À ce moment, il vit une porte s’ouvrir, et, sans hésitation, se précipita dans le réduit obscur qu’il entrevoyait: c’était ce sombre cabinet où se trouvait l’entrée de la cave, d’une part, et de l’autre, l’entrée du long corridor qui aboutissait à la rue.


Les trois assaillants voulurent se jeter à la suite de Pardaillan dans ce réduit. Mais la porte se ferma à leur nez et ils se mirent à hurler toutes les insultes qui avaient cours à l’époque en frappant du pommeau de leur épée.


Ce n’était pas le vieux routier qui avait fermé la porte: c’était Huguette!…


Quand elle avait vu la tournure que prenait la bagarre, elle avait rapidement fait le tour par la rue et le corridor, et avait ouvert, puis refermé à clef la porte du réduit.


– Vous! s’écria Pardaillan qui reconnut Huguette.


– Fuyez! fit la jolie hôtesse en montrant le corridor.


– Pas avant de vous avoir remerciée, dit le vieux routier qui, rengainant sa rapière, saisit Huguette par la taille et l’embrassa sur les deux joues, tandis que les mignons continuaient à vociférer.


– Un pour moi! Un pour le chevalier! dit Pardaillan.


Aussitôt, il s’élança dans le corridor et, l’instant d’après, il détalait le long de la rue Saint-Denis.


– Tu ne nous échapperas pas, cette fois! criait Maugiron et Quélus, tandis que Maurevert courait chercher un marteau pour défoncer la serrure.


Il se heurta à Huguette dans la salle des banquets.


– Un marteau! commanda Maurevert.


– Inutile, dit Huguette. Je vais ouvrir avec une clef.


– Vous serez récompensée, ma brave femme.


La porte ouverte, les trois spadassins virent le couloir et comprirent que le vieux renard avait fui.


– Le terrier avait double issue, dit Maurevert.


Et tous trois s’élancèrent. Mais trop tard! Pardaillan était déjà loin, courant vers la Truanderie, non pour y chercher refuge, mais pour y trouver les compagnons dont il avait besoin pour assurer le départ du maréchal.


Dans la rue, il fut rejoint par Pipeau, qui, fidèle à ses habitudes, tenait dans sa gueule un saucisson enlevé sur les tables de la Devinière.


Huguette, après le départ des mignons, revint à la cuisine, où elle trouva son mari cramoisi de fureur.


– Ah! vociférait Landry, j’espère bien que M. de Pardaillan n’aura plus la pensée de me payer!


– Pourquoi donc? fit Huguette en souriant. Il faudra pourtant qu’il paie, nous ne sommes pas assez riches pour abandonner une note pareille, ajouta-t-elle en désignant l’aune de papier que Landry tenait toujours à la main.


– Ouais! fit l’aubergiste. Toutes les fois qu’il me vient payer, il y a bataille et bris de vaisselle dans ma pauvre auberge!


– Bah! marquez toujours…


– Vous avez raison, ma femme!


Et maître Landry, ayant poussé un soupir, ayant murmuré: «Allons! ce ne sera pas encore pour cette fois!» s’assit à une table, commanda qu’on lui apportât de l’encre et une plume, et il fit à la fameuse note la rallonge suivante:


Item, un déjeuner complet et bien conditionné. Ci: deux écus et cinq sols. Item, une bouteille de vieux Beaugency: trois écus. Item, deux flacons de Saumur: deux écus. Item, vaisselle brisée: vingt livres. Item, un saucisson volé par le chien de M. de Pardaillan; quinze sols et quatre deniers.


– Donnez, que j’enferme la note, dit Huguette qui avait lu par-dessus l’épaule de son mari.


Landry lui remit le papier et regagna ses cuisines en proie à la plus sombre mélancolie.


Au-dessous du total général, Huguette écrivit alors:


«Reçu de M. de Pardaillan deux baisers, un pour lui, un pour M. le chevalier son fils, de la valeur de quinze cents livres chacun.»


Et elle enferma la note dans l’armoire de sa chambre à coucher.


