VIII GILLOT

Il est un personnage de ce récit qui va jouer un rôle plus accentué et que nous sommes obligés de suivre dans ses faits et gestes pour aboutir à la situation où nous l’avons laissé.


Ce personnage, insignifiant par lui-même, devient un redoutable instrument entre des mains habiles.


Et d’ailleurs, de quels comparses obscurs la fatalité ne se sert-elle pas?


Revenant donc en arrière, nous renouerons connaissance avec l’intéressant Gillot au moment même où son oncle lui ayant proprement coupé les deux oreilles, il demeura étendu sans connaissance sur le sol humide des caves de l’hôtel de Mesmes.


On se souvient que le digne oncle Gilles avait demandé à Damville:


– Que ferons-nous de cet imbécile? Faut-il l’achever?


Et que le maréchal avait répondu:


– Non pas, car il peut nous servir.


Gilles avait donc suivi le maréchal sans plus s’inquiéter de son neveu.


Gillot demeura évanoui, mais ne tarda pas à revenir à lui.


Son premier mouvement fut de porter les deux mains à ses oreilles, comme s’il lui fût resté un vague espoir d’avoir rêvé. Mais ses mains, au lieu de rencontrer les appendices auxquels il avait si grand tort de tenir, à ce que prétendait le vieux Pardaillan, ne rencontrèrent que les compresses imbibées de vin et d’huile que son oncle lui avait mises autour de la tête.


Gillot poussa un gémissement.


– Hélas, dit-il, je n’ai donc plus d’oreilles! De quel œil vais-je être considéré? Je vais passer pour un monstre. Car, puisque tous les hommes et même les animaux possèdent des oreilles, quelle étrange figure doit avoir à leurs yeux, l’être privé de ces ornements naturels? Sans compter que je n’entendrai plus rien!… Cependant, il me semble que je perçois le bruit de mes propres paroles. Mais enfin, si je continue à entendre, il n’en est pas moins certain que je suis déshonoré, puisqu’on ne verra plus de chaque côté de mon visage ces conques gracieuses qui servent à recueillir les bruits!


Gillot, on le voit, raisonnait, comme dit l’autre, en subtil personnage. Son raisonnement ne manquait ni d’une certaine philosophie, ni même de poésie.


Ayant ainsi fait l’éloge funèbre de ses oreilles perdues, Gillot se remit sur pied et constata qu’à part la violente douleur qu’il éprouvait de chaque côté de la tête, il se portait en somme comme s’il n’eût subi aucune fâcheuse mutilation.


Il reprit donc courage et, tout affaibli qu’il était par la souffrance, il allait entreprendre l’ascension de l’escalier lorsqu’au haut de cet escalier parut quelqu’un.


C’était l’oncle Gilles qui, après une assez longue conversation avec le maréchal, revenait voir son neveu…


«Il vient m’achever, songea tristement Gillot. Sans doute le maréchal lui a donné l’ordre de m’exterminer. Hélas! il sera donc dit que je n’aurai pas survécu à mes oreilles!»


À sa grande stupéfaction, son oncle s’approcha de lui avec un sourire des plus gracieux, autant que les sourires de Gilles pouvaient du moins paraître gracieux.


– Eh bien, mon pauvre ami, comment te sens-tu? demanda l’oncle.


– Heu!… Bien mal, mon oncle.


– Courage… On te soignera, on te dorlotera, tu guériras.


– Est-ce bien vous qui me parlez ainsi? dit Gillot méfiant.


– Sans doute. Pourquoi t’étonnes-tu?


– Ainsi, vous ne voulez pas me tuer?


– Pourquoi te tuerais-je? Imbécile!


– Dame… Monseigneur n’est pas tendre.


– Monseigneur te fait grâce. Et non seulement il te fait grâce de la vie, mais encore il veut faire ta fortune.


– Ma fortune? balbutia Gillot qui marchait décidément de rêve en rêve.


– Oui, imbécile! à condition que tu lui obéisses pour lui faire oublier ta honteuse trahison.


– Ah! mon oncle, je m’en repens bien, je vous jure.


– Tant mieux, car si tu es sincère, tu es en passe de devenir un homme riche. Tu as vu mon coffre, n’est-ce pas?


– C’est-à-dire que j’en ai encore les yeux tout éblouis.


– Eh bien, tout ce qu’il y a dans ce coffre est à toi, si nous sommes contents, c’est-à-dire si monseigneur est content!


