Dix heures du soir venaient de sonner. Au Louvre, la première journée des fêtes données en l’honneur du grand acte qu’avait été le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France, cette première journée s’achevait dans une joie sans mélange.
Par suite d’on ne sait quel caprice, peut-être parce qu’un mot d’ordre avait couru, ou peut-être simplement parce que le temps se mettait à l’orage, les Parisiens étaient rentrés chez eux: personne dans les rues noires; plus de vociférations menaçantes autour du Louvre; et dans les salles ruisselantes de lumière, les seigneurs catholiques faisaient la meilleure mine du monde aux gentilshommes huguenots.
Au dehors, tout était silence et ténèbres.
Le ciel si pur, si radieux dans la matinée, s’était couvert dans l’après-midi; de violentes averses de pluie étaient tombées sur Paris, puis, dans la soirée, la pluie avait cessé; mais alors le vent s’était levé par orageuses rafales et, de temps à autre, l’horizon noir s’illuminait de la livide lueur d’un éclair.
À dix heures du soir, l’église Saint-Germain-l’Auxerrois était plongée dans une profonde obscurité.
Cependant, l’une des chapelles latérales s’éclairait faiblement, grâce à quatre flambeaux qui brûlaient sur l’autel.
Dans ce coin de l’église, un étrange spectacle eût frappé le visiteur qui fût entré à ce moment-là, si toutefois quelqu’un eût pu entrer: chose difficile, car les portes étaient fermées, et à chacune de ces portes, au dehors, dissimulés dans l’ombre, trois ou quatre hommes montaient la garde.
Ces hommes avaient l’ordre de ne pas se montrer.
Si quelqu’un venait et frappait d’une certaine façon convenue, ils devaient ne pas s’en inquiéter: on ouvrirait à ce quelqu’un, du dedans. Ces nocturnes veilleurs avaient mission de se saisir de toute autre personne qui se serait approchée d’une porte sans faire le signal convenu.
Au dedans, près de chaque porte, deux femmes attendaient ces personnes inconnues qui devaient venir.
Dans la chapelle latérale que nous venons de signaler, se trouvait rassemblées une cinquantaine de femmes.
Elles étaient assises autour de l’autel, en demi-cercle, sur cinq ou six rangs, et causaient entre elles à voix basse; il en résultait un murmure confus qui n’était pas un murmure de prières.
Parfois, un éclat de rire étouffé jaillissait de ce murmure.
Parfois aussi, un éclat de voix dominait soudain les conversations.
Ces femmes étaient toutes d’une extrême jeunesse; la plus vieille n’avait pas vingt ans.
Elles étaient richement vêtues; toutes étaient belles.
Tous les genres de beauté fleurissaient là, dans ce coin obscur, sous l’ombre épaisse qui tombait des voûtes.
Mais pas une de ces jeunes filles ne portait sur son visage cette timidité gracieuse et naturelle qu’ont les visages de vierges.
Elles avaient des yeux hardis, hautains, et même durs.
Leurs traits, malgré le charme puissant de la jeunesse, offraient à l’œil, on ne savait quoi de déjà flétri.
Telles qu’elles étaient, cependant, plus d’une de ces femmes étaient souverainement belle, de cette beauté qui inspire de tragiques amours.
Elles causaient entre elles, comme si elles se fussent trouvées à quelque spectacle, et pourtant le respect du lieu où elles se trouvaient mettait parfois de brusques silences dans leurs causeries.
Toutes ces jeunes filles portaient à leurs corsages une dague.
Toutes ces dagues, sorties évidemment de chez le même armurier, étaient cachées dans d’uniformes fourreaux de velours noir. C’étaient des armes solides; non pas des bijoux de femmes, mais de bons poignards.
Uniformément aussi, la poignée de ces dagues formait une croix.
Et chacune de ces poignées, c’est-à-dire chacune de ces croix, portait pour unique ornement un beau rubis.
Dans l’ombre, ces cinquante rubis incrustés à la croix de ces poignards attachés aux corsages de ces femmes, jetaient de rouges lueurs.
Oui, c’était là un fantastique spectacle…
Dix heures sonnèrent…
Le murmure des voix féminines s’arrêta soudain.
