Vers deux heures du matin, cette nuit-là, Ruggieri sortit du nouvel hôtel de la reine, et, d’un pas tranquille, prit le chemin de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois où il ne tarda pas à arriver. Il se dirigea vers la petite porte par laquelle Marillac et Alice de Lux étaient entrés dans la nuit du lundi précédent.
Devant cette porte, il trouva un homme qui l’attendait. C’était le sonneur de cloches. Cet homme remit à l’astrologue la clef du clocher, et dit:
– Comme ça, vous ne voulez pas que je vous aide?
Ruggieri secoua la tête.
– C’est que la Guisarde est lourde à manœuvrer. Moi-même, j’ai du mal à la mettre en mouvement…
– La Guisarde? fit Ruggieri.
– Oui, dit le sonneur en éclatant de rire; c’est le nom que j’ai donné à la grosse cloche.
– C’est bien… retirez-vous… et silence!
L’homme fit un geste d’insouciance et s’en alla. Ruggieri entra dans l’église, ferma la porte et bientôt il commençait l’ascension du clocher. Il parvint ainsi à une sorte de chambre ouverte à tous les vents et dont le plafond était percé de trous par où descendaient des cordes. Ces cordes servaient à mettre en mouvement les cloches situées au-dessus du plafond, et cette chambre était la niche du sonneur.
L’une de ces cordes était un vrai câble: c’était la corde du gros bourdon qu’on sonnait rarement.
Généralement, le sonneur, qui pourtant était vigoureux, était obligé de se faire aider pour le mettre en branle.
Ruggieri saisit ce câble et le secoua en levant la tête.
Une douzaine de hiboux effarés se mirent à voleter de place en place.
– Qui êtes-vous? s’écria l’astrologue qui se mit à parcourir à grand pas le plancher à demi pourri. Êtes-vous les âmes de Chilpéric et d’Ultrogothe dont j’ai vu les statues aux portails de cette église? Est-ce toi, roi franc, toi qui bâtis ce temple, voici près de mille ans? Est-ce toi, Robert, toi qui réédifias l’église détruite?… Pourquoi accourez-vous du fond des régions de ténèbres? Venez-vous m’aider?… Oui… il faut que, cette nuit, les airs soient remplis d’esprits! Il faut qu’une armée innombrable de corps astraux rende impossible la fuite du corps astral de mon fils!…
Il se pencha sur l’appui de pierre et jeta un coup d’œil sur les toits des vieilles masures qui avaient poussé autour de l’église. En face de lui se dressait la lourde masse du Louvre, muet et sombre. Tout était silencieux. Tout était ténèbre.
Cependant, l’astrologue semblait voir et entendre des choses mystérieuses.
Une sueur abondante et glaciale ruisselait sur son visage. Sa bouche se crispait sous l’effort d’un étrange rictus. Ses yeux démesurément ouverts dardaient des flammes.
– Voici l’heure! murmura-t-il d’une voix grelottante. Voici l’heure où je vais sonner le grand rappel des esprits épars… le glas du comte de Marillac!…
Il se redressa lentement en éclatant de rire, et marcha vers la grosse corde, la corde du tocsin…
– Le glas de mon fils!… Non, de par Dieu, de par la Vierge, de par les saints!… Au nom du Père, au nom du Fils, au nom du Saint-Esprit, sonne, bronze énorme comme la mort, sonne la vie, sonne des milliers de trépas, sonne la réincarnation du fils de la reine!…
En hurlant ces paroles insensées, il se jeta sur la corde du tocsin s’y suspendit de tout son poids…
Pendant quelques secondes, la lourde cloche s’ébranla, se balança, tressaillit, grinça…
Puis le battant frappa les flancs… le premier coup retentit, jetant dans le morne silence un mugissement prolongé.
Sur la façade du Louvre qui regardait Saint-Germain-l’Auxerrois, un balcon était ouvert – le balcon d’une vaste salle plongée dans l’obscurité. Près du balcon, deux ombres à demi penchées en avant, sans oser se montrer, attendaient, raidies par l’angoisse de cette minute fatale.
C’était Catherine de Médicis, toute vêtue de noir.
C’était son fils bien-aimé, Henri, duc d’Anjou.
Ils se tenaient par la main. Ils étaient blêmes. Le duc d’Anjou tremblait. Comme Ruggieri, ils écoutaient, ils regardaient. Leurs yeux étaient fixés sur l’église. Une sorte d’avidité funeste convulsait le visage de Catherine. Ses narines étaient pincées, amincies, comme si elle allait défaillir. Elle eût voulu aller sur le balcon… elle n’osait pas…
Cette sorte de surexcitation nerveuse, maladive, qu’on éprouve lorsqu’on attend le bruit d’une explosion alors que les mineurs ont mis le feu à la mèche, tordait son corps et lui laissait à peine la facilité de respirer…
Tout à coup, devant eux, la voix grave, profonde et mugissante du bronze donna son premier coup de gueule.
Le duc d’Anjou, d’une secousse, échappa à l’étreinte de sa mère, et recula… recula jusqu’à ce que trouvant derrière lui un fauteuil, il tomba en se bouchant les oreilles, en fermant les yeux…
Catherine, comme poussée par une force invincible, s’était redressée avec un soupir terrible.
Elle bondit sur le balcon, se pencha sur l’appui, noire, funèbre, les ongles incrustés à la pierre, pareille à l’archange de la Mort.
La cloche, la grosse cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois hurlait, gueulait, mugissait, rugissait, comme folle, exaspérée, frénétiquement secouée par le génie des catastrophes…
Alors, des bruits étranges, des rumeurs inouïes montèrent du fond de l’ombre…
Près de Saint-Germain, une autre cloche se mit à hurler, puis, plus loin, une autre, puis d’autres, toutes les cloches, tous les tocsins de Paris secouant sur la ville les rafales monstrueuses de leurs sonorités éperdues, partout les voix de bronze jetant dans les airs des clameurs formidables…
En bas, des ombres apparaissaient, qui couraient, se heurtaient, vociféraient: des éclairs jaillissaient des épées; des torches, des centaines de torches, des milliers de torches s’allumaient, et la ville paraissait toute rouge, tout embrasée comme par les feux de l’enfer soudain ramenés sur la terre…
Derrière Catherine, dans le Louvre, un coup de pistolet retentit, puis un autre, puis d’autres, pif, paf, cela éclatait, cela pétaradait, partout, en bas, à gauche, à droite, et des gémissements horribles fusaient vers les sérénités du ciel immense tout constellé de diamants purs…
Le grand carnage huguenot, la grande hécatombe humaine venait de commencer!
Au premier coup du tocsin, des rumeurs, sur tous les points de Paris, éclatèrent.
Des masses d’ombres éclairées de torches se mirent en mouvement.
Le duc de Guise cria:
– Enfin!…
Partout, dans toutes les églises, les prêtres, les moines, les évêques, tous ceux qui allaient sauver l’Église catholique, tous crièrent:
– Enfin! Enfin!…
Et tous se mirent en mouvement.
Guise fit un signe, et à la tête de ses cavaliers, s’élança vers l’hôtel Coligny.
Crucé, Pezou, Kervier, Tavannes, Aumale, Montpensier, Nevers, tous, tous les assassins, de tous les points de Paris, s’élancèrent.
Damville, avec un rugissement de joie et de haine plus profonde peut-être, avait levé son estramaçon et hurlé:
– Chez Montmorency! Taïaut! Sus! Sus! La bête est prise!…