Quelle heure était-il? Ils ne savaient pas. Où étaient-ils? Ils ne savaient pas. Ils étaient quelque part, accrochés à la borne cavalière qui se dressait sous un auvent où les avait entraînés un violent reflux de peuple.
À dix pas, sur leur droite, on saccageait un hôtel.
Devant l’hôtel, on dressait un bûcher: les meubles, les sièges de l’hôtel s’entassaient.
Alors, quelqu’un mit le feu au bûcher.
Un homme parut, tenant dans ses bras un cadavre.
– Vive Pezou! hurla la foule autour du bûcher.
Le cadavre, c’était celui du duc de La Rochefoucauld. L ’homme, c’était Pezou. Le chevalier de Pardaillan le distingua nettement dans les tourbillons de fumée. Pezou avait les bras nus. Ses bras étaient rouges. Pezou avait une figure effroyable; ses yeux hors de la tête, ses lèvres retroussées, il reniflait bruyamment, il aspirait le carnage; il ne proférait aucun cri, mais de ses lèvres convulsivement ouvertes, s’échappait un grondement continu; il avait la marche et l’attitude du tigre; autour de lui, sa bande avait les mêmes faces crispées; les mêmes yeux flamboyants, les mêmes bouches aux lèvres retroussées… des tigres! Il n’y avait là que des tigres…
– Ça fait le quarantième! hurla l’un d’eux. Bravo Pezou!
Pezou sourit, marcha sur le bûcher, le cadavre dans les bras.
Le cadavre du malheureux La Rochefoucauld avait la gorge ouverte par une large plaie d’où le sang continuait à couler.
Pezou et sa bande entourèrent le bûcher qui déjà flambait.
Pezou monta sur une table.
Alors, il leva le corps, comme pour le jeter au sommet de l’entassement.
Soudain, il le ramena à lui, violemment. Sa face prit l’expression du fauve. Sa bouche, dans un geste de délire, se colla un instant à la plaie rouge… puis il jeta le cadavre dans le feu, sa bouche apparut sanglante et il sauta de la table en grognant:
– J’avais soif!…
Un hurlement prolongé de la foule salua la bande de tigres qui s’élançait, disparaissait au coin de la rue, cherchant, quêtant, reniflant; Pezou grognait:
– Au quarante et unième à présent! M’en faut cent d’ici ce soir à moi tout seul…
– Fuyons! fuyons! dit le vieux Pardaillan, livide d’horreur.
Il avait enlacé son fils de tout son effort pour l’empêcher de se ruer sur Pezou.
– Oh! gronda le chevalier, avoir des bras de titan! Pouvoir saisir et broyer d’un coup ces bandes de carnassiers!…
– Ne restons pas là! Fuyons!…
Ils s’orientèrent et, pareils aux grands albatros, ils reprirent leur chemin, piquant droit sur l’hôtel Montmorency.
Et comme ils avaient gagné du terrain, comme ils se rapprochaient de la Seine, ils furent saisis dans un autre tourbillon, se trouvèrent soudain au milieu d’une foule, et, accrochés l’un à l’autre, ballottés, entraînés, refluèrent jusqu’à l’entrée de la rue Saint-Denis, et, regardant autour d’eux, se virent dans la cour d’une belle maison; les fenêtres volaient en éclats; les meubles tombaient; à l’intérieur, on entendait des cris d’agonie, la foule battait des mains et vociférait…
– Bravo, Crucé! bravo, Crucé! Taïaut! Pille La Force!…
C’était, en effet, la maison du vieux huguenot La Force.
Là, ce fut vite fait. Au bout de trois minutes, on n’entendit plus de cris d’agonie; tout avait été massacré, serviteurs, servantes, maîtres…
La foule partit, entraînée par les lieutenants de Crucé, allant plus loin chercher de nouvelles victimes… la cour se trouva libre…
– Fuyons! répéta le vieux Pardaillan.
– Entrons! dit le chevalier. Je veux voir ce qu’est devenu l’homme.
L’homme, c’était Crucé.
Le vieux routier fit un signe approbatif, et s’engouffrant dans un large escalier, ils parvinrent dans une grande salle ravagée en partie. Du premier coup d’œil, le chevalier vit qu’on avait jeté par la fenêtre les meubles sans prix, mais que les armoires avaient été respectées.
Au milieu de ce salon, il y avait cinq cadavres en tas, les uns sur les autres.
