XXXIX PAROLE MÉMORABLE DE BÊME

Bême était resté dans la cour de l’hôtel Coligny avec les gens d’armes laissés par Guise pour retrouver les audacieux, les fous qui l’avaient insulté en un tel moment. En quelques minutes, la porte fut défoncée et la bande se rua dans un escalier, celui-là même qu’avaient monté les Pardaillan. Bême entendit les cris éclater d’étage en étage.


«Ils les tiennent! songea-t-il en riant. Voilà deux gaillards dont la peau ne vaut pas un ducaton à l’heure qu’il est… tandis que cette tête vaut mille écus d’or. Belle tête, ma foi!… Çà, il faut que je la débarbouille…»


Il entra dans une pièce du rez-de-chaussée qui avait dû servir de corps de garde, et il en ressortit bientôt avec un baquet plein d’eau. Tranquillement, il se mit à sa hideuse besogne, fredonnant une ballade d’amour où il était question de printemps, de roses d’avril, de chants d’oiseaux et de baisers.


Autour de lui, l’hôtel ravagé, ses portes démantelées, ses fenêtres brisées, la cour encombrée de meubles précieux qu’on avait jetés et qui gisaient éventrés parmi des débris de vitraux, l’hôtel ressemblait à une forteresse après le sac d’une prise d’assaut. En haut, dans les combles, il entendait les voix furieuses des limiers lancés aux trousses des Pardaillan. Dans Paris, tout ronflait; il y avait dans les airs un bourdonnement énorme.


Paisible, Bême s’occupait à nettoyer la tête de Coligny.


Tout à coup, il vit entrer dans la cour un homme qui, d’un air anxieux, se mit à inspecter l’hôtel, tournant, et virant, le nez en l’air.


– Tiens, M. de Maurevert, dit Bême.


L’homme se retourna vers le coin où le sinistre travailleur était occupé. Il était pâle et haletant.


– On dirait que vous cherchez un trésor! reprit Bême en ricanant. Hé! ça chauffe, hein? Quelle capilotade de parpaillots!…


– Je cherche, dit Maurevert, la voix rauque et les yeux sanglants, je cherche deux de ces parpaillots, justement! Deux terribles, deux damnés! Je les ai vus partir du Temple. J’ai perdu leur piste… Je suis sûr qu’ils ont dû venir ici…


– Ah! ah!… Un vieux, maigre, moustache grise et rude, œil gris?…


– Oui, oui!


– Et un jeune, comme qui dirait l’autre, en plus sauvage, en plus fort, en plus hérissé?


– Oui, oui!…


– Ils sont là… on leur fait la chasse, allez-y, vous avez du flair; taïaut, Maurevert, taïaut!…


Maurevert s’élança dans l’escalier que lui montrait Bême, et disparut en poussant un rugissement de joie. Bême se mit à rire et répéta:


– Quelle capilotade, Seigneur!


Pendant que ces choses se passaient dans la cour, les deux Pardaillan avaient monté l’escalier. Le bâtiment dans lequel ils se trouvaient formait le flanc gauche de l’hôtel et était isolé des deux autres dont l’ensemble traçait le rectangle de la cour.


D’étage en étage, les Pardaillan virent qu’il n’y avait pour eux aucune issue possible.


Comme ils atteignaient le grenier, ils entendirent en bas une clameur: la porte venait de céder, et la bande faisait irruption dans l’escalier.


– Ah çà! dit le vieux routier, mais nous allons être pris comme des renards?


– Faites attention, monsieur, répondit le chevalier, que nous étions, il y a moins de deux heures, dans une cage de fer où nous allions être broyés; nous sommes au paradis en comparaison.


En parlant ainsi, ils avaient couru à l’unique fenêtre du grenier.


En face de cette fenêtre, s’en ouvrait une qui appartenait au bâtiment central, c’est-à-dire à l’hôtel proprement dit. La demeure de l’amiral était ainsi composée: la cour; au fond de la cour, l’hôtel; à droite et à gauche, en retour sur la rue, un bâtiment; ces deux bâtiments séparés de l’hôtel central par un passage étroit permettant de gagner les derrières et les jardins. De cette disposition, il résultait que les dernières fenêtres de chaque bâtiment faisaient vis-à-vis à la face gauche et à la face droite de l’hôtel central.