Gillot ouvrit des yeux à faire croire qu’il voulait concentrer dans le regard ce qu’il avait perdu pour les oreilles, et après s’être évanoui de douleur d’abord, de terreur ensuite, faillit s’évanouir de joie.


On se souvient sans doute que l’avarice était le vice favori de maître Gillot et que c’était même ce vice qui l’avait perdu.


– Parlez, mon digne oncle, dit-il d’une voix tremblante d’émotion. Je suis tout prêt à obéir. Qu’ordonne monseigneur?


– D’abord de te guérir!


– Bon! J’en réponds. Ensuite?


– Ensuite, on verra. Viens…


Et soutenant son neveu par-dessous le bras, Gilles le conduisit dans sa chambre, le fit coucher dans son propre lit et commença à lui donner les soins les plus dévoués.


Gillot s’aperçut alors qu’il ne lui serait peut-être pas aussi facile qu’il pensait d’obéir au maréchal par une prompte guérison.


Car à peine fut-il dans le lit qu’une fièvre violente se déclara.


Gillot eut le délire pendant deux jours, c’est-à-dire qu’il passa ces deux jours à supplier son oncle de lui rendre ses oreilles.


Gilles, impatienté, finit par le menacer du bâillon.


Fut-ce la menace qui agit? Ou plutôt fut-ce que le délire s’en allait? Gillot ne parla plus de ses oreilles. Au bout du sixième jour, la fièvre était tombée; au bout du dixième, les blessures étaient cicatrisées et Gillot pouvait se lever.


Le quinzième jour, Gillot put sortir.


Son premier soin fut de courir acheter un certain nombre de bonnets capables de lui couvrir entièrement la tête du front à la nuque.


Sur ce bonnet, il plaçait son chapeau ordinaire.


En se regardant dans un miroir, il trouva qu’il pouvait encore faire assez bonne figure.


Ce jour-là, Gillot eut avec son oncle une très longue conversation.


À la suite de cette conversation, il s’habilla de ses habits du dimanche, et Gilles lui dit:


– Va maintenant, va, je te donne ma bénédiction…


– J’aimerais mieux quelques écus d’acompte, dit Gillot qui était un caractère ferme et positif.


Gilles fit la grimace, mais s’exécuta.


– Réussiras-tu à entrer seulement? demanda-t-il d’un air offensant pour les capacités intellectuelles de son neveu.


– J’en réponds, dit Gillot: j’ai un moyen infaillible.


– Lequel?


– Mes oreilles!


Là-dessus, laissant son oncle abasourdi méditer cette réponse, le matois Gillot s’éloigna.


Nos lecteurs ont vu comment Gillot était entré à l’hôtel Montmorency. Il avait rencontré le vieux Pardaillan dans la loge du Suisse. Et le routier l’avait emmené dans la chambre qu’il occupait.


Il faut en effet se figurer un hôtel de cette époque comme une façon de forteresse.


Deux cents seigneurs, dans Paris même, tenaient garnison, c’est-à-dire qu’en leur hôtel, ils entretenaient un certain nombre de reîtres ou de Suisses. En outre, souvent il arrivait que le seigneur logeait ses gentilshommes, compagnons de plaisir et de danger qui le suivaient partout, lui faisaient une cour dans les soirées, une escorte dans les expéditions.


Tel était l’hôtel de Montmorency; l’hôtel de Mesmes, où nous avons introduit nos lecteurs, l’hôtel de Guise, l’hôtel de Bouillon et bien d’autres étaient de vrais repaires ayant garnison et capables de soutenir un siège.


Le vieux Pardaillan avait donc trouvé son logis naturel dans l’hôtel du seigneur dont il devenait pour ainsi dire un client (en prenant le mot dans son sens latin). Sans faire précisément partie de la garnison de l’hôtel, il en était devenu l’âme.


Le maréchal lui avait dit un jour:


– Monsieur de Pardaillan, soyez notre gouverneur général, et la place sera imprenable.


– J’accepte, monseigneur, avait répondu le routier; et je vous promets de m’ensevelir sous les ruines de la place plutôt que de la rendre jamais.


On voit par ces mots quel était l’état d’esprit des habitants de l’hôtel.


Mais nous aurons à revenir sur ce sujet.


Pour le moment, suivons le brave Gillot que le vieux Pardaillan emmène.


Lorsqu’ils furent arrivés dans sa chambre, le routier s’assit à cheval sur une chaise à dossier de bois plein, allongea les jambes, plaça les coudes sur le dossier de sa chaise et inspecta Gillot qui prit une attitude digne, ferme et modeste.