Vers six heures du soir, le vieux Pardaillan rentra à l’hôtel de Montmorency sans avoir fait d’autre mauvaise rencontre. Il avait fait une longue station dans la Truanderie et avait eu un entretien mystérieux avec un certain nombre de ces figures patibulaires qui pullulent en ce lieu. Pardaillan ne dédaignait aucune fréquentation… maréchaux ou truands.


Il souriait dans sa moustache et murmurait:


– Voyons ce qu’il sera advenu de la rencontre que j’ai si habilement préparée!


À quelle rencontre faisait-il allusion?


On se rappelle que le vieux routier avait d’abord quitté son fils en lui disant qu’il allait à la Truanderie, puis, qu’il était revenu sous le prétexte de lui emprunter Pipeau, et qu’il était alors parti pour la Devinière.


Or, du premier coup où il sortit de la chambre du chevalier, Pardaillan père se mit à errer par l’hôtel en maugréant toutes les imprécations connues dans le royaume, jusqu’au moment où il se rencontra avec Loïse.


– Je vous cherchais, dit le vieux routier avec cette brusquerie qui dénote une grave inquiétude. Je tenais à vous faire mes adieux.


– Vos adieux! s’écria la charmante enfant qui ne put s’empêcher de pâlir.


– Oui, nous partons, mon fils et moi.


En parlant ainsi, et tout en expliquant avec volubilité que son fils lui paraissait atteint d’un mal incurable, le vieux renard s’était mis à marcher dans la direction de la chambre du chevalier.


Loïse le suivait machinalement, toute émue par la nouvelle de ce brusque départ, le cœur serré par une angoisse inconnue.


Pardaillan ouvrit doucement la porte.


Loïse entendit le discours que le chevalier adressait à Pipeau.


Ce fut alors que le vieux routier appela le chien et partit, laissant la porte ouverte et, devant cette porte, Loïse tout interdite… Que se passa-t-il en elle à ce moment? À quelle impulsion obéit-elle? Toujours est-il qu’elle entra, et levant ses yeux candides sur le chevalier stupéfait et bouleversé, demanda:


– Vous voulez partir?… Pourquoi?


Le chevalier, non moins interdit et certes plus tremblant que la jeune fille, murmura:


– Qui vous a dit que je voulais partir, mademoiselle?


– Votre père, d’abord. Vous ensuite.


– Moi?


– Vous-même. Vous voulez partir, disiez-vous… Pardonnez-moi, monsieur… J’ai entendu bien malgré moi… Vous avez dit que vous vouliez partir et pour ne plus revenir… et que vous ne pouviez emmener votre chien là où vous allez… et que si vous partez, c’est que vous vous ennuyez… Oh! monsieur, quel est ce pays d’où vous ne reviendrez jamais?…


– Mademoiselle…


– Et où vous ne pouvez emmener le pauvre Pipeau?


– De grâce…


– Et pourquoi vous ennuyez-vous?


Elle parlait ainsi que dans un rêve, tout étonnée de sa propre audace, toute tremblante maintenant, deux larmes au bord de ses longs cils.


Le chevalier la contemplait avec un inexprimable ravissement et une douleur aiguë. Sa tête s’embrasait, ses idées bourdonnaient comme un essaim d’abeilles en fuite. L’instant était redoutable et charmant.


Il balbutia, ne sachant pas trop ce qu’il disait:


– De dire que je m’ennuie, mademoiselle, c’est une façon de parler…


– Oh! reprit-elle sous l’impulsion d’un irrésistible mouvement du cœur, est-ce parce que vous êtes ici?… près de ma mère… près de mon père…


Et tout bas, elle ajouta:


– Près de moi!…


Le chevalier ferma les yeux, joignit les mains, et, d’une voix ardente:


– Ici… oh! ici… c’est le paradis!…


Elle poussa un faible cri. Et alors, cette lumière qui, en de certaines circonstances, jette sa flamme dans l’esprit et le cœur des jeunes filles, l’illumina soudainement, et, très pâle, blanche comme un lys, elle dit:


– Vous ne voulez pas partir… vous voulez mourir…


– C’est vrai.


