XI ENTREVUE DE DAMVILLE ET DE PARDAILLAN

Nous transporterons maintenant nos lecteurs à l’hôtel de Montmorency, par une chaude soirée des premiers jours d’août. Dans la chambre qu’il occupait à l’hôtel, le vieux Pardaillan achevait de s’habiller en guerre, en sifflotant une fanfare de chasse.


C’est-à-dire qu’il endossait la casaque de cuir et ceignait sa longue rapière, non sans s’être assuré que la pointe n’en était pas émoussée. En outre, il se munissait d’une courte dague, présent de Montmorency, portant la marque des fabriques de Milan.


– Par Pilate, grogna-t-il, j’étouffe dans cette cuirasse; mais j’espère que sous peu, je pourrai m’en débarrasser.


Il était à ce moment neuf heures du soir et le lourd crépuscule d’été commençait à voiler Paris.


Lorsqu’il fut prêt, le vieux routier se jeta dans un fauteuil, les jambes croisées, la rapière en travers des genoux, et se mit à réfléchir.


– Dois-je prévenir le chevalier? Non, par la mordieu! Il voudrait me suivre, car il n’en fait qu’à sa tête. Or, je veux être seul à traiter cette petite affaire. En effet, de deux choses l’une: ou mon ancien maître se trouvera seul, comme me l’a affirmé cet animal de Gillot, et alors, je n’ai pas besoin d’aide. Ou je tombe dans un traquenard, et il est inutile que le chevalier soit tué en même temps que moi… Oui, mais si je suis tué!… Hum! Je voudrais bien voir mon fils avant. Et puis, au fait, à quoi bon?


Pardaillan continua sa rêverie jusqu’au moment où il entendit sonner dix heures.


Alors, il descendit sans bruit, se fit reconnaître du Suisse et sortit de l’hôtel en prévenant le digne gardien qu’il rentrerait peut-être fort tard dans la nuit, parce qu’il était attendu de sa maîtresse qu’il n’avait pas vue depuis longtemps, et qu’en conséquence ladite maîtresse le retiendrait sans doute jusqu’à une heure avancée; que s’il ne rentrait pas du tout, ni la nuit, ni le lendemain, c’est que, sans aucun doute, il aurait entrepris un voyage.


Le Suisse demeura tout mélancolique des suites de cette confidence.


– Je n’aurais jamais cru qu’un homme pareil eût une maîtresse! songea-t-il. Fiez-vous aux apparences!


Cependant, Pardaillan s’était éloigné. Il descendit sans hâte jusqu’à la Seine et, comme le passeur était couché, s’en alla traverser le fleuve au Grand Pont, qui porte aujourd’hui le nom de Pont au Change parce que des boutiques de changeurs étaient établies sur ce pont.


Pardaillan, tout flânant et sans se hâter, se dirigea vers le Temple, et il était à peu près onze heures lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes.


Sur sa façade, l’hôtel paraissait endormi.


Aucune lumière ne filtrait à travers les vitraux de ses fenêtres.


Pardaillan fit le tour de l’hôtel. Sur les derrières, on l’a vu, se trouvait un jardin clôturé d’un mur, ce qui était un signe de noblesse ou de richesse; car les nombreux jardins qui étaient alors dans Paris n’étaient clôturés que de haies vives.


Le vieux routier escalada le mur avec cette agilité qui était telle encore qu’elle excitait l’admiration de son fils.


Parvenu à la porte de l’office qui donnait sur le jardin, il commença à manœuvrer pour forcer les verrous au moyen de sa dague. Ce travail qu’il accomplit sans bruit lui demanda une heure, en sorte qu’il était minuit lorsque Pardaillan, à sa grande satisfaction, vit la porte s’ouvrir.


L’instant d’après, il était dans l’intérieur de l’hôtel. Pendant le séjour qu’il y avait fait, Pardaillan avait assez étudié la localité, selon son expression, pour être sûr de s’y conduire les yeux fermés. Il traversa donc le vestibule de l’office, enfila le couloir où se trouvait la fameuse entrée des caves et sourit en se rappelant la grande bataille qu’il avait soutenue là.


Parvenu à la partie antérieure de l’hôtel, il commença à monter un large escalier et arriva au premier étage; puis, ayant longé un corridor, il s’arrêta devant une porte: c’est là que commençait l’appartement particulier du duc de Damville.


«Y est-il?… N’y est-il pas?… S’il y est, est-il seul?…»


Le vieux routier se posa ces questions. Ce n’est pas qu’il fût ému. Pas un pli de son visage ne frémissait. Mais enfin, il ne se dissimulait pas que sa vie tenait sans doute à un fil.


– Bon! finit-il par murmurer, je vais bien voir.


Et il allongea la main pour voir si la porte était fermée.


Au même instant, cette porte s’ouvrit d’elle-même, et le maréchal de Damville parut, un flambeau dans une main.