Deux hommes s’occupaient avec une farouche tranquillité à fracturer une armoire. C’était Crucé et l’un de ses fidèles.
– Dépêchons! disait Crucé, l’argent est là! Ah! voilà!…
Ils défoncèrent les tiroirs et commencèrent à emplir leurs poches…
Puis ils coururent aux cadavres, le vieux La Force ayant encore au cou un collier de grand prix…
Ils se penchèrent… Crucé saisit le collier, son compagnon arrachait les oreilles d’une femme pour avoir les diamants des boucles.
– En route, maintenant, dit Crucé.
Il avait des yeux inquiets de maraudeur, la figure tendue, les yeux aiguisés vers le butin, le vol, la rapine, cette attitude spéciale des chacals parcourant les champs de massacre.
Comme ils allaient se relever, ils tombèrent tous deux en même temps, la face sur les cadavres.
Le chevalier avait assommé Crucé d’un coup de poing à la tempe; le vieux Pardaillan avait fracassé le crâne de l’autre d’un coup de crosse de pistolet.
Les deux bandits ne poussèrent pas un cri. Ils se débattirent un instant dans les spasmes de l’agonie, puis se tinrent tranquilles à jamais…
Seulement, au moment où Crucé était tombé, de son pourpoint, de ses poches gonflées s’échappèrent des bijoux, des bagues, des pièces d’or et tout cela roula dans le sang.
Le chevalier, alors, examina les cadavres des cinq victimes et essaya de les ranger décemment, voulant surtout les séparer des cadavres des deux bandits.
– Grâce! râla une voix enfantine. Ne me tuez pas!… Pitié!
Un enfant de douze ans surgissait d’entre les cadavres, à genoux, les mains jointes: c’était le plus jeune fils de La Force qui était dans les bras de son père au moment où on le tuait. Inondé du sang de son père, il était tombé avec le cadavre, et on l’avait cru mort…
Les deux Pardaillan demeurèrent stupéfaits d’horreur, angoissés de pitié devant cet incident tragique. Le chevalier voulut prendre la main de l’enfant, le rassurer. Mais l’enfant, avec un long hurlement d’épouvante, bondit, s’échappa, s’enfuit, disparut…
Ils redescendirent alors, et, dans la rue, reprirent leur course, rasant les maisons, tâchant d’éviter les feux de joie et les bandes de carnassiers.
Où étaient-ils? Ils ne savaient pas.
Quelle heure? Ils ne savaient pas.
Seulement, le soleil était haut dans le ciel, brillant d’un éclat paisible au-dessus des tourbillons de fumée.
Et toujours, les cloches mugissaient. Le gros bourdon de Notre-Dame lui-même s’était mis de la partie. Saint-Étienne, Saint-Eustache, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-la-Boucherie, Saint-Jean-en-Grève, Notre-Dame-de-la-Paix, Saint-Roch, Saint-Vincent, Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Saint-Paul, Saint-Médard, Saint-Séverin, Saint-Marcel, Saint-Honoré, Saint-Merry, tous les tocsins, toutes les églises, tous les saints, de leurs gueules de bronze hurlaient, criaient, vociféraient:
– Tuez! Tuez! Tuez!…
À un tournant de la rue, les Pardaillan s’arrêtèrent pétrifiés.
Ils eussent voulu fuir l’atroce apparition.
Ils ne pouvaient pas.
Tout ce qu’ils purent faire, fut de se retirer à l’entrée d’une étroite allée qui s’enfonçait dans une maison. Ils ne savaient pas où ils étaient.
Devant eux, à vingt pas, une bande venait d’apparaître. Elle se composait d’une cinquantaine de carnassiers marchant en rangs serrés; derrière eux venait une foule énorme, armée de gourdins, de vieilles épées, de piques rouges. Et ces gens se démenaient comme si une crise d’épilepsie les eût poussés au même délire.
Les cinquante qui marchaient en tête étaient solidement armés de poignards. Toutes ces lames étaient rouges de sang.
Tous portaient la croix blanche.
Une quinzaine d’entre eux étaient à cheval.
Or, devant toute la bande marchaient trois hommes. Et ceux-là avaient des physionomies de loups; leurs yeux luisaient comme des braises ardentes; leurs voix éteintes à force de hurler ne laissaient plus échapper qu’une sorte d’aboi rauque et informe, l’aboi du loup au fond des forêts…
Ces trois hommes portaient des piques.
