XLII VISIONS TRAGIQUES

Les Pardaillan ayant suivi le chemin que leur avait indiqué Huguette, se retrouvèrent dans une ruelle déserte, et, s’élançant au pas de course, atteignirent la rue Montmartre par la ruelle Saint-Sauveur. Mais c’est en vain qu’ils eussent essayé de prendre pied dans cette rue. Il y avait là un prodigieux encombrement de peuple qui roulait vers la Seine ses flots vertigineux, parmi les lourdes volutes de fumée, parmi les hurlements de mort, dans le tumulte inlassable des cloches et des arquebusades…


Une fois de plus, l’horreur s’empara des deux hommes. Au moment où, haletants, ils s’arrêtaient au coin de la rue Montmartre, passait une sorte de procession féminine, entourée de furieux aux visages convulsés. Ces femmes avaient la croix blanche cousue sur leurs poitrines. Or, spectacle étrange, vision de cauchemar, incroyable et hideusement vraie, ces femmes portaient sur leur dos une hotte, – une hotte de chiffonnier. Et dans chacune de ces hottes, il y avait un ou deux petits enfants égorgés!… C’étaient les petits des huguenots que ces femmes portaient à la Seine!… C’était à pleurer de rage d’appartenir à la même race animale que ces êtres. C’est à défaillir d’horreur et de compassion, mais autour des mégères ricanantes, loups-cerviers, chacals, tigres, hurlaient de joie!


Les cheveux hérissés, les yeux exorbités, les Pardaillan virent passer ce rêve infernal!… Tout à coup, comme dans les cauchemars de l’agonie, une autre vision apparut… une cavalcade roulante et pesante, trois cents cavaliers, de leur trot dur et lourd, tout bardés de fer, tout rouges de sang, passèrent comme un tonnerre, écartant le peuple à droite et à gauche, parmi des acclamations qui couvraient l’énorme voix des cloches… c’était Guise qui revenait de Montfaucon! Derrière les cavaliers de Guise, le maréchal de Tavannes avec trois cents autres centaures farouches, terribles, avec des faces monstrueuses! Derrière le maréchal de Tavannes, un coche! Un coche, voiture d’invention récente. Et dans ce coche, toute une bande joyeuse, gesticulante! Et c’était, dans ce coche, c’était le duc d’Anjou, c’étaient ses mignons fardés, peignés, musqués, Maugiron, Quélus, Saint-Mégrin, d’autres, criant bravo à chaque coup d’arquebuse qui abattait un homme, à chaque torche qui mettait le feu à une maison!… Guise, Tavannes, Anjou passèrent parmi des vivats furieux, en jetant à droite et à gauche un hurlement rauque, toujours le même.


– Soûlez-vous du sang de la bête! hurlait Guise.


– Saignez! saignez! hurlait Anjou.


– La saignée est bonne en août comme en mai! hurlait Tavannes.


– Tuez! Tuez! Tuez! hurlaient les cloches.


Alors, derrière l’infernale cavalcade, apparurent douze ou quinze tombereaux traînés par de forts chevaux. Et chacun de ces tombereaux était rempli de cadavres sanglants! Le sang coulait à travers les planches, le long des roues, et cela faisait derrière ces masses cahotantes un long sillage rouge… Les tombereaux disparurent dans la direction de la Seine, dans un grand remous du peuple en délire, scène épouvantable de l’épouvantable tragédie inscrite dans les siècles des siècles au grand livre des hontes de l’humanité!…


Dans ce remous, les Pardaillan furent saisis, entraînés… où?… Ils ne savaient pas! Ils avaient la tête perdue d’angoisse. Des nausées violentes soulevaient leurs cœurs…


Et comme ils s’étonnaient vaguement que les carnassiers d’alentour ne se jetassent pas sur eux, soudain, ils virent que chacun d’eux avait un brassard blanc au bras droit…


C’était Huguette qui, d’une main rapide et légère, sans qu’ils s’en aperçussent, les avait, là-bas, dans la courte scène de l’auberge, marqués du talisman de protection!…


Le chevalier dégrafa le brassard, d’un geste de colère, il n’était pas huguenot. Était-il catholique? En réalité, il ignorait l’une et l’autre religion. Il voulut jeter le brassard: le vieux Pardaillan le saisit au vol, et le mit dans sa poche en disant:


– Par Pilate, conserve-le au moins comme un souvenir de la bonne Huguette!