– Tiens! fit le maréchal d’une voix tranquille, c’est ce cher monsieur de Pardaillan! Vous me cherchez, je crois? Donnez-vous donc la peine d’entrer… moi aussi, je voulais justement vous voir et vous parler…


Pardaillan demeura une seconde atterré. Si difficile à émouvoir que soit un homme, il n’est pas sans éprouver quelque violente secousse lorsqu’il est soudain surpris par un ennemi mortel au moment même où il croyait surprendre cet ennemi.


Cependant, par un énergique effort de volonté, le vieux routier se remit promptement, jeta un rapide regard dans l’intérieur de la pièce pour s’assurer que le maréchal était seul et, saluant de bonne grâce, il répondit:


– Ma foi, monseigneur, j’accepte votre invitation, car j’ai des choses urgentes à vous dire.


– Si j’avais su que vous me cherchiez, reprit Damville, je vous eusse évité la peine de crocheter mes portes. Je regrette que vous vous soyez donné tant de mal.


– Vous êtes mille fois trop bon, monseigneur: je vous assure que c’est sans aucune peine que j’ai défoncé vos serrures.


– Ah! oui… l’habitude.


– Eh! monseigneur, on crochète ce qu’on peut… les uns, des serrures, les autres des cœurs humains…


– Mais entrez donc, je vous en supplie. Laissez-moi exercer tous les devoirs de l’hospitalité.


Pardaillan n’hésita pas.


Il entra.


Le maréchal referma la porte.


Ils se trouvaient alors dans une vaste antichambre sur laquelle s’ouvraient deux portes; l’une d’elles donnait sur une sorte de salon qui n’était pas la salle d’honneur de l’hôtel, mais une sorte de parloir intime réservé aux amis du maréchal. C’est dans ce salon que Damville fit entrer Pardaillan. Il posa son flambeau sur la cheminée et, désignant un fauteuil à son étrange visiteur, il s’assit lui-même.


– Ah çà, dit Pardaillan qui s’assit sans se faire prier, vous m’attendiez donc, monseigneur?


– Monsieur de Pardaillan, je vous attendais sans vous attendre. On attend toujours un homme comme vous. Dans la situation que nous occupons l’un vis-à-vis de l’autre, je n’ai cessé de penser que vous auriez tôt ou tard le désir de me voir.


– Voyons, monseigneur, dites-moi que vous étiez prévenu de ma visite, dit Pardaillan qui songea à Gillot.


– C’est la vérité, répondit Damville.


– Puisque vous êtes en veine de franchise, ne pourriez-vous me dire qui vous a prévenu?


– C’est facile, et je ne vois aucune raison de vous cacher ce détail. Un de mes officiers que vous connaissez bien, pour qui vous professez la plus vive amitié… ce brave Orthès.


– Monsieur le vicomte d’Aspremont!


– Lui-même. Si vous avez de l’amitié pour lui, il a pour vous une telle affection qu’il recherche toutes les occasions de vous apercevoir, ne fût-ce qu’un instant. Je crois qu’il a quelque chose d’intéressant à vous dire.


– Je l’écouterai volontiers, monseigneur. Il y a en effet une conversation engagée entre ce digne gentilhomme et moi, et il faudra bien que le dernier mot reste à l’un ou à l’autre. Mais daignez continuer, monseigneur, vous disiez donc…


– Je vous disais, mon cher monsieur, que votre excellent ami Orthès, dans l’espoir de vous serrer dans ses bras, ne cesse de rôder autour de l’hôtel de Montmorency.


– Ah! songea Pardaillan, ce n’est donc pas Gillot!


– Ce soir donc, il vous a suivi, il vous a vu escalader le mur de mon enclos, et tandis que vous forciez l’office, il est entré par la grande porte et m’a prévenu de votre visite. J’étais sur le point de me coucher. Mais pour avoir le plaisir de vous voir, j’ai résolu de veiller. Bien m’en a pris, puisque vous voilà.


– Oui, me voilà, dit Pardaillan. Mais, monseigneur, puisque vous poussez la condescendance à ce point, vous me permettrez bien de vous poser une petite question, une seule?


– Comment donc! Dix questions, question ordinaire et question extraordinaire, vous avez droit à toutes les questions!


Cette fois, le vieux routier ne put s’empêcher de pâlir!


Est-ce qu’il allait être livré au bourreau?


Est-ce qu’on allait lui appliquer la question, c’est-à-dire la torture!…


Pourtant, il fit bonne contenance et reprit:


– Je vous demanderai donc, monseigneur, si vous êtes seul, si je puis vous parler à cœur ouvert.


– Monsieur de Pardaillan, vous pouvez tout me dire, et décharger votre cœur. Quant à être seul, vous comprenez bien que ce serait vous faire injure. Il n’y aura jamais trop de braves officiers autour de moi pour faire honneur à un homme tel que vous. Et d’ailleurs, voyez!


À ces mots, le maréchal se leva. Trois portes s’ouvraient sur cette salle: l’une par laquelle Pardaillan était entré; la deuxième qui donnait sur la chambre à coucher; la troisième qui ouvrait sur un cabinet d’armes.