Il y eut dans la vaste église un silence appesanti…
Tout à coup, une sorte de glissement furtif se fit entendre… les jeunes filles tournèrent la tête vers le maître-autel…
L’étrange assemblée féminine fut parcourue par un murmure étouffé:
– La reine! Voici la, reine!
Toutes, alors, se levèrent et demeurèrent silencieuses, courbées, frissonnantes.
Catherine s’avança lentement, arrivant du fond de l’église, probablement de la sacristie.
Elle était entièrement vêtue de noir. Le long voile des veuves enveloppait et cachait son visage. Sur sa tête, une couronne royale en or vieilli jetait de vagues reflets.
Elle traversa les rangs et s’agenouilla au pied de l’autel.
Toutes s’agenouillèrent.
Puis le fantôme se releva et monta les trois marches de l’autel.
Alors Catherine, rejetant sur ses épaules le voile qui couvrait son visage, se tourna vers les jeunes femmes qui, debout maintenant, muettes, violemment impressionnées, la regardaient avec une sorte de crainte superstitieuse.
La reine leur apparaissait grandie.
Dans l’obscurité, son visage semblait plus livide.
Seuls, ses grands yeux vivaient dans ce visage, et brillaient d’un éclat funeste.
La reine jeta un long regard sur ces filles.
Elle avait des gestes lents, mystérieux, des gestes de prêtre accomplissant quelque funèbre office.
Catherine de Médicis fut satisfaite de ce qu’elle vit.
Ces cinquante visages de jeunes femmes tournés vers elle étaient comme pétrifiés par l’angoisse de cette mise en scène. Et elle-même, à la sourde émotion qui la faisait palpiter, elle si forte, elle comprit tout l’effet qu’elle avait dû produire.
Oui, la reine était émue!
Prodigieuse comédienne, poétesse tragique, visionnaire des drames sanglants où son ardente imagination évoluait à l’aise, elle se laissait prendre à sa propre comédie, elle admirait l’horreur de cette scène qu’avait créée son cerveau surexcité et qui se réalisait en un tableau saisissant.
Un souvenir traversa son esprit.
Elle se revit à la bataille de Jarnac, trois ans auparavant, dansant au son des violes sur le champ de bataille avec ces mêmes filles qui étaient devant elle; elle entendit les éclats de rire de ces femmes lorsqu’il leur arrivait de marcher sur un blessé, ou de laisser traîner le bas de leurs robes dans une flaque de sang; et dans sa tête le son des violes se mêlait au son du canon: pendant qu’elle dansait, on bombardait les huguenots en déroute; puis, toute la joyeuse bande s’était heurtée soudain à un entassement de cadavres, au pied d’un mamelon; il y avait là trois cents huguenots qui s’étaient fait hacher sur place… et c’était toute la famille du vieux sire de la Vergne: l’ancêtre âgé de quatre-vingts ans, ses fils, ses petits-fils, ses frères, ses cousins… tous étaient là, le plus âgé de seize ans! tous couchés en tas les uns sur les autres, immobiles, déjà raidis… Et autour de ce tas de morts, l’escadron volant de la reine avait organisé une sarabande délirante…
Du sang et des danses!
Des cadavres et des jeunes filles qui rient!
De la mort et de l’amour!
L’esprit de Catherine était fait de ces antithèses exorbitantes, de ces formidables contrastes.
Elle en jouissait pleinement, et une émotion morbide la faisait palpiter à ce souvenir qui en éveillait d’autres…
Sous ces yeux, maintenant, dans l’église noire, emplie de silence, l’escadron volant était là, non pas au complet: sur les cent cinquante filles de noblesse qu’elle surexcitait, transformant les unes en ribaudes, les autres en espionnes, elle n’avait fait venir que celles dont elle était très sûre: tempéraments fougueux, femmes qui n’avaient de la femme que la beauté du corps, reîtres féminins capables de jouer du poignard.
Celles-ci lui étaient soumises, lui appartenaient corps et âme.
Elle était pour elles un dieu.
Leur admiration pour la souveraine maîtresse tenait de l’adoration.