– Pourquoi?


– Parce que je vous aime.


– Vous m’aimez?


– Oui.


– Et vous voulez mourir?


– Oui.


– Vous voulez donc que je meure?


Ces demandes et ces réponses, rapides, haletantes, fiévreuses, furent faites de part et d’autre d’une voix basse. Emportés qu’ils étaient par leur rêve, ils se rendaient à peine compte de ce qu’ils se disaient. Mais tout était amour en eux. De leur immobilité sans geste, de leur attitude figée, de leurs visages pâlis émanait un fluide mystérieux, et ils étaient comme dans une atmosphère d’amour.


Entre eux, il ne put être question de dissimulation. La fille la plus effrontée n’eût pas eu une pareille tranquillité, le don Juan le plus fieffé n’eût pas eu cette sérénité. Loïse, qui parlait au chevalier pour la deuxième ou troisième fois, avoua son amour spontanément. La pensée qu’elle aurait pu le cacher ou en rougir ne l’effleura même pas. Cette fleur de timidité n’eût pas compris la timidité en ce moment. Le chevalier l’eût prise par la main et l’eût emmenée qu’elle eût suivi tout naturellement.


Ce cri, qu’elle venait de laisser tomber de ses lèvres, ce cri de sincérité superbe était l’expression la plus complète, la plus absolue de ce qu’elle pensait.


Si le chevalier mourait, elle mourrait.


C’était simple, limpide, lumineux. Il n’y avait rien autour de cela: pas de réflexion, pas de contestation possible. Était-ce de l’amour? Elle ne savait pas. Elle ne cherchait pas à savoir.


Elle ne savait qu’une chose.


C’est que sa vie s’absorbait sans effort dans la vie du chevalier; c’est que son âme s’incorporait à l’âme de cet homme. Il était celui qu’elle attendait. Il lui apparaissait dans un tel prestige de jeunesse, de gloire et d’amour qu’elle en était éblouie. Leur conjonction dans cet hôtel de Montmorency lui semblait un événement naturel. Le contraire eût été impossible.


Et maintenant, s’il partait, elle partait.


S’il mourait, elle mourrait.


Plus rien au monde ne pouvait les séparer.


– Vous voulez donc que je meure? dit Loïse.


En même temps ses yeux bleus, limpides comme l’azur du ciel à l’heure des aubes d’étés, se fixèrent sur les yeux du chevalier de Pardaillan.


Il chancela.


Son être entier frémit d’une étrange vibration.


Il oublia que le maréchal la destinait à ce comte de Margency, à cet inconnu qui allait la lui prendre, et extasié, bouleversé par un étonnement infini, murmura:


– Je rêve.


Il demeurait devant elle les mains jointes, en adoration.


Lentement, elle baissa les yeux; une pâleur de lys s’étendit sur son visage, et elle dit:


– Si vous mourez, je meurs, puisque je vous aime…


Ils étaient tout près l’un de l’autre. Et pourtant, ils ne se touchaient pas. Le jeune homme éprouvait cette sensation très nette que l’ange s’évanouirait si seulement il lui prenait les mains.


Alors, avec cet accent de simplicité qui est la plus souveraine expression du pathétique, il murmura:


– Loïse, je vis puisque vous m’aimez… Être aimé de vous, cela me semblait une hérésie… Que votre regard se fût abaissé sur moi, c’était une folie… et pourtant, cela est. Loïse, je ne sais si je suis heureux ou malheureux, je ne sais si le ciel s’ouvre devant moi… Mais la plénitude de la vie, Loïse, vous me l’avez versée… Je tremble et ma pensée vacille… Vous m’aimez… Cela est, ce rêve est une vérité…


– Je vous aime.


– Oui. Je le savais. Tout me le criait. Tout me disait que j’étais venu dans ce monde pour vous, pour vous seule. Je voyais que vous ne pourriez pas ne pas m’aimer, tellement mon cœur allait avec force vers vous. De ne pas être aimé de vous, cela me paraissait une telle ténèbre que le soleil mourait dans le ciel.