C’est dans le bâtiment de gauche que se trouvaient les Pardaillan.


– Voici le chemin! s’écria le vieux routier en apercevant la fenêtre que nous venons de signaler.


Une planche! Vite une planche!


Ils cherchèrent des yeux: il n’y avait rien dans le grenier, pas la moindre planche, pas le moindre meuble capable de former un pont, pas même une corde qu’on eût pu, peut-être, utiliser…


Redescendre? Impossible: les gens d’armes montaient, fouillant chaque étage.


Le vieux routier laissa échapper une terrible imprécation.


Ils se regardèrent, tout pâles…


Soudain, ils entendirent les cris au-dessous d’eux… dans quelques secondes, le grenier allait être envahi!…


– Sautons! dit le chevalier froidement. Il y a moins de six pieds d’une fenêtre à l’autre!…


– Sautons! dit le vieux routier d’une voix qui parut étrange à son fils.


En effet, sauter était impossible: tout point d’appui pour prendre de l’élan manquait; la fenêtre d’en face était étroite; c’eût été un prodige que de pouvoir se lancer dans le vide et arriver juste à passer dans cet espace resserré.


Sauter, c’était se suicider!


Mais mieux valait encore courir ce risque terrible que de tomber aux mains des cinquante fous furieux qui montaient ivres de rage! La mort n’était rien! Mais les supplices qu’on leur ferait endurer!…


– Sautons! avait dit le vieux Pardaillan. Attends! je passe le premier!…


Et aussitôt il se mit debout sur le bord de la fenêtre.


Au même instant, le chevalier, la gorge serrée par l’angoisse, la sueur au front, vit son père se laisser tomber en avant!


Le vieux routier ne sautait pas! Il se laissait tomber!…


La tentative était prodigieuse, inouïe – une de ces idées folles qui germent dans la folie du désespoir!…


Le corps raidi, tendu à briser ses nerfs, les bras musculeux tendus dans un formidable effort, les pieds rivés à l’appui de la fenêtre, le vieux Pardaillan se laissa tomber en avant tout d’une pièce, sans fléchissement ni jarrets, ni des coudes… Son corps décrivit un arc de cercle dans le vide…


Le chevalier jeta un cri…


Et à ce cri, la voix du routier, oui, sa voix même, répondit:


– Voici la planche, passe, chevalier!…


La folle tentative avait réussi!


Les mains du vieux Pardaillan, au bout de ses bras tendus, avaient saisi le rebord de la fenêtre d’en face, tandis que ses pieds s’arc-boutaient à la fenêtre du grenier!…


Et il demeurait ainsi suspendu sur le vide, pont vivant jeté d’une fenêtre à l’autre!


Ces deux hommes étaient formidables dans tout ce qu’ils entreprenaient: prompt comme l’éclair, léger comme un chat sauvage, dans cette seconde effrayante où son cerveau cessa de penser, où son cœur s’arrêta de battre, le chevalier bondit, posa son pied sur le centre du pont vivant, et dans son élan, alla rouler jusqu’au milieu de la pièce où il venait de tomber!…


Au même instant, le vieux routier, solidement harponné des mains, laissa tomber ses pieds, se hissa à la force des poignets et rejoignit son fils…


Tel avait été l’effort que, pendant une minute, ils demeurèrent prostrés, haletants, sans voix…


Le grenier qu’ils venaient de quitter se remplit de cris de fureur.


Puis il y eut un silence relatif.


Les deux Pardaillan, l’oreille tendue, couchés sur le plancher, écoutaient, prêts à bondir.


– Je comprends tout! s’écria une voix. Voyez, capitaine, ils ont dû sauter dans le passage par la fenêtre du premier étage, pendant que nous montions.


– Et maintenant ils sont loin! dit une autre voix qui devait être celle de l’officier. Allons, en route, et tâchons de rejoindre monseigneur!


Les Pardaillan entendirent la bande s’éloigner et redescendre en brisant quelques vitres par acquit de conscience. Le chevalier s’approcha alors d’une fenêtre qui donnait sur la cour; il vit les soldats apparaître, donner quelques explications à Bême qui haussa les épaules, puis s’en aller au pas de course, pressés qu’ils étaient sans doute de prendre leur part du massacre…


Bême demeura seul dans la cour, toujours occupé à sa funèbre besogne.


Maintenant, il enveloppait de linges la tête de l’amiral.