Au bout de chacune de ces piques, il y avait une tête!…
– Vive Kervier! vive Kervier! vociférait la foule frénétique.
Kervier! le libraire Kervier! Cervier! Loup-cervier! Il brandissait sa pique au haut de laquelle la tête blafarde se balançait…
Cette tête, les deux Pardaillan la reconnurent ensemble et un même frémissement d’horreur les secoua.
– Ramus!
Le chevalier avait murmuré le nom en fermant un instant les yeux…
C’était bien la tête du pauvre et inoffensif savant…
Kervier l’avait trucidé de sa main et maintenant il promenait le sanglant trophée au milieu de deux autres têtes de victimes, probablement des amis de Ramus qu’on avait trouvés chez lui.
La bande des loups hurlant arriva à la hauteur de cette allée étroite à l’entrée de laquelle les deux Pardaillan s’étaient postés pour laisser passer la horde.
Les yeux du chevalier demeuraient fixés sur la tête qui, au bout de la pique, donnait l’effrayante illusion d’une tête sans corps qui eût marche dans l’espace.
Puis ces yeux s’abaissèrent sur celui qui portait la pique, sur Kervier. Le chevalier trembla. Cette impression d’horreur et de pitié qui l’avait paralysé fit place à une furieuse colère qui blanchit ses lèvres. Il voulut vociférer une insulte, une imprécation, mais sa voix ne donna qu’un son rauque; son poing fermé se tendit vers le libraire… il chercha… quoi?… que faire?…
Kervier vit cette figure convulsée qui le regardait; il y lut le mépris foudroyant qui y éclatait. Il eut un grondement et fit un geste pour désigner les deux Pardaillan; dans la même seconde, il tomba, roula sur la chaussée qu’il talonna. Il cria:
– Malédiction!
Et il expira: une balle de pistolet venait de le frapper en plein front, et ce coup de pistolet, c’était le chevalier qui l’avait tiré. Rudement, un grand gaillard à croix blanche venait de le heurter; cet homme agitait un pistolet chargé; d’un coup de poing, Pardaillan l’avait arrêté net, lui avait arraché son pistolet et avait fait feu!
– Ça soulage, dit-il simplement en voyant tomber Kervier.
Au même instant, il y eut contre les deux Pardaillan une ruée féroce, une sauvage clameur de mort, des coups d’arquebuse retentirent, cinq cents loups furieux aboyèrent lugubrement devant l’allée où les deux hérétiques s’enfonçaient, tous voulurent pénétrer à la fois, mais plus prompt, plus furieux que tous, un cavalier, un géant vêtu de rouge et qui appartenait sans doute à la maison de Damville, car il en portait les armes sur son pourpoint, ce géant poussa son cheval en avant, et pointa sa rapière…
– Sauvés! hurla d’une voix étrange le vieux routier.
Et tandis que le chevalier se demandait comment, le vieux Pardaillan, d’un bond terrible, se jeta à la bride du cheval dont la tête et le cou se présentaient à l’entrée de l’allée; ce cheval, il l’attira, le happa, l’entraîna, le fit entrer tout entier dans l’allée!…
Et l’allée se trouva ainsi bouchée!…
Le routier éclata d’un rire homérique.
Derrière la croupe du cheval tourbillonnaient les loups, retentissaient les hurlements de rage; le cheval ruait; le colosse rouge, un instant hébété par cette manœuvre, essayait par violentes saccades de ramener la bête en arrière, et tout à coup, pris d’une terreur folle, il se laissa glisser en arrière de la croupe pour fuir et une ruade l’envoya rouler sur les assaillants au moment où il touchait le sol…
Déjà le chevalier, avec son ceinturon, avait entravé les jambes de devant du cheval, magnifique rouan… le vieux routier s’apprêtait à frapper la bête au poitrail, de son poignard, afin que l’obstacle demeurât plus longtemps… le chevalier l’arrêta soudain et dit:
– Galaor!…
Le vieux considéra la bête, et la reconnaissant, répéta:
– Galaor!… C’est bien lui!…
Et leur rire, à tous deux, remplit l’allée d’un bruit de tonnerre.
Galaor, ses jambes entravées, n’en ruait qu’avec plus de fureur; chacun de ses flancs touchait l’une et l’autre paroi, l’allée était bouchée par une barricade vivante qui se trouvait être en même temps une catapulte.