Il se tut subitement.


Des paroles insensées montaient à ses lèvres blanches.


Il était comme dans une épouvante et dans une extase.


Et tous deux comprirent que toute parole eût été vaine.


Lentement, les yeux rivés aux yeux du chevalier, Loïse recula jusqu’à la porte, s’éloigna, s’évapora pour ainsi dire, et lui demeura longtemps à la même place, comme foudroyé.


Alors, la réaction se fit dans cette nature si froide en apparence, et si réellement violente.


Une joie inouïe, une joie terrible le souleva, le transporta. Il se redressa flamboyant, la main à la garde de sa rapière, les nerfs raidis, tel que dut être le Cid quand, après l’aveu de Chimène, il provoquait Maures, Navarrais et Castillans.


Par la baie de la fenêtre, son regard étincelant rayonna sur Paris.


Et sa pensée cria, tandis que ses lèvres serrées ne laissaient échapper aucun son:


– Maintenant, je suis le maître du monde! Roi Charles, Montmorency, Damville, puissances et gloires, ma gloire et ma puissance vous égalent! Où est le fer qui peut me tuer? Où est l’armée qui peut m’arrêter? Que Paris brûle, que la terre s’effondre, que dix mille sbires et spadassins lèvent sur moi leurs dagues! Ô Loïse! Loïse!…


Et de toute sa hauteur, il tomba sur le tapis, évanoui…


Vers six heures, le vieux Pardaillan regagna l’hôtel de Montmorency. Il retrouva son fils armé en guerre, en conciliabule avec le maréchal de Montmorency. Dans la cour de l’hôtel attendait un de ces lourds carrosses qu’on pouvait entièrement fermer, au moyen de mantelets.


Le vieux routier examina curieusement le chevalier qui parut calme et froid comme à son habitude.


– Allons, songea-t-il, il ne s’est rien passé. Heureusement que j’apporte les bonnes paroles de cette chère Huguette!


Et tirant son fils à part, il lui annonça qu’une vingtaine de truands se trouvaient aux abords de l’hôtel, prêts à escorter le maréchal sans même qu’il s’en doutât.


Le signal du départ fut alors donné par le maréchal.


On devait, pour dépister les curieux ou les sbires, sortir par la porte Saint-Antoine, puis faire un crochet à gauche pour rejoindre la route de Montmorency.


Loïse et sa mère prirent place dans le carrosse, qui fut soigneusement fermé.


Le maréchal se plaça à la portière de droite; le chevalier à celle de gauche; le vieux Pardaillan prit la tête; derrière, venaient douze cavaliers de la maison du maréchal.


Ces sortes d’escorte traversant Paris dans un appareil formidable n’étaient alors nullement rares; nul ne fit donc attention à celle-ci, et la voiture arriva vers sept heures à la porte Saint-Antoine.


– Nous sommes sauvés! pensa le vieux Pardaillan.


– On ne passe pas! dit à ce moment une voix…


Et l’officier qui commandait le poste s’avança.


– Qu’est-ce? demanda le maréchal en pâlissant.


L’officier le reconnut à l’instant, et, le saluant:


– Monseigneur, à mon grand regret, je suis obligé de vous empêcher de passer.


– Mais, monsieur, la porte est encore ouverte à cette heure!


– Pardon, monseigneur, elle est fermée; voyez, le pont est levé.


Le maréchal se pencha, regarda sous la voûte, et vit en effet que le pont était levé! Il n’y avait pas moyen de franchir la porte à moins que l’officier ne consentit à baisser le pont.


– Bon pour cette porte, dit-il, mais les autres, sans doute…


– Toutes les portes de Paris sont fermées, monseigneur.


– Et à quelle heure seront-elles ouvertes demain?


– Demain, elles ne seront pas ouvertes, monseigneur: ni demain, ni les autres jours…


– Mais, s’écria le maréchal avec plus d’inquiétude encore que de colère, c’est une tyrannie, cela!


