En cette même soirée du lundi 18 août, vers neuf heures, la vieille Laura se trouvait seule dans la petite maison de la rue de la Hache, cette maison à porte verte où nous avons plus d’une fois pénétré et à laquelle nous allons faire une dernière visite.
À huit heures, selon le rendez-vous convenu avec Alice, Marillac était arrivé rue de la Hache.
– Alice? demanda-t-il.
– Retenue par la reine jusqu’à minuit. Elle m’a chargée de vous attendre. Que doit-il se passer, Seigneur Jésus? Jamais je n’ai vu Alice aussi radieuse.
Marillac sourit.
– Elle m’a dit de vous prévenir… attendez donc que je me rappelle bien ses paroles… c’est plein de mystère… que se passe-t-il donc? Mon Dieu, la chère enfant, comme elle est heureuse…
– Voyons, fit doucement le comte, rappelez-vous bien.
– J’y suis!… Voici: vous êtes attendu au premier coup de minuit, pas avant, pas après, où vous savez…
– C’est bien…
– Vous savez donc? reprit Laura en joignant les mains. Oh! que je voudrais savoir, moi aussi!…
– Vous saurez demain matin, je vous le promets… Allons, adieu, ma bonne dame…
– Dieu vous conduise, monsieur le comte. N’oubliez pas! Minuit: pas avant, pas après!…
Le comte de Marillac jeta un regard attendri sur cette pièce paisible où si souvent il avait vu celle qu’il aimait, fit un geste d’adieu et disparut.
La vieille Laura l’avait accompagné jusqu’à la porte du jardin en le comblant de bénédictions émues. Puis elle était rentrée, s’était enfermée soigneusement et, s’étant assise, elle se mit à attendre.
Neuf heures sonnèrent.
Alors, elle grommela:
– Je crois qu’il ne reviendra plus maintenant. Quant à elle… elle est en bonnes mains.
Elle se leva, inspecta tout d’un coup d’œil et murmura en souriant:
– E finita la commedia. Je commençais à m’ennuyer. Oui! c’est fini. Me voici libre. Voyons, que vais-je faire? Eh! pardieu, c’est bien simple. Chercher dans Paris quelque bonne petite auberge où je puisse passer trois ou quatre jours inaperçue. Puis, me mettre en route, gagner l’Italie à petites journées… et là, nous verrons… je suis riche! Voyons mes richesses!
Elle monta dans la chambre d’Alice dont elle défonça la serrure en deux coups de marteau.
Là, sur le lit, Alice avait le matin même rassemblé tout ce qu’elle voulait emporter: elle devait revenir à huit heures du soir, on a vu que la reine l’avait gardée au Louvre.
Ce qu’elle devait emporter consistait simplement en une sacoche et un coffret.
Le coffret contenait les lettres qu’elle avait reçues de Marillac: Laura les jeta tranquillement au feu et elle ouvrit la sacoche. Ses yeux jetèrent un double éclair, sa bouche édentée grimaça un sourire:
La sacoche contenait tous les bijoux d’Alice – toute sa fortune!
Il y avait un beau collier de perles, des agrafes en diamant, une douzaine de bagues toutes ornées de pierres précieuses, émeraudes, rubis, saphirs puis encore deux autres colliers, dont l’un en diamants, enfin une trentaine de rouleaux d’écus d’or.
– Il y a bien là pour trois cent mille livres de bijoux et d’or, murmura la vieille, toute pâle. Avec ce que m’a remis la reine…
Un coup violent retentit au dehors.
Laura, d’un souffle, éteignit le flambeau qui l’éclairait et, dégainant un poignard, elle se posta derrière la porte. Ses yeux, dans l’ombre, luisaient comme des yeux de fauve.
– Qu’elle entre! gronda-t-elle. Tant pis, je la tue! J’en ai assez! La reine m’a dit que tout serait fini cette nuit!
Elle attendit, collée au mur, le poignard solidement emmanché à sa main.
Le même coup violent se renouvela, et un long gémissement traversa la maison.