Ribaudes, guerrières, espionnes, hystérisées par les passions, par les plaisirs orgiaques, surmenées de jouissances et de superstition, dans un couvent, elles eussent été des possédées. Elles l’étaient en effet: l’âme de Catherine les brûlait…
Après cette même bataille de Jarnac, le soir, dans les odeurs de sang, dans la terrible mélancolie du champ de carnage, parmi les plaintes des blessés, elles s’étaient répandues dans le camp, masquées, s’offrant, se donnant aux chefs qui avaient le plus tué…
Le meurtre leur était une joie comme l’amour.
Et elles étaient jeunes, belles, oui, belles à inspirer autour d’elles d’effroyables passions…
Souvent elles jouaient aux dés à qui coucherait avec tel ennemi de la reine qu’on trouvait ensuite poignardé dans son lit.
Tel était l’escadron volant de la reine.
Et après une débauche, orgie de volupté, orgie de sang, crime, meurtre, baisers sauvages, l’absolution du confesseur de la reine suffisait à mettre leur conscience en repos.
Car elles croyaient ardemment, et c’étaient des catholiques d’une piété profonde. Pas une d’entre elles qui ne se crût damnée si elle eût manqué volontairement à la messe.
– Mes filles, dit Catherine, l’heure approche où vous allez délivrer le royaume. Vous allez chasser Satan. Vous allez entrer dans la gloire de la suprême victoire… J’ai voulu la paix avec les hérétiques: Dieu m’en punit. Je suis frappée dans ce que j’ai de plus cher au monde, c’est-à-dire en vous qui êtes mes véritables filles selon mon cœur.
Les auditrices s’entre-regardèrent avec ce vague sentiment de terreur que l’accent, plus encore que les paroles de la reine, semblait distiller. Elle continua:
– Parce que vous êtes toute ma joie, toute ma consolation, toute ma force, parce que vous m’aidez dans la terrible lutte que j’ai entreprise, parce que vous êtes les plus implacables ennemies que Dieu ait suscitées aux hérétiques, parce que vous êtes enfin les guerrières de Dieu, on a résolu votre perte. Dans une même nuit, vous devez être égorgées. Si ce malheur arrivait, si l’horrible hécatombe s’accomplissait, ce serait ma mort. Ce serait la perte du royaume, ce serait le triomphe de Satan… Or, mes filles, tout est prêt. Cinquante gentilshommes, cinquante monstres, cinquante bourreaux, cinquante huguenots, enfin, vont dans la nuit de samedi à dimanche, assassiner les cinquante fidèles de la reine dont chacune aura été attirée dans un guet-apens.
Les cinquante filles, d’un même geste, dégainèrent leurs dagues.
Elles jetèrent autour d’elles des regards de louves et leurs narines dilatées semblèrent aspirer la bataille.
Elles frémissaient de rage autant que d’épouvante.
Des jurons masculins éclatèrent sur toutes ces bouches de femmes. Les Corbacque, les Mort du Diable, les Sang du Christ, les Tête et Ventre se croisèrent furieusement.
Un geste de la reine calma cet orage.
Ardentes, le cou tendu, les pupilles dilatées, elles écoutèrent.
– Je suis bien punie d’avoir voulu la paix! Punie d’autant plus que la trahison vient de ceux à qui j’avais donné toute ma confiance. Parmi les huguenots, il en était un qui m’avait inspiré une sorte d’affection. Parmi vous, il en était une que j’aimais plus que toutes. C’est celle-là qui me trahit! Qui vous trahit! C’est celui-là qui a agencé, combiné, fomenté le massacre qui doit me laisser seule, sans appui, sans amis, puisque vous serez toutes égorgées!
La reine parlait sans colère.
Une immense douleur éclatait dans sa voix.
Cette fois, les filles demeurèrent silencieuses, stupéfiées d’horreur.
Qui d’entre elles avait trahi?…
– Celle dont j’ai surpris les sinistres projets, continua la reine, vous a désignées. Ah! elle ne s’est pas trompée! Elle a choisi parmi mes cent cinquante amies les plus résolues, les plus fidèles, les plus guerrières, vous toutes ici présentes. L’abominable traîtresse s’appelle Alice de Lux.
– La Belle Béarnaise! hurlèrent plusieurs voix.
Et la tempête se déchaîna: tempête de vociférations, de menaces sur ces bouches convulsées, bras levés, mains frénétiques, agitant les poignards, tempête que Catherine, livide dans ses voiles noirs, immobile et raide, dominait comme le génie du mal.