– Ainsi, dit Pardaillan, tu prétends que tu peux nous rendre service?


– Je le crois monsieur.


– Et tu es venu précisément pour nous offrir ces services?


– Justement pour cela, monsieur.


– Très bien, Gillot. Nous allons voir ce qu’on peut tirer de toi. Seulement, avant tout, il faut que je te dise une chose.


– Laquelle, monsieur?


– Si jamais je surprends chez toi la moindre velléité de trahison…


– Oh!…


– Si je te surprends à écouter aux portes…


– Oh! oh!


– Enfin, si tout n’est pas toujours d’une limpidité de cristal dans ton attitude, eh bien…


– Eh bien, monsieur?


– Eh bien, je te coupe la langue.


Gillot demeura plus d’une minute suffoqué par cette perspective. Quoi! Après les oreilles, la langue! L’infortuné Gillot, qui croyait être pour toujours à l’abri de toute mutilation depuis qu’il n’avait plus d’oreilles, comprit qu’il allait retomber dans un nouveau marasme. Il lui vint une révolte d’indignation.


– Mais enfin, monsieur, s’écria-t-il, quelle rage avez-vous de me vouloir ainsi découper vif?


– Que veux-tu? C’est ma manière, à moi. Il paraît que c’est aussi celle de ton oncle. Car enfin, c’est lui qui te force à porter ce hideux bonnet. Mais pour en revenir à ta langue, sois assuré que si jamais j’apprends que tu as raconté à qui que ce soit ce qui se passe ici, eh bien, je te la couperai, je prierai le maître-queux de la faire sauter au beurre et je te forcerai à la manger toi-même.


Cette menace donna la chair de poule à Gillot, qui se demanda aussitôt s’il ne ferait pas mieux de s’en aller. Mais il réfléchit que la colère de l’oncle serait terrible. D’autre part, la vision du coffre rempli d’or n’avait pas été sans lui inspirer quelque courage.


Il résulta de ses réflexions qu’il résolut de courir le risque d’avoir la langue coupée.


«Pendant qu’on me découpe, songea-t-il, un peu plus, un peu moins… J’en serai quitte pour ne plus parler; heureusement je ne suis pas bavard et il ne m’en coûtera guère de n’avoir plus de langue. Seulement, où s’arrêtera ce découpage? Car enfin, si après les oreilles, on me coupe la langue, il faudra bien un jour que mon nez y passe, et puis peut-être la tête…»


– Que penses-tu? demanda Pardaillan qui l’observait avec attention.


Gillot qui, malgré la résignation qu’il cherchait à acquérir par avance, ne songeait pas sans amertume à la singulière destinée qui menaçait de faire de lui un être phénoménal, Gillot, pâle et tremblant, répondit:


– Je pense, monsieur, à ce que je pourrais bien dire pour vous persuader de ma bonne foi. Pendant que j’ai encore une langue, je voudrais m’en servir pour vous jurer obéissance et fidélité…


Pardaillan se mit à rire.


– Je ne vois pas, monsieur, reprit Gillot offensé, ce qu’il peut bien y avoir de risible dans les menaces que vous m’avez fait l’honneur de m’exposer. Je suis déjà sans oreilles. Si vous m’enlevez la langue, que me restera-t-il?


– Imbécile! puisque je ne te l’arracherai qu’au cas où tu nous trahirais, tu n’as rien à craindre si tu es fidèle.


– C’est juste, dit Gillot frappé par ce raisonnement.


– Voyons donc. Quel genre de services peux-tu nous rendre? Parle sans ambages.


– Eh bien, monsieur, je n’ai pas été sans m’apercevoir qu’il existe quelque inimitié entre vous et Mgr de Damville. Je crois que si vous pouviez occire ce digne seigneur, vous n’hésiteriez guère. Et je puis vous affirmer que si vous tombiez aux mains de mon ancien maître, au bout de cinq minutes, vous vous balanceriez dans le vide, une bonne corde au cou, ce qui ne laisserait pas que de me fâcher fort, je vous assure.


– Continue, Gillot. Sais-tu que tu parles bien?


– Merci, monsieur. Je continue donc. Je suppose que vous soyez tenu au courant des faits et gestes de Mgr de Damville, et que vous connaissiez, à n’en pas douter, ses véritables intentions? Voilà, je pense, qui vous permettrait de vous défendre?