Laura, alors, respira:
– Suis-je sotte! C’est ce contrevent qui vient de se rabattre… Quel temps il fait!… Eh! eh! beau temps pour un mariage!
Alors, à la hâte, elle empila dans la sacoche les bijoux et les rouleaux d’or qu’elle en avait extraits. Elle courut à sa propre chambre, revint avec un petit sac.
– Quarante mille livres! murmura-t-elle avec une moue de dédain. Voilà ce que me donne la grande Catherine pour tant de bons et loyaux services. C’est maigre. Heureusement, je me rattrape!
Elle engouffra les quarante mille livres dans la sacoche qu’elle referma solidement.
Puis elle jeta un manteau sur ses épaules, sortit, ferma la porte du jardin, et jeta la clef par-dessus le mur et s’éloigna aussi rapidement que le lui permettait le poids de sa sacoche.
Une ombre se détacha d’une encoignure voisine et se mit à la suivre.
Il était alors neuf heures et demie.
Les rues étaient désertes et noires; des nuages bas passaient en courant au-dessus des toits aigus; le couvre-feu avait sonné; les auberges et hôtelleries étaient fermées…
Laura ne s’apercevait pas qu’elle était suivie.
Laura avait peur. Sous son manteau, elle serrait nerveusement la précieuse sacoche. Elle allait au hasard, connaissant assez peu Paris, d’ailleurs: depuis l’époque où elle y était venue, elle n’avait guère quitté la rue de la Hache.
Enfin, elle se trouva complètement égarée; et la principale raison qu’elle eut de ne pas regagner la maison qu’elle venait de quitter fut qu’elle n’eût su retrouver son chemin, et qu’il n’y avait personne dans les rues à qui le demander.
Pourtant, par moments, elle entrevoyait des ombres qui se mouvaient autour d’elle. Elle entendait des chuchotements. Peut-être l’homme qui la suivait parlait-il à ces gens… Peut-être… car, à diverses reprises, les ombres qui avaient paru vouloir l’arrêter, s’écartèrent.
Alors elle frissonnait de terreur et hâtait le pas… Elle se remémorait à elle-même des histoires de passants attaqués et dévalisés la nuit par des truands.
– Insensée que j’ai été! grondait-elle, de quitter la maison avant le jour, puisque Alice ne doit plus y revenir!… Oui, mais si la reine m’avait menti!… Si elle était revenue!… Non, non, j’ai bien fait!
Et ses doigts s’incrustaient sur la sacoche.
À un moment, elle s’arrêta haletante: elle se trouvait dans une rue étroite et venait d’apercevoir un peu de lumière filtrant entre les jointures d’une porte: l’homme qui la suivait s’arrêta à trois pas d’elle.
– Oh! si c’était une auberge! murmura-t-elle, les dents serrées par la terreur et l’angoisse.
Un large éclair déchira l’obscurité, inonda la rue d’une lumière livide. Et à cette lueur, Laura entrevit une enseigne qui se balançait au-dessus de la porte en grinçant au vent.
L’enseigne représentait deux morts [19] attablés, buvant et causant.
– C’est une auberge! gronda-t-elle.
Et elle s’élança vers la porte.
À cet instant, elle se sentit saisie par deux bras vigoureux et renversée sur la chaussée, tandis qu’une main rude s’appuyait sur sa bouche pour l’empêcher de crier.
Laura était vigoureuse. Elle se raidit dans un désespoir furieux.
– Diable! diable! grommela une voix avinée, on fait la méchante! À bas les pattes! En voilà une enragée!…
La vieille mordit la main qui s’appuyait sur sa bouche. Cette main se retira; Laura se mit à hurler:
– À moi! Au guet! Au meurtre!
Le dernier cri s’étrangla dans sa gorge; la main qui s’était retirée de sa bouche venait de s’incruster sur son cou, les doigts s’y enfonçaient… et cette tenaille serrait d’un mouvement lent, d’une pression savante…
La vieille Laura se débattit quelques instants encore.
Ses yeux convulsés, tout grands ouverts, cherchaient à voir.