Alors, tandis que d’apocalyptiques menaces, des grondements de jurons et des cris stridents tourbillonnaient dans la rue, les deux Pardaillan s’enfoncèrent vers le fond de l’allée, certains qu’elle ne serait pas dégagé avant dix bonnes minutes; mais avant de partir, le chevalier avait embrassé le naseau fumant du cheval, en disant:
– Merci, mon bon ami…
– Ah çà! s’écria le vieux, mais nous sommes dans une souricière… pas d’issue! Mais du diable si je ne connais pas ce boyau… il me semble que j’ai dû passer par là…
Une porte, au fond de l’allée, s’ouvrit soudain, et une femme parut…
– Huguette!
Ce cri échappa aux deux hommes.
C’était Huguette, en effet: ils se trouvaient dans l’allée de l’auberge de la Devinière. Comment ne l’avaient-ils pas reconnue? Mais qu’eussent-ils pu reconnaître dans cette course insensée où, pris par les larges tourbillons du cyclone dévastateur, ils allaient, poussés en avant, ramenés en arrière, ballottés comme des épaves!…
Le hasard les avait poussés dans la rue Saint-Denis au moment où ils essayaient de se diriger sur la Seine.
Le hasard les avait arrêtés devant cette allée qui leur offrait un refuge au moment où la rue avait été envahie par la bande hurlante des loups de Kervier…
Ils entrèrent dans le cabaret noir, puis dans cette pièce où le chevalier avait assisté à la réunion des conjurés guisards et au sacrifice d’un bouc par les poètes de la Pléiade.
Huguette, toute tremblante, les conduisit alors dans la salle voisine; trois hommes s’y trouvaient: Landry Grégoire, pâle comme un mort, et, chose étrange en pareil moment, deux poètes qui buvaient et écrivaient: c’étaient Dorat et Pontus de Thyard.
– Par là, dit Huguette aux deux Pardaillan, en leur montrant un escalier. En haut, vous pourrez communiquer avec la maison voisine, redescendre et sortir par derrière… fuyez, fuyez vite!…
– Par le ciel! disait Dorat, je veux écrire en l’honneur de la destruction des hérétiques une ode qui portera mon nom à la postérité! J’appellerai mon poème: Les Matines de Paris!
– Trempe ta plume dans le sang, en ce cas, dit Pontus.
– Malheur! malheur! gémit Landry Grégoire en faisant le geste de s’arracher les cheveux, opération impossible puisqu’il était entièrement chauve. Malheur! mon auberge va être saccagée, si on sait qu’ils ont fui par là!
– On le saura sûrement, dit Huguette avec fermeté. Maître Landry, courez chercher ce que nous avons de plus précieux et fuyons, nous aussi!…
L’aubergiste s’élança en poussant de terribles gémissements.
– Maître Landry, lui cria le vieux Pardaillan, vous mettrez l’auberge, la casse et l’incendie sur ma note!…
– Je jure que tout sera payé, ajouta le chevalier.
– Fuyez! fuyez!… répéta Huguette.
Le vieux Pardaillan l’embrassa sur les deux joues.
Le chevalier la prit dans ses bras, toute pâlissante, la baisa doucement sur les yeux, et murmura:
– Huguette, jamais je ne t’oublierai…
Pour la première fois, il tutoyait Huguette, et le cœur de celle-ci en fut bouleversé…
Ils s’élancèrent et disparurent dans l’escalier.
Au même instant reparut l’aubergiste, portant sur le bras un sac où il avait entassé son or et les bijoux de sa femme.
– Fuyons! dit Huguette. Les forcenés ont envahi l’allée… ils défoncent la porte…
– Fuyons! répéta Landry qui flageolait sur ses jambes.
– Madame Landry! tonna le poète Dorat, vous êtes une mauvaise catholique et je vais vous dénoncer! Pas un pas, s’il vous plaît!
Pontus de Thyard dégaina sa rapière et dit tranquillement:
– Partez, Huguette, partez, maître Landry!… Et si cette vipère s’avise de siffler, je la pourfends sur l’heure!…
Dorat s’effondra [27].
Quelques instants plus tard, la horde des loups pénétrait par la porte de l’allée défoncée, et ne trouvant plus personne, mettait l’auberge à sac et à feu…