– Ordre du roi, monseigneur!


– Eh quoi! On ne peut plus sortir de Paris, ni y entrer?…


– Pardon, monseigneur: il est facile d’y entrer et d’en sortir. On n’empêche personne d’entrer. Et quant à sortir, il n’y a qu’à se procurer un laissez-passer de M. le grand-prévôt. Il demeure à deux pas de la Bastille. Et si monseigneur le désire…


– Inutile, dit le maréchal.


Et il donna l’ordre du retour.


– Ordre du roi! murmura-t-il. Très bien. Mais qui cet ordre vise-t-il? Moi? Quelle apparence y a-t-il?…


Tout aussitôt, il songea à ces nombreux huguenots venus à Paris avec Jeanne d’Albret, le roi de Navarre, et l’amiral Coligny.


L’incident était grave.


Mais, en somme, François de Montmorency demeura persuadé qu’il s’agissait d’une mesure de police prise contre les huguenots.


«Ce n’est qu’un contretemps,» pensa-t-il.


Cependant, le carrosse avait repris le chemin de l’hôtel de Montmorency. Le vieux Pardaillan, lui, avait mis pied à terre et donné son cheval à conduire en main à l’un des cavaliers de l’escorte. Il voulait en avoir le cœur net, et son intention était d’interroger l’officier.


Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ du maréchal, et il réfléchissait à la fable qu’il inventerait pour forcer l’officier à parler, lorsqu’il vit l’un des soldats du poste s’éloigner de la porte en prenant la rue Saint-Antoine.


Pardaillan le suivit. Il pensait simplement qu’il lui serait plus facile de tirer quelque chose de ce soldat.


Il l’aborda donc et se mit à marcher de conserve avec lui.


– Il fait chaud, dit-il, pour entrer en matière.


– Très chaud, dit le soldat.


– Une bouteille de vin frais serait la bienvenue?


– La bienvenue, mon gentilhomme.


– Voulez-vous en boire une avec moi à la santé du roi?


– Je veux bien, par ma foi.


– Entrons donc dans ce bouchon…


– Pas maintenant.


– Pourquoi pas maintenant, puisque c’est maintenant que nous avons soif?


Le soldat demeura un instant ébloui par la limpidité de ce raisonnement. Mais il se remit et répondit:


– Parce que j’ai une commission à faire.


– Où cela?


Du coup, le soldat commença à regarder de travers l’acharné questionneur. À ce moment, le regard de Pardaillan s’accrocha à un papier que le soldat avait placé dans son justaucorps et dont un bout dépassait.


– Ah ça, mon gentilhomme, qu’est-ce que cela peut bien vous faire? reprit le soldat.


– Rien du tout. Mais si votre commission vous mène trop loin, vous comprenez…


– C’est juste. Eh bien, je vais au Temple.


– À la prison?


– Non! dans les environs.


Pardaillan tressaillit. Il continua de marcher quelques pas en ruminant une idée qui venait de lui traverser la cervelle.


– Camarade, dit-il tout à coup, voulez-vous que je vous dise?… Vous portez une lettre à l’hôtel de Mesmes.


– Comment le savez-vous? s’écria le soldat stupéfait.


– Tenez, voici la lettre qui dépasse et sort de votre justaucorps; elle va tomber, prenez garde.


En même temps, Pardaillan saisit entre le pouce et l’index le bout du papier qu’il tira. Rapidement, il jeta un coup d’œil sur la suscription. Elle était ainsi libellée:


– À monsieur le maréchal de Damville, en son hôtel.


Pardaillan jeta un coup d’œil autour de lui, Ils se trouvaient dans la rue Saint-Antoine, pleine de passants. À vingt pas, arrivait une patrouille du guet à cheval. Il n’y avait pas moyen de se sauver en emportant la lettre. Il la rendit donc au soldat. Mais il avait pu remarquer qu’elle était assez mal cachetée, comme par une personne qui eût été très pressée.


Ils se remirent en marche, Pardaillan résolu à ne plus lâcher son homme d’une semelle, le soldat devenu très méfiant.