Un nouvel éclair enveloppa cette scène de lueur blafarde, et la vieille aperçut une hideuse figure de truand penchée sur elle. Le truand continua à serrer.
Et tout à coup, la vieille espionne se tint immobile, sa tête roula sur son épaule, ses ongles s’implantèrent dans la boue de la chaussée.
Elle était morte.
Le truand la palpa, la retourna en grommelant.
Lorsque le truand eut trouvé la sacoche, il la soupesa, et un sourire de satisfaction balafra son visage, comme les éclairs balafraient le ciel noir.
Alors il saisit la vieille, la rangea proprement le long d’un mur, et esquissant un signe de croix, bredouilla rapidement un Pater.
– Là! grogna-t-il, me voilà en paix. Entrons maintenant aux Deux morts qui parlent… Ah! ah! En voilà une qui ne parlera plus jamais!
Pourtant, si cuirassé qu’il fût, et si bien qu’il eût fait la paix avec sa conscience, grâce au Pater qu’il venait de réciter, le truand ne put échapper à cette rêverie spéciale qui s’appesantit sur le meurtrier.
Il demeura là une minute, arrangeant le cadavre contre le mur de façon qu’il ne pût être mouillé par le ruisseau du milieu de la ruelle.
«C’est drôle, songeait-il. Ce matin encore pauvre comme Job, me voici riche ce soir. Riche! Que de fois j’ai souhaité la richesse! Par les tripes du diable, il y a quarante mille livres là-dedans, et je n’en suis pas plus joyeux… Au fait, y sont-elles, les quarante mille livres!… Si je sais bien compter, c’est mon seizième cadavre, depuis que j’exerce la digne profession de tueur aux gages… Seize cadavres!… Bah! je tue, on me paye, et tout est dit…»
Le bandit frissonna. Peut-être tout n’était-il pas dit dans cette conscience obscure.
Il continua son monologue, attendant un nouvel éclair pour voir une dernière fois la vieille, peut-être par cette terrible curiosité du criminel, ou peut-être simplement pour s’assurer qu’elle était bien morte.
Il était accroupi, regardant de ses yeux hagards, et il songeait:
«Ce matin, donc, je vois entrer l’homme dans ma cassine. Il cachait bien son visage… mais je connais tous les visages de Paris, moi! Suffit, le seigneur astrologue ne voulait pas être reconnu; soit: ni vu, ni connu! Monseigneur Ruggieri, on est discret dans mon métier. L’homme me dit: combien pour une vieille femme? – Cinq écus de six livres, ce n’est pas trop. – Voici les cinq écus. Tu iras rue de la Hache, au coin de la rue Traversine, tu attendras devant la maison; il y a une porte verte. Vers huit heures, la femme s’en ira. Tu la suivras. Mais pour la frapper, tu attendras qu’elle soit loin, très loin de la maison. Compris, n’est-ce pas? – Compris, par les boyaux du diable! – Bon, qu’il me dit encore. Maintenant, écoute bien. Si tu n’exécutes pas bien la chose, si tu frappes mal, si la femme en revient, tu seras pendu. On te connaît, mon brave, on a l’œil sur toi. – Paix, monseigneur! La besogne sera faite et bien faite! – Alors, écoute: ce n’est pas cinq malheureux écus que tu auras gagnés: la femme aura sur elle au moins quarante mille livres: c’est pour toi!…»
Le truand souffla fortement et tâta le cadavre.
– Hum! elle se refroidit déjà! grogna-t-il… Quarante mille livres! En entendant cela, je m’assieds de saisissement sur mon escabeau. L’homme s’en va… Quelle journée! Il me semblait que jamais le soir ne viendrait!… Il est venu pourtant! Et la vieille est bien sortie de la maison à la porte verte! Et je l’ai bien suivie! Et la voilà morte!… à moi les quarante mille livres!
Un éclair, à ce moment, illumina la face convulsée du cadavre.
Le truand se releva.
– Pas de danger qu’elle en revienne, monsieur l’astrologue!… Entrons là, j’ai soif…
Il frappa d’une façon spéciale. La porte s’entrouvrit. Le truand entra et alla s’asseoir dans un coin obscur, la sacoche sur ses genoux, sous la table.