Au fond, il comptait bien décider son fils à remettre le brassard – précieuse sauvegarde – et quant à lui, peu enclin à ces étranges fiertés qu’il trouvait intempestives, il garda le sien sans façon.


Le chevalier haussa les épaules.


En enfouissant l’étoffe blanche au fond de sa poche, le vieux routier sentit un papier qu’il froissait.


– Qu’est cela? dit-il.


– Quoi?


– Rien… je me rappelle… marchons.


Ce n’était rien, en effet, ou pas grand-chose, pensait le routier; au moment où ils avaient quitté la cour de l’hôtel Coligny, Pardaillan père avait aperçu ce papier tombé aux pieds de Berne cloué à la porte, l’épieu en travers de la poitrine. Machinalement, il avait ramassé le papier et l’avait fourré dans sa poche: vieille habitude de routier habitué à tout voir d’un coup d’œil, à agir promptement et à ne rien laisser traîner…


Ils continuèrent donc à suivre le flot humain qui les portait vers la Seine qu’il leur fallait traverser pour marcher sur l’hôtel Montmorency. Mais à l’embouchure du pont, ils durent s’arrêter. Là, une foule de huit à dix mille forcenés assistait, avec de monstrueux éclats de rire, à un spectacle hideux: chacune des furies que nous avons signalées déchargeait dans la Seine sa hottée d’enfants! Quelle pouvait être l’âme de ces femmes! Quelles haines délirantes avait-on pu déchaîner dans ces esprits!… Puis ce fut le tour des tombereaux que l’on déchargea l’un après l’autre… les cadavres descendirent le fil de l’eau, en de macabres positions, les uns les pieds en l’air, d’autres sur le dos; d’autres dont la face surnageait semblaient regarder les bourreaux de leurs yeux blancs; ils se balançaient mollement, plongeaient, reparaissaient; la Seine charriait ces cadavres paisiblement, et dans le fleuve se formaient des rivières de sang, des lacs rouges, de grandes moires rosées… la foule applaudissait, vociférait, riait, et sa joie devenait de la folie lorsque parmi les cadavres, il se trouvait un blessé pas encore tout à fait mort qui demandait grâce en tâchant de regagner la berge: avec des perches, on les repoussait dans le courant, et tout était dit.


Les Pardaillan voulurent fuir cette épouvantable vision.


La tête en feu, le cœur défaillant de pitié, ils essayèrent de se porter en avant pour franchir le pont.


Mais dans un de ces coups de folie qui la font tourbillonner soudain, la foule reflua, des bandes se formèrent – sans doute pour marcher sur quelque point où l’on signalait des huguenots. Les Pardaillan furent de nouveau saisis dans les irrésistibles remous et entraînés à l’aventure, sans savoir où ils allaient, sans se le demander; pendant près d’une heure, ils allèrent, revinrent, passèrent par des rues, feuilles voltigeant au souffle de l’ouragan, les yeux remplis d’horreur, la tête endolorie par les hurlements, les cris de mort, les détonations, les mugissements des cloches…


Tout à coup, ils purent se jeter dans une ruelle et fuir l’effroyable tumulte… ils coururent, haletants, hagards, et brusquement se trouvèrent près d’un enclos entouré de murs assez bas; et ce coin de Paris leur apparut paisible, souriant, tranquille… c’était une de ces oasis autour desquelles les cyclones, en leurs courses capricieuses, tournent et retournent sans y toucher…

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