Puis les hurlements s’apaisèrent; les derniers échos, là-haut, dans l’obscurité des voûtes, s’éteignirent.
– L’homme qui, sur les indications de la Béarnaise, a combiné le massacre, c’est ce huguenot hypocrite qui avait su m’inspirer une véritable amitié: le comte de Marillac!… Patience, mes filles, patience et silence! Ne soyez pas effrayées en vain. Car vous savez que votre reine veille sur vous. Voici ce que j’ai résolu. À partir de cette nuit, dès que vous sortirez d’ici, vous vous rendrez tous en mon nouvel hôtel et vous y logerez jusqu’à dimanche. Pas une de vous, d’ici là, ne se hasardera à sortir, car elle serait impitoyablement frappée. Dimanche, tout danger sera écarté. Vous verrez comment. Vous verrez à quels actes peut se porter une reine telle que moi quand il s’agit de sauver une religion menacée, de sauver surtout des amies précieuses et fidèles… Vous serez donc sauvées. Mais ce n’est pas tout, mes filles!
Elle prit un temps et ajouta soudain:
– Dans une heure, Alice de Lux et Marillac seront ici.
Un silence effrayant accueillit cette déclaration et Catherine sourit.
Seul un long soupir de haine qui s’exhala de ces seins de jeunes femmes fut l’indication de ce qu’elles éprouvaient: la rage chauffée à blanc, l’esprit de vengeance porté jusqu’à l’exaspération, la folie du meurtre…
– Je vous les livre, poursuivit Catherine. Mais écoutez-moi d’abord. Un saint homme doit venir ici. Il est au courant de la trahison. Il s’est chargé de punir les deux traîtres. Frappés par lui, ils seront frappés par la main de Dieu, et cela vaudra mieux ainsi… Je le veux! Dieu le veut!
Le frémissement qui s’élevait, les protestations qui éclataient s’éteignirent aussitôt.
– Le révérend Panigarola, instrument du Seigneur, va vous venger. Vous, pendant l’exécution, massées contre la grande porte, invisibles, vous ne vous montrerez pas. Je le veux. Mais…
Haletantes, elles se suspendirent à ses lèvres.
– Mais si Panigarola hésitait… si sa main tremblait… si la Belle Béarnaise et Marillac se défendaient trop bien… alors, mes filles, à mon signal, vous accourriez… et vous feriez le reste. Ce signal…
Catherine dégaina sa dague et la leva comme une croix.
– Ce signal, le voici! dit-elle d’une voix qui tomba pesamment dans le silence plein de frissons. Et je crierai: Dieu le veut!
Elle prononça ce mot d’un accent si rude, si sauvage, que les cinquante filles en eurent un recul d’épouvante.
Mais aussitôt, entraînées dans une formidable rafale de haine, soulevées par la vengeance, elles tendaient leurs bras, leurs poignards en croix et un seul hurlement gronda, funèbre et sourd:
– Dieu le veut!…
Catherine, les bras au ciel, transfigurée, violente, terrible à voir et à entendre, cria dans le tumulte:
– Seigneur! vois ces armes qui se dressent pour ton service! Seigneur, pardonne-moi, dans cette solennelle minute, de me substituer à tes représentants!… Mes filles, vos poignards sont des croix… Je les bénis!…
Un grand souffle de superstition courba toutes les têtes… L’obscurité se fit soudain complète… Les cierges de l’autel s’éteignirent… Quand les filles de la reine se redressèrent, elles virent Catherine qui, ayant éteint les flambeaux, descendaient les marches de l’autel.
La reine s’enfonça dans les ténèbres de l’église et disparut là-bas, vers le maître-autel au-dessus duquel une veilleuse suspendue aux voûtes par une longue chaînette brûlait seule, pareille à une étoile qui eût tristement éclairé un sépulcre.
Vers cette étoile pâle, cette ombre qu’était la silhouette noire de Catherine se dirigea à pas lents et silencieux.
Frémissantes, agitées de sentiments où la rage, la vengeance, l’épouvante et l’horreur superstitieuse se heurtaient, les cinquante se glissèrent à la place qui leur avait été désignée.
Et le poignard à la main, elles attendirent.