Il parvint à entrouvrir la sacoche, y plongea la main, tâta les rouleaux d’écus, sentit les pierres sous ses doigts.
– Bon! les quarante mille livres y sont. Cornes d’enfer! Pourquoi ne suis-je pas plus joyeux?…
Qu’eût dit le truand s’il eût connu la véritable fortune que renfermait la sacoche…
Peu nous importe, au fond.
Cette sinistre silhouette apparue un instant disparaît de notre récit sans que nous sachions si nous la retrouverons plus tard. C’est une ombre qui passe: nous l’avons noté pour le geste tragique inspiré par Catherine, qui avait toutes les prudences.
Le truand ayant vidé plusieurs flacons, paya et s’en alla sans bruit.
Nous ignorons ce qu’il devint, et sur ce point, nous donnons libre carrière à l’imagination du lecteur.
Mais puisque nous venons de pénétrer dans le cabaret des Deux morts qui parlent, jetons-y un coup d’œil.
Il y avait nombreuse société, surtout composée de femmes, dans ce que Catho appelait la grande salle. Catho était sujette aux hyperboles et exagérations. En vérité, cette «grande salle» était assez étroite. Elle contenait cinq tables. À chaque table, il y avait trois ou quatre buveurs, truands et ribaudes, physionomies féroces ou abêties, gens de sac et de corde, qui composaient la clientèle nocturne du cabaret.
En effet, l’auberge des Deux morts qui parlent, fréquentée le jour par des bourgeois et des soldats, devenait la nuit un véritable repaire, Catho ne s’était jamais senti le courage de refuser l’hospitalité à ses anciennes connaissances.
Il en résultait que cette salle avait le jour l’aspect du plus honnête cabaret qui fut dans le quartier, et la nuit l’apparence d’une véritable caverne où se réfugiaient des gens poursuivis par le guet, des ribaudes qui attendaient la bonne fortune.
Ce soir-là, il y avait plus de femmes que d’hommes, à cause de l’orage.
L’orage était propice aux rôdeurs, tire-laine et francs-bourgeois: il était au contraire défavorable aux ribaudes.
Deux garçons herculéens servaient à boire à cette clientèle qui professait un respect non dissimulé pour leurs poings énormes. Dans la journée les deux colosses, véritables chiens de garde, étaient remplacés par de jeunes et jolies servantes: on voit que Catho connaissait à merveille sa double clientèle et s’entendait à son commerce.
Aux bourgeois paisibles, les servantes accortes et peu farouches. Aux ribaudes et truands, les hercules plus gardiens que garçons.
À cette heure tardive, Catho n’était pas couchée encore. Elle était attablée dans un étroit cabinet, attenant à la salle publique, et causait avec deux jeunes femmes.
Ces deux femmes étaient entrées vers dix heures dans le cabaret, et comme cette visite s’enchaîne étroitement à divers incidents de l’histoire que nous racontons, il est intéressant que nous reprenions du début la conversation qu’elles eurent avec Catho.
Lorsqu’elles pénétrèrent dans la salle, Catho s’avança à leur rencontre en disant:
– Vous voilà donc, mes toutes belles? Plus d’un mois qu’on ne vous a vues… Sûrement, vous avez quelque chose à me demander…
Elle grondait, d’un bon sourire maternel.
– C’est vrai, Catho, c’est vrai. Nous avons quelque chose à te demander, fit l’une des deux femmes.
– Et c’est grave, ajouta l’autre.
– Bon, bon, entrez là, dit Catho en les poussant vers le cabinet. Vous êtes toujours à court, et vous ne me rendez jamais. Toi, la Roussotte, tu as encore mon beau collier de verroterie bleue que je te prêtai pour faire la conquête de ce beau capitaine, et toi, Pâquette, tu me dois je ne sais plus combien d’écus… Vous êtes deux paniers percés…
– Mais aussi, comme nous t’aimons! s’écrièrent les deux ribaudes.