– Excusez-moi, mon gentilhomme, reprit tout à coup ce dernier, cette lettre doit arriver le plus tôt possible. Il faut que je coure. Adieu donc et merci.


Là-dessus, le soldat prit le pas de course.


Mais il avait affaire à plus entêté que lui: Pardaillan se mit aussi à courir.


– Camarade, dit-il, voulez-vous gagner cent livres?


– Non! fit le soldat, en précipitant sa course.


– Cinq cents! reprit Pardaillan.


– Laissez-moi, monsieur, ou j’appelle!


– Mille!…


Le soldat s’arrêta court et devint cramoisi.


– Que me voulez-vous? dit-il d’une voix tremblante.


– Vous donner mille livres en or, si vous me laissez lire la lettre que vous portez.


– Pour mille livres, je serais pendu. Allons donc!


– Oh! oh! C’est donc bien grave, ce que vous portez? En ce cas, je vous offre deux mille livres.


Le soldat chancela. Il était hagard. Pardaillan reprit rapidement:


– Nous entrons au premier cabaret, et tandis que vous videz une bonne bouteille, je décachette la lettre, je la lis, puis, je remets le cachet en place. Personne ne saura.


– Non! murmura le soldat d’une voix sourde; mon officier m’a dit que je serais pendu si la lettre s’égarait!…


– Imbécile! Qui te parle de l’égarer!


– Adieu!…


– Trois mille livres! dit Pardaillan.


Et prenant le soldat par le bras, il l’entraîna au fond d’un cabaret voisin. Le soldat suait à grosses gouttes. Il pâlissait, il rougissait.


– Est-ce bien vrai? murmura-t-il quand ils furent installés devant une bouteille.


Pardaillan vida sa ceinture, et dit:


– Compte!


Le soldat ébloui étouffa un rugissement. Jamais il n’avait vu tant d’or. C’était une fortune qu’il avait là devant lui. Haletant, il remit la lettre à Pardaillan, et sans compter, remplit d’or ses poches. Puis, comme dans un coup de folie, il se leva, gagna la porte et disparut.


Pardaillan haussa les épaules, et tranquillement décacheta la lettre dont il était dès lors le maître.


Elle contenait ces mots:


«Monseigneur, une voiture de voyage fermée s’est présentée à la porte Saint-Antoine, escortée par une douzaine de cavaliers. Le maréchal de Montmorency était là. Il a paru très contrarié de ne pouvoir passer. Je crois avoir reconnu les deux aventuriers que vous m’avez signalés. Je fais suivre la voiture qui, je suppose, regagne l’hôtel de Montmorency. J’ose espérer, monseigneur, que vous brûlerez ce billet aussitôt reçu et que vous n’oublierez pas celui qui vous envoie cet avis.»


– Ah! ah! fit Pardaillan. Je sais maintenant ce que signifie l’ordre du roi de faire fermer toutes les portes de Paris!… Oui, mais voilà les trois mille livres de maître Landry envolées… Bah! il est riche et peut attendre!


Là-dessus, Pardaillan se mit en chemin pour regagner l’hôtel de Montmorency.


Dans cette soirée, le maréchal de Damville reçut autant de billets qu’il y avait de portes à Paris. Tous contenaient la même indication en peu de mots: «Rien de nouveau» ou bien: «Le maréchal ne s’est pas présenté pour sortir» ou bien encore: «Les personnes signalées ne sont pas venues».


Seul, le poste de la porte Saint-Antoine n’envoya aucun rapport.


* * * * *

Ainsi, le maréchal de Montmorency, Loïse, Jeanne de Piennes et les deux Pardaillan étaient prisonniers dans Paris! Damville qui, en attendant de pouvoir assassiner Charles IX usait et abusait du crédit dont il jouissait auprès du jeune roi, Damville qui était considéré comme une des colonnes de la royauté par Charles et comme une des colonnes de l’Église par Catherine, Damville avait obtenu pour une durée de trois mois la charge d’inspecter les portes de Paris. Il n’avait pas eu de peine à démontrer que dans les circonstances présentes, il fallait exercer une étroite surveillance sur tout ce qui entrait dans Paris.