Puis, sifflotant un air de fanfare, il alla chercher de l’eau pour se laver les mains. Puis, ayant sans hâte achevé cette toilette sommaire, il rentra dans la cour: il n’avait plus qu’à prendre la tête et la porter chez un embaumeur qui était prévenu et l’attendait. Après quoi, avec cinq ou six compagnons, il monterait à cheval et se dirigerait à franc étrier sur l’Italie et Rome…


– Tiens! dit Bême en revenant dans la cour, la grande porte est fermée? Par qui? Pourquoi?


Comme il se posait ces questions avec une vague inquiétude, il aperçut tout à coup les deux Pardaillan qui se dirigeaient vers lui.


– Ah! ah! fit-il en écarquillant les yeux.


Au même instant, le chevalier fut sur lui et dit:


– C’est bien toi qui as jeté par la fenêtre le corps de M. de Coligny?


La voix du chevalier paraissait parfaitement paisible. Et même, il avait dans les yeux un pétillement d’allégresse tout à fait rassurant. Il est vrai que ses lèvres étaient blanches et que les coins de sa moustache hérissée tremblotaient; mais ces détails échappèrent à Bême qui se redressa, se rengorgea et répondit de son haut:


– C’est bien moi, mon jeune parpaillot. Après?


– Est-ce toi qui as tué l’amiral?


– C’est bien moi, suppôt de Calvin. Après?


– Avec quoi l’as-tu assassiné?


– Avec ça! fit le colosse en désignant son épieu tout rouge qu’il avait jeté dans un coin de la cour.


Et il éclata de rire en ajoutant:


– Il y en a autant à votre service, faillis chiens d’hérétiques! Holà! À moi! Au parpaillot!…


En même temps, Bême voulut s’élancer vers la porte de l’hôtel pour l’ouvrir et appeler une bande qu’on entendait dans la rue, occupée à saccager une maison.


Mais il demeura cloué sur place.


Le vieux Pardaillan venait de lui sauter à la gorge en disant:


– Ne bouge pas, mon ami, nous avons à régler un petit compte…


Bême se secoua violemment. Mais la tenaille vivante ne lâchait pas prise. À demi suffoqué, râlant, le colosse fit signe qu’il se tiendrait tranquille. Le vieux routier le lâcha. Le colosse respira un grand coup et considéra les Pardaillan avec un étonnement farouche.


– Que voulez-vous? demanda-t-il pris d’un commencement de terreur.


– À toi? Rien! fit le chevalier. Je veux simplement débarrasser la terre d’un monstre.


– Ah! vous me voulez assassiner!


– Sais-tu te battre? dit le chevalier en haussant les épaules.


Bême bondit en arrière, tira sa rapière de la main droite et sa dague de la main gauche. Il tomba en garde.


Le chevalier déboucla son ceinturon et jeta son épée.


– Que fais-tu! vociféra le vieux Pardaillan.


– Voici l’arme qui convient ici, dit le chevalier.


Sans hâte, il alla ramasser l’épieu, l’assura dans sa main et marcha sur le colosse.


Bême sourit: sa rapière était deux fois longue comme l’épieu: il était sûr d’embrocher ce jeune fou, et après il ferait son affaire au vieux.


Le chevalier marcha sur lui, et cette fois, Bême pâlit.


Le vieux routier, au milieu de la cour, s’était croisé les bras.


Le chevalier arrivait sur le colosse, et sa physionomie était méconnaissable, avec ses yeux effrayants de fixité, le rictus étrange qui soulevait ses lèvres et le hérissement de sa moustache.


Bême, coup sur coup, lui porta deux ou trois bottes: elles furent parées par l’épieu qui soudain, se trouva à un pouce de sa poitrine. Le colosse recula, d’abord lentement, puis plus vite; il rugissait, bondissait, multipliait les coups, effaré, stupéfait de voir qu’aucun ne portait. Il reculait. Et après chacun de ses coups, à chacun de ses arrêts, il voyait la pointe de l’épieu sur sa poitrine, et il se rejetait en arrière, fuyait cette pointe rouge qui semblait le pousser quelque part, vers un endroit convenu d’avance!


Tout à coup, il se trouva acculé à la grande porte.


Ses tempes battirent, son cœur défaillit, ses yeux s’hypnotisèrent sur la pointe de l’épieu, toute rouge de sang de l’amiral.