– Ah! jeunesse, jeunesse! Vous ne voulez pas mettre un sol de côté… S’il vous arrivait pourtant ce qui m’est arrivé à moi! Si vous perdiez votre beauté du diable!
– Bah! bah! tu es toujours belle, Catho, et si tu voulais…
Le sourire de Catho leur prouva qu’elle n’était pas insensible à cette flatterie. Elles entrèrent dans le cabinet, tandis que la maîtresse du cabaret s’occupait de divers clients.
Enfin, la digne Catho vint rejoindre ses préférées avec un flacon de vieux vin et quelques tartelettes.
Elle adorait ces petites agapes pendant lesquelles elle faisait raconter à ses jeunes amies leurs bonnes fortunes qui lui rappelaient son bon temps. Elle aimait la Roussotte et Pâquette justement à cause des défauts qu’elle leur reprochait.
– Eh bien, voyons, demanda-t-elle, confessez-vous un peu.
La Roussotte, la plus hardie des deux, prit la parole, sur un coup de pouce que lui donna Pâquette.
– Voilà, dit-elle, Pâquette et moi, nous sommes invitées à une fête…
– Pour quand? fit Catho souriante.
– Pour dimanche… Tu vois que nous avons le temps de nous préparer… surtout si tu nous aides.
– Et en quoi puis-je vous aider, friponnes? Il vous faut quelque collier? quelque ceinture?
– Eh bien, pas du tout, Catho! Il faut que nous soyons décemment vêtues, comme des bourgeoises, si j’ose dire.
– Comme des bourgeoises! s’écria Catho stupéfaite.
– Dame… il y aura à cette fête des juges, des prêtres, sans doute… et alors, comprends-tu? Pâquette et moi, nous avons passé la journée à examiner nos robes… Toutes bonnes pour notre métier… corsages ouverts… ceintures éclatantes: non, il n’est pas possible que nous allions ainsi vêtues à cette fête. Et pourtant nous voulons y aller… Écoute, Catho, il faut que d’ici dimanche, et même samedi soir, tu nous aies habillées…
Catho leva les bras au ciel.
– Mais enfin! s’écria-t-elle, qu’est-ce donc que cette fête où doivent paraître des juges et des prêtres et où vous ne pouvez paraître avec ces robes, qui pourtant vous vont à merveille?
– Ah! Catho, si tu savais! fit timidement Pâquette.
– Un mariage, peut-être? Ou bien un feu de joie? Ou bien un mystère?
– Non pas, Catho: nous sommes invitées à voir questionner.
Catho demeura stupéfaite.
La Roussotte et Pâquette, d’un signe de tête, répétèrent que c’était bien vrai.
– Et cela vous amuse? s’écria la digne cabaretière. Voir souffrir un pauvre diable, l’entendre crier merci… Moi, j’ai vu rouer une fois, et j’en frémis encore lorsque j’y songe.
– Que veux-tu, dit la Roussotte, moi je ne voulais pas. Mais Pâquette veut voir. Et puis elle m’a dit une chose très juste, Pâquette. Si nous n’y allions pas, M. de Montluc, qui est fort généreux, mais aussi fort brutal, nous en voudrait…
– Ah! c’est M. de Montluc qui vous invite à voir torturer?
– Lui-même.
– Le gouverneur du Temple?
– Oui-dà, Catho. Tu vois que le personnage est d’importance.
– Et où devez-vous voir donner la question?
– Au Temple même. Nous serons cachées dans un cabinet proche de la chambre des questions. Car il ne faut pas qu’on nous voie. Mais enfin, si on nous voit, nous devons passer pour des parentes du patient, venues pour l’assister.
– Ah bon!… Mais à votre place, je n’irais pas…
– Catho, ma bonne Catho, tu veux donc nous faire un gros chagrin? fit Pâquette.
– Et nous faire perdre la clientèle de M. de Montluc! ajouta la Roussotte.
– Et nous attirer sa colère! reprirent-elles en chœur.
– Eh bien, soit! s’écria Catho vaincue. Je vous aurai tout ce qu’il faut.
– Pour samedi?
– Pour samedi soir. C’est entendu!