Et le roi lui avait confié le redoutable emploi qui le faisait quelque chose comme gouverneur militaire de Paris.


Cet emploi devait prendre fin au jour où le mariage de Marguerite avec Henri de Béarn aurait été célébré et où l’armée serait partie pour les Pays-Bas, emmenant tous les huguenots dans la campagne projetée.


Damville se trouvait ainsi investi d’une autorité exceptionnelle qui le faisait le geôlier de cette immense prison que devenait Paris.


* * * * *

À l’hôtel Montmorency, l’existence s’écoulait sans incident. Il avait été convenu qu’on resterait enfermé dans l’hôtel sans essayer de vaine tentative impossible. Les portes de Paris ne pouvaient demeurer longtemps fermées et à la première occasion, le départ se ferait tout naturellement.


Une quinzaine de jours s’écoulèrent ainsi.


Le chevalier et le vieux Pardaillan sortaient presque tous les jours pour aller aux nouvelles et en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas être reconnus.


Un soir, le routier, qui était sorti seul, rentrait à l’hôtel lorsque dans la loge du suisse il aperçut quelqu’un qu’il reconnut immédiatement: c’était Gillot, le digne neveu de l’intendant de Damville. Pardaillan tressaillit et entrant dans la loge:


– Que viens-tu faire ici? gronda-t-il.


– Monsieur l’officier, je viens… j’expliquais justement…


– Tu viens espionner, misérable!… Et puisqu’il en est ainsi, Je vais exécuter ce que je t’avais promis!


– Écoutez-moi, de grâce, balbutia Gillot.


– Point d’affaires! Je vais te couper les oreilles!


Gillot se redressa, et très digne, prononça:


– Je vous en défie bien, par exemple!


– Hein?…


– Essayez! dit Gillot.


En même temps, il retira un bonnet qui couvrait sa tête jusqu’à la nuque, et Pardaillan demeura stupéfait:


Gillot n’avait plus d’oreilles!…


Le vieux routier éclata de rire.


Gillot remit son bonnet sur sa tête mutilée et reprit avec la même dignité:


– Vous voyez bien, monsieur, que vous ne sauriez me couper ce que je n’ai plus.


– Mais qui t’a ainsi arrangé?


– Mon oncle lui-même! Oui, monsieur!… Lorsque monseigneur de Damville a su que j’avais trahi son secret parce que j’avais peur que vous me coupassiez les oreilles, il a dit à mon oncle: «C’est bon! Coupe-les-lui!»… Alors, mon oncle, que je n’eusse jamais cru capable d’un tel crime, a exécuté la cruelle sentence, et tout évanoui que j’étais, m’a ensuite fait porter hors de l’hôtel. Une femme m’a relevé, m’a soigné, a guéri les deux blessures. Et moi, monsieur, moi qui veux me venger, je viens me mettre à votre disposition…


– Tiens! Tiens! pensa le vieux Pardaillan.


– Prenez-moi, monsieur. Vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Je vous aiderai peut-être mieux que vous ne croyez.


– Oui-dà. Je n’en doute pas.


– Et contre mes services, je ne vous demande qu’une chose, une seule.


– Laquelle? Voyons.


– C’est de m’aider à votre tour à me venger de monseigneur de Damville qui a donné l’ordre de me couper les oreilles et de mon oncle qui a exécuté cet ordre.


– Voilà un animal qui me paraît animé d’excellentes intentions et qui pourra nous être utile, songea Pardaillan qui ajouta:


– Eh bien, c’est dit; je te prends à mon service.


Gillot eut dans les yeux un éclair de joie qui eût inquiété Pardaillan s’il l’eût surpris. Mais, faisant signe à Gillot de le suivre, le vieux routier s’enfonçait déjà dans l’hôtel.


Gillot le suivit en murmurant entre ses dents:


– J’espère que mon oncle Gillot sera content de moi!…

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