– Mais tu es vraiment moins bête que tu n’en as l’air, Gillot.


– C’est-à-dire que mon petit plan vous convient.


– Oui, mais comment ferai-je pour savoir ce que veut entreprendre le maréchal?


– Eh bien, monsieur, dit Gillot triomphant, voilà justement où je puis vous servir!


– Toi! mais comment? puisque tu ne peux plus rentrer à l’hôtel de Mesmes.


– C’est vrai que je n’y peux plus rentrer sous peine de mort. Car monseigneur et mon oncle, non content de me couper les oreilles, m’ont déclaré que je serais pendu si je reparaissais jamais en leur présence.


– Alors? Comment feras-tu?


– Monsieur, avez-vous jamais entendu dire que ce que femme veut, Dieu le veut?


– Sans doute.


– Eh bien, il y a une femme, ou plutôt une jeune fille à l’hôtel de Mesmes. Elle s’appelle Jeannette.


– Ah! ah! fit Pardaillan qui se rappela ce que le chevalier lui avait raconté.


– Or, continua Gillot, Jeannette m’aime et nous devons nous marier.


– Elle t’aime? C’est impossible.


– Pourquoi cela, monsieur? fit Gillot étonné.


– Parce que Jeannette, d’après le peu que j’en sais, est une fine mouche.


– Et vous me trouvez trop benêt pour être aimé d’une pareille fille? Je vous remercie, monsieur, car voilà le plus bel éloge que j’ai entendu faire de ma fiancée.


– Par ma foi, Gillot, je commence à croire que je me suis trompé sur ton compte. Tu m’as l’air d’un rusé compère…


«Ouais! pensa Gillot, ne découvrons pas d’un coup tout notre esprit, sans quoi il se méfiera!»


Et il reprit:


– Quoi qu’il en soit, monsieur, Jeannette m’aime, et je peux lui faire faire tout ce que je voudrai. Et comme, d’après votre propre estime, c’est une fine mouche, elle saura, si je veux, tout ce qui se dit, se fait et se pense dans l’hôtel de Mesmes; elle me le répétera, et je vous le répéterai, voilà!


– Admirable!… Gillot, je te proclame aussi rusé que le sage Ulysse en personne!


– Mon plan vous convient donc? demanda Gillot avec inquiétude.


– Il me convient. Et que demandes-tu pour me servir ainsi?


– Je vous l’ai dit: de m’aider à me venger de mon oncle qui m’a coupé les oreilles.


– Bon! je te promets de te livrer ce vieux Satan pieds et poings liés, et tu en feras ce que tu voudras. Voyons, que lui feras-tu?


– Monsieur, je lui rendrai la pareille! dit Gillot d’un air féroce.


– Bravo!… Et quand commenceras-tu à entrer en campagne?


– Dès le plus tôt…


– C’est bon. Maintenant, songe que si je suis content de toi, non seulement tu seras vengé de ton avare d’oncle, mais encore tu auras des écus à n’en savoir que faire.


Gillot prit aussitôt un air de jubilation qui acheva de persuader entièrement le vieux routier.


C’est ainsi que le plus fin renard peut parfois se laisser prendre.


Il faut dire aussi que Gillot, matois et retors comme son oncle, avait admirablement joué son rôle. Quoi qu’il soit, il fut installé dans l’hôtel Montmorency, qui abrita dès lors un traître.


Gillot ne perdit pas son temps.


Il passa le restant de la soirée et la journée du lendemain à étudier le plan de l’hôtel Montmorency.


Le surlendemain, il sortit après avoir dit à Pardaillan qu’il allait voir Jeannette et s’entendre avec elle. Le drôle se rendit à l’hôtel de Mesmes, en s’assurant tous les cent pas qu’il n’était pas suivi.


– Eh bien? lui demanda l’oncle Gilles.


– Eh bien, mon oncle, je suis dans la place!


Gilles regarda son neveu avec une certaine admiration. Puis il alla chercher une feuille de papier, une plume, de l’encre, installa Gillot devant une table et lui dit:


– Explique…


Et Gillot expliqua. C’est-à-dire qu’il commença par tracer un plan de l’hôtel Montmorency qui, tout grossier qu’il était, n’en devait pas être moins précieux.


Au fur et à mesure, il commentait son plan et Gilles prenait des notes.


– Là, à gauche, mon oncle, voyez-vous, c’est un grand bâtiment pour les hommes d’armes et les chevaux.