Les deux ribaudes battirent des mains et embrassèrent la digne aubergiste comme des petites filles embrassent leur mère pour avoir une friandise.
– Mais, reprit alors Catho, quel est donc le malheureux qu’on va questionner?
– Ils sont deux, fit Pâquette.
– Deux! fit Catho. Comment de jolies filles comme vous peuvent-elles se complaire à l’horrible spectacle de voir torturer deux malheureux?
La Roussotte et Pâquette regardèrent leur amie avec de grands yeux ébahis: elles ne comprenaient pas.
C’étaient de bonnes et douces bêtes, ce qu’un artiste a appelé des animales.
Et justement, ce qu’elles cherchaient dans la «fête» promise, c’était un frisson d’horreur, sensation neuve pour elles.
– Comment s’appellent-ils, ces deux pauvres diables? reprit Catho.
– Pardaillan, fit tranquillement Pâquette. Le père et le fils.
– Comme ça, ajouta la Roussotte, ce sera encore bien plus terrible et amusant.
Catho ne disait plus rien. Elle avait pâli. Ses mains en tremblant, s’occupaient à déchiqueter une tartelette. Elle faisait un gros effort pour ne pas pleurer, et demeurait tout étourdie… étonnée au fond de la douleur qu’elle éprouvait.
Certes, elle avait pour ces deux hommes une sorte de rude affection.
Dans son temps, elle avait aimé le vieux Pardaillan quinze jours un mois, elle ne se souvenait plus au juste.
Mais, tout de même, elle ne pensait pas qu’elle eût pu ressentir une telle angoisse, une si profonde révolte de son cœur et de sa chair à l’idée que cet homme devait mourir.
Des douleurs? Elle n’en avait jamais eu de bien graves.
Catho avait passé dans la vie en repoussant d’instinct tout sentiment qui fait souffrir. Était-elle bonne? Méchante? Elle ne savait pas. Rarement, elle avait pleuré. Un de ses plus gros chagrins avait été la perte d’une agrafe d’or, présent d’un officier. Sa seule douleur sérieuse avait été de se voir marquée au visage et enlaidie après sa maladie. Et encore s’en consolait-elle en se disant que la petite vérole tuait sans pitié, et qu’elle avait de la chance de vivre encore.
Quant au chevalier de Pardaillan, ce jeune homme ne lui avait jamais inspiré qu’une sorte d’admiration. Elle ne voyait aucun gentilhomme semblable à lui. Sa fierté, sa grâce, sa froideur qui tenait à distance, l’ironie de son sourire, et avec tout cela, cette pitié lointaine, qu’elle avait lue au fond de ses yeux, cet ensemble en faisait un être à part.
Souvent Catho, songeant à lui, avait soupiré en se regardant au miroir. Mais la pensée ne lui fût jamais venue qu’elle pouvait aimer le chevalier. Seulement, elle se plaisait à rêver qu’elle était devenue quelque chose comme son amie, veillant sur lui, le servant, et se dévouant jusqu’à la mort.
Ils devaient mourir!…
On devait les torturer!…
Catho se sentait si triste, si abattue, qu’elle souhaita de mourir sur l’heure, elle aussi.
L’existence, tout à coup, lui parut vide, et il lui sembla que son cœur s’éteignait.
Mais tout cela se passait en dedans. Ses lèvres et ses mains tremblaient un peu, voilà tout.
– On dirait que nous t’avons fait de la peine, reprit la Roussotte. Est-ce que tu connais ces hommes?
– Moi? Non… murmura Catho.
– Alors… c’est entendu? nos robes…
– Oui, fit machinalement Catho, vous les aurez… allons, laissez-moi… et vous dites que la chose est pour dimanche?
– Dimanche matin… mais nous devons aller au Temple samedi soir…
– Ah!… samedi soir…
– Mais oui, voyons! M. de Montluc nous attend à souper samedi soir à huit heures… tu comprends?
– Oui, oui, balbutia Catho… Allez-vous-en maintenant.
Les deux ribaudes embrassèrent leur bonne amie et se retirèrent.