Devant lui, le visage effrayant du chevalier.


Il voulut faire une dernière tentative, fuir à droite ou à gauche; l’épieu le ramena là où le chevalier avait voulu le placer.


Bême comprit qu’il était dans la main de la fatalité.


– Je vais donc mourir! bégaya-t-il. Ah!… Est-ce que par hasard Dieu…


Ce fut sa dernière parole. Comme il levait son poignard dans un dernier effort désespéré, le chevalier lui porta le coup – le seul qu’il lui eût porté – un seul coup.


L’épieu lancé avec une sorte de frénésie défonça la poitrine, passa à travers et s’enfonça dans le bois de la porte.


Bême demeura cloué au portail de l’hôtel Coligny, tout debout, mort sans un soupir…


Le chevalier alla ramasser sa rapière, reboucla son ceinturon, et prenant le bras de son père, qui avait assisté sans un mot, sans un geste, à cette exécution, tous deux sortirent par la petite porte bâtarde…


Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que Maurevert parut dans la cour.


Maurevert avait suivi les soudards de Guise d’étage en étage, cherchant et fouillant avec une ardeur passionnée. Lorsque les soldats s’éloignèrent, il eut un moment de désespoir. Par où avaient donc fui les Pardaillan! Non! Ils n’avaient pu fuir. On avait mal cherché! Il redescendit et, seul, d’étage en étage, recommença les recherches.


– Ils ont fui! Ils m’échappent! Oh! les démons!… oh! je les retrouverai!


Il grondait ces mots en rentrant dans la cour et jetait autour de lui des regards sanglants.


Il s’arrêta soudain pétrifié, muet d’épouvante…


Là, devant lui, un cadavre, debout, un épieu en travers du corps, était cloué à la grande porte fermée!… Le cadavre de Bême!…


Maurevert, au bout d’un instant, revint de sa stupeur, et se mit à tourner dans la cour comme un insensé en vociférant:


– Ils ont passé par là! Voilà la marque de leur passage! Ce sont eux!… Ah! je les retrouverai!…


Cependant, il eut vite acquis la conviction qu’il n’y avait plus personne dans la cour ni dans l’hôtel… plus rien que des cadavres!


Alors, par un effort de volonté, il se calma, réfléchit comme peut réfléchir un limier et chercha à reprendre la piste.


Son regard tomba sur un paquet enveloppé de linges.


Il défit les linges et trouva la tête de Coligny. Il la saisit par les cheveux.


– Toujours bon à prendre, gronda-t-il entre les dents. À qui la porterai-je? à Guise? à la reine?… Bah! Guise est battu pour cette fois, je la porterai à la reine!


Il s’élança dans la rue.


À gauche, à cinquante pas, il y avait une foule qui dansait autour d’un feu sur lequel on avait jeté une douzaine de cadavres.


À droite, la rue était libre.


– Ils ont fui par là! grommela Maurevert.


Et il se jeta sur la droite, marchant de ce pas à la fois rapide, hésitant et réfléchi de limier qui chasse…


– Nous allons essayer de sortir de Paris, dit le vieux Pardaillan lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue.


– Nous allons essayer de gagner l’hôtel Montmorency, répondit le chevalier.


– Tu l’as dit toi-même: en sa qualité de catholique, il ne court aucun danger…


– Est-ce qu’on sait? Allons toujours.


– Dis donc la vérité! fit le vieux routier avec humeur. Il te tarde de revoir la petite Loïson…


Le chevalier pâlit. Jamais il ne prononçait le nom de Loïse: il y pensait trop pour en parler. Il se contenta de répéter:


– Allons toujours, monsieur. Si le maréchal de Montmorency est attaqué, je crois que nous ne lui serons pas inutiles…


Et à la pensée que des bandes de forcenés entouraient peut-être Loïse, il frémit et hâta le pas.


– Mais enfin! s’écria le vieux routier, s’il est avec les massacreurs!… Dame… n’est-il pas bon catholique?


Le chevalier s’arrêta, livide.


– Oh! murmura-t-il, ce serait horrible… Je veux m’en assurer, mon père! Je veux voir si Loïse est la fille d’un de ceux qui tuent au nom de Dieu… Allons, monsieur, à l’hôtel Montmorency!…


– Hum! ce sera difficile.

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