– Combien d’hommes?


– Vingt-cinq, mon oncle, et bien armés de bonnes arquebuses.


– Bon. Continue…


– Voyez, mon oncle, reprit Gillot, ce bâtiment que je vous signale est placé en arrière de la loge du Suisse… en face la loge, ce carré que je dessine maintenant représente un bâtiment pareil à celui des gens d’armes.


– Et que contient-il?


– Il sert de logis à une dizaine de gentilshommes dévoués au maréchal et qui sont venus s’installer dans l’hôtel à tout hasard.


– Vingt-cinq et dix, cela fait trente-cinq hommes, observa Gilles.


– Justement; mais ce n’est pas tout; et même cela n’est rien.


– Comment il y aurait donc une autre garnison?


– Il y a M. le chevalier et son père… le coupeur de langues! dit Gillot en frémissant.


– Que veux-tu dire, imbécile?


– Rien, mon oncle, sinon que les deux damnés Pardaillan valent peut-être à eux seuls les vingt-cinq gens d’armes et les dix gentilshommes…


– C’est possible. Et où sont-ils logés, ces deux enragés?


– Attendez, mon oncle. Le deuxième étage du bâtiment aux gentilshommes est occupé par les laquais au nombre d’une quinzaine. Bon. Maintenant, vous voyez que le bâtiment des écuries et gens d’armes et le bâtiment des gentilshommes sont séparés par ce carré qui représente une cour pavée. Au fond de ce carré se dresse l’hôtel lui-même, c’est-à-dire l’habitation du maréchal de Montmorency. Vous voyez que ce logis ne touche pas aux deux autres constructions, en sorte que l’hôtel est complètement isolé. En arrière, il y a un jardin.


– Je vois. Parle-moi donc de ce logis isolé.


– C’est là, je vous dis, qu’habite le maréchal; c’est là, dans des appartements ayant vue sur le jardin que logent les deux dames; c’est là aussi que sont logés les deux Pardaillan.


Gillot, ayant achevé son plan, le remit alors à son oncle.


Le maréchal de Damville connaissait parfaitement l’hôtel de Montmorency. Le plan de Gillot ne devait donc pas lui servir à s’y guider; mais ce plan lui indiquait comment était disposées les forces de l’hôtel, et c’est cela qui pouvait lui être précieux.


L’oncle Gilles ne marchanda pas les éloges à son neveu, mais il ajouta:


– Il faut maintenant que nous soyons tenus au courant de ce qui se passe là-bas. Il faut donc que tu trouves le moyen de venir ici tous les deux ou trois jours, et au moment voulu, je te dirai ce que tu auras à faire.


– Ce moyen est tout trouvé, dit paisiblement Gillot.


– Explique-moi cela?


– Dame! M. de Pardaillan croit que je viens ici pour vous espionner: oui, je lui ai fait croire cela!


Gilles répondit:


– Gillot, jamais plus je ne t’appellerai imbécile! Encore quelques efforts et tu auras conquis le fameux coffre qui, à ce que tu m’as assuré toi-même, t’avait tant ébloui.


Gillot quitta donc l’hôtel de Mesmes, radieux et convaincu que sa fortune était faite.


– Que vais-je bien raconter au Pardaillan? réfléchit-il, chemin faisant.


Il eut soudain un tressaillement.


– Mais, s’écria-t-il en lui-même, puisque je vais avoir un trésor pour dire ce qui se passe à l’hôtel de Montmorency, pourquoi n’en aurais-je pas un autre en racontant ce qui se passe à l’hôtel de Mesmes?


Cette idée parut géniale à Gillot.


Trahir des deux côtés, c’était recevoir des deux mains, n’était-ce pas la suprême sagesse? Gillot s’affirma qu’il était impossible de pousser plus loin l’esprit et le courage.


Et il résolut de trahir son oncle auprès de Pardaillan comme il trahissait Pardaillan auprès de son oncle.


C’est là le secret de bien des fortunes «honorablement acquises par une vie de labeur et de conscience».


Gillot résolut d’être honorable, laborieux, consciencieux, et par ainsi de faire double fortune.


Aussi, lorsqu’il rentra à l’hôtel de Montmorency, s’empressa-t-il de dire à Pardaillan:


– Ah! monsieur, j’en ai de belles à vous raconter. Je viens de voir Jeannette, et je suis sûr que je vais vous intéresser.


– Décidément, songea Pardaillan, j’ai fait là une précieuse acquisition!

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