Catho, alors, plaça ses deux coudes sur la table, sa tête dans ses mains, et murmura:
– Dimanche! dimanche matin!…
Et alors, elle se prit à sangloter.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que la torture de la question ordinaire et extraordinaire devait être appliquée aux Pardaillan non pas le dimanche, comme le croyaient Pâquette et la Roussotte, mais bien le samedi matin. On n’a pas oublié sans doute que le gouverneur du Temple, Marc de Montluc, après avoir promis aux deux ribaudes de les faire assister à la hideuse scène, s’était repris à temps. Mais comme il tenait à s’assurer leur visite, il leur avait affirmé que la chose se ferait le dimanche: au moment de tenir sa promesse après la bonne nuit qu’il se promettait, il en serait quitte pour leur dire que la question avait été avancée d’un jour.
Ceci établi, revenons à Catho.
Comme on a pu le voir, c’était une fille énergique. Elle avait assisté sans broncher au siège et à l’incendie de son vieux cabaret du Marteau qui cogne. Elle en avait vu bien d’autres, alors que demi-ribaude, demi-truande, elle avait pris part à plus d’une expédition de la cour des Miracles!
L’explosion de sa douleur fut donc rapide. Et après les premiers sanglots, elle frappa du poing sur la table en disant de ce ton farouche qui indique les résolutions inébranlables:
– C’est bien. Il faut que dans la nuit de samedi à dimanche, j’entre au Temple!
Ce qu’elle ferait, ce qu’elle dirait, ce qu’elle tenterait, elle n’en savait rien. Elle avait cinq jours devant elle pour y songer. Ce qui était ancré dans son cerveau dès ce moment, c’est qu’elle devait entrer au Temple dans la nuit du samedi, avant la torture qui devait avoir lieu le dimanche matin… d’après ce qu’elle venait d’apprendre.
Au moment où elle prit cette résolution, des cris retentirent dans la grande salle.
Catho essuya ses yeux, frotta ses joues avec son tablier pour y ramener quelque couleur et pénétra dans le cabaret en grondant:
– Que se passe-t-il encore, voyons! Vous voulez donc nous amener le guet!
– Un meurtre! On vient de tuer une pauvre vieille femme!
– C’est la Roussotte et Pâquette!
Trois ou quatre ribaudes venaient de jeter cette affirmation: c’étaient des ennemies acharnées des deux filles, jalouses de leurs succès et de leur beauté, et qui n’eussent pas été fâchées de leur attirer quelque mauvaise affaire.
Aussi faisaient-elles grand tapage de ce meurtre qui, en d’autres circonstances, les eût laissées parfaitement indifférentes.
– Cette pauvre vieille! glapissait l’une. C’est abominable!
– J’ai toujours dit que Pâquette avait un mauvais regard! criait une autre.
– Il faut les dénoncer à la prévôté! hurlait une troisième. Voilà assez longtemps qu’elles nous éclaboussent.
La Roussotte et Pâquette pleuraient, sanglotaient, juraient leur innocence.
– Silence, toutes et tous! commanda Catho.
Le silence se rétablit à l’instant. La porte de l’auberge fut soigneusement fermée.
– Où est la vieille femme tuée? demanda Catho.
– Dans la rue, en face, ah! la pauvre vieille!… Cela fait pitié, j’en ferai une maladie…
Celle qui venait de parler ainsi était une grosse fille à tignasse jaune, aux yeux bouffis, qui jetait des regards terribles sur les deux pauvrettes abasourdies, épouvantées par la soudaine accusation qui pesait sur elles.
– Voyons, Jehanne, raconte ce que tu sais, dit Catho.
La grosse fille mit ses poings sur ses hanches, se balança un instant, et commença:
– Donc, nous venions de sortir, il y a cinq minutes, moi et Jacques-le-Manchot, avec la grande Blonde, Fifine-aux-Soldats et Léonarde. À peine dehors, voilà Jacques-le-Manchot qui crie: Tiens! qu’est-ce qu’il y a là? – Faut voir, que dit Fifine. – Allons-y, que je dis. Alors, Jacques-le-Manchot en avant, nous allons toutes voir. Et qu’est-ce que nous voyons? La Roussotte et Pâquette accroupies sur une vieille femme qu’elles achevaient d’étrangler. Pas vrai, dites?
– C’est vrai! s’écrièrent Léonarde, la grande Blonde et Fifine-aux-Soldats.
– C’est pas vrai! dit la Roussotte. La vieille était déjà morte.
– Déjà morte! déjà morte! Même qu’elle remuait encore. Pas vrai, dites?
Pâquette et Roussotte éclatèrent en sanglots et jurèrent qu’elles s’étaient heurtées dans la nuit à ce cadavre et qu’elles avaient voulu voir seulement s’il n’y avait rien de bon à emporter.
– Pas vrai! affirma Jehanne en roulant ses gros yeux. Moi, d’abord, je vais prévenir la prévôté! Viens, Manchot!
Catho saisit la fille par le bras.
– Voilà bien des histoires, dit-elle simplement, pour une vieille qui est venue mourir à ma porte. C’est-il la première fois? Qu’as-tu à dire? Va chercher la prévôté, ma fille, et je me charge de lui dire ce qu’est devenu ce sergent qu’on n’a jamais retrouvé; et toi, Manchot, tu sais que j’en sais long sur ton compte… et vous toutes, hein?
Il y eut un frémissement de terreur parmi la clientèle du cabaret.
– Par la mordieu! reprit Catho, c’est la première fois qu’on parle de m’amener la prévôté. Qu’elle vienne donc, et elle en entendra de belles!…
– Catho! Catho! s’écrièrent quelques truands.
– Mais Catho a raison! C’est la faute à Jehanne!
La grosse fille fit amende honorable et assura qu’elle avait voulu plaisanter en parlant de dénoncer la Roussotte et Pâquette. La paix se rétablit. Deux truands se chargèrent d’emporter le cadavre au loin, afin d’écarter tout soupçon du cabaret des Deux morts qui parlent. Puis, la société se dispersa.
Au moment où Paquette et La Roussotte allaient s’éloigner à leur tour Catho les retint:
– Restez, je veux vous parler, dit-elle.
L’auberge fut fermée; les lumières s’éteignirent.
Catho conduisit ses deux amies jusqu’à une chambre, et là elle leur dit:
– Alors, ce n’est pas vous qui avez tué la vieille?
– Catho! est-il possible que tu nous soupçonnes… Non, ce n’est pas nous…
– Eh bien, moi, dit Catho, je crois que c’est vous! Ne criez pas, ne pleurez pas, c’est inutile. Je crois que c’est vous. Et quand même ce ne serait pas vous, tout vous dénonce. Il y a des témoins pour prouver que vous avez tué la vieille… Vous avez entendu Jehanne? Silence, donc! pas de pleurnicheries, nous allons nous entendre… Écoutez-moi.
Paquette joignit les mains. La Roussotte baissa la tête. Elles tremblaient de terreur.
– Écoutez-moi, reprit Catho, si vous m’obéissez, je ne dis rien. Si vous ne m’obéissez pas, je vous dénonce. Choisissez.
– Commande! dirent-elles en claquant les dents.
– Voilà. Je vous demande cinq jours d’obéissance, pas une heure de plus; c’est facile.
– Que faut-il faire?
– Je vous le dirai au moment voulu. Mais pour le moment, vous allez coucher ici. De cinq jours vous ne sortirez pas de chez moi. N’ayez pas peur, vous savez qu’on y dort bien et qu’on y mange mieux. Bref, pour cinq jours, vous êtes mes prisonnières… Que voulez-vous, une lubie que j’ai…
– On t’obéira, Catho. On sera sages et on ne se montrera pas.
– C’est tout ce qu’il faut. Mais songez-y! Si l’une de vous me quitte d’ici samedi soir, je cours chez le Grand prévôt.
– Et samedi soir, qu’arrivera-t-il?…
– Eh bien, samedi soir, je vous rends la liberté; je vous habille comme des filles de bourgeoises, et tout simplement, vous vous rendez au Temple.