Damville ouvrit la première, et Pardaillan aperçut douze gardes sur deux rangs, armés de hallebardes.


Le vieux routier hocha la tête, et Damville referma. Puis, du même pas tranquille, il ouvrit la deuxième porte, et une quinzaine de gentilshommes apparurent à Pardaillan: ils avaient tous l’épée à la main.


– Bonsoir, messieurs! dit le vieux routier en saluant.


Les gentilshommes demeurèrent immobiles et muets.


Cette deuxième vision disparut aussitôt, le maréchal ayant refermé la porte. Il alla alors ouvrir la troisième, et cette fois, ce furent six arquebusiers, prêts à faire feu, qui apparurent; derrière eux, Orthès, prêt à donner le signal d’une décharge.


Cette troisième porte refermée, le maréchal revint prendre sa place.


«Je suis pris!» se dit Pardaillan, qui ne put s’empêcher de frémir.


Mais peut-être qu’une idée soudaine traversa sa cervelle, car le maréchal, en s’asseyant, le vit sourire, et ce sourire décontenança Damville qui s’attendait à le voir pâle et tremblant.


– Causons maintenant, dit le maréchal en fronçant les sourcils. Mon cher monsieur, vous veniez pour m’assassiner.


– Non pas, monseigneur, je venais pour vous tuer, il est vrai, mais pour vous tuer en un combat loyal. Je comptais vous trouver seul. J’avais même prévu le cas où je vous eusse trouvé endormi. Alors, je vous eusse réveillé, je vous eusse prié de vous habiller, et je vous eusse dit ceci: «Monseigneur, vous gênez terriblement quelques braves gens qui ne demandent qu’à vivre heureux et tranquilles et que vous avez résolu d’occire. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Et c’est vous rendre un signalé service que de vous empêcher d’en faire encore. Voici votre, épée, voici la mienne. Défendez-vous bien, car j’ai la prétention de ne pas sortir d’ici sans vous avoir tué.» Voilà ce que je vous eusse dit, monseigneur. Et je suis prêt à vous le redire. Vous ouvrirez ces trois portes. Il y aura de nombreux témoins pour affirmer que monseigneur Henri de Montmorency, maréchal duc de Damville n’a pas été assassiné, mais bien tué légalement par la grâce de Dieu et de ma rapière.


Ce maréchal était une véritable bête féroce; mais il avait le culte du courage.


L’attitude paisible et narquoise de Pardaillan, ce sourire qui hérissait sa moustache, sa tranquillité parfaite dans une aussi terrible conjoncture, firent donc sur lui une profonde impression, et il ne put s’empêcher de jeter un regard d’admiration sur l’homme qui, entouré d’épées, de hallebardes et d’arquebuses, osait lui tenir un pareil langage.


– Monsieur de Pardaillan, dit-il, vous n’avez pas prévu le cas où c’est moi qui vous eusse tué…


– C’était impossible, monseigneur. J’avais tous les avantages. Je ne vous dirai pas que votre cause est mauvaise et la mienne juste, car je suis en ce moment la preuve vivante que les bonnes causes ne triomphent pas toujours; mais je vous dirai qu’au métier des armes, c’est le plus audacieux qui l’emporte, et je suis sûr d’être plus audacieux que vous.


– Soit: mais vous n’avez pas prévu le cas où je n’eusse pas voulu vous accorder l’honneur de me battre avec vous.


– Nous nous sommes expliqués là-dessus, à notre rencontre des Ponts-de-Cé, monseigneur; je crois vous avoir prouvé que mon épée vaut la vôtre.


Le maréchal se leva, pensif, et fit quelques pas dans la salle, non sans surveiller du coin de l’œil les mains de son adversaire.


Mais Pardaillan, tranquillement assis, accoudé à son fauteuil, le regardait d’un air de bonhomie qui apparut au maréchal comme un excès d’intrépidité. Il s’accota à la haute cheminée et dit lentement:


– Monsieur de Pardaillan, j’ai toujours eu pour vous la plus haute estime, et je vous l’ai prouvé. Je vous le prouve encore en ce moment par ma modération. Si je faisais un signe vous tomberiez mort à l’instant. Arquebuses, hallebardes, épées, vous avez vu que tout cela n’attend qu’un signe. Je pourrais faire pis: je pourrais vous faire saisir, vous faire transporter à la Bastille qui, vous le savez, est commandée par un de mes amis, lequel, sur ma recommandation, vous tuerait aussi sûrement que pourraient le faire ces hallebardes et ces arquebuses, avec cette seule différence que vous mourriez sur un chevalet et que votre agonie pourrait durer plusieurs heures et même plusieurs jours… Si je faisais ce signe de mort, si je donnais l’ordre de vous livrer au tourmenteur, je serais dans mon droit. En effet, qui êtes-vous pour moi? Un ennemi. Vous m’avez trahi à Margency autrefois; aux Ponts-de-Cé, nous avions conclu un pacte; je vous avais pardonné votre trahison, je vous ai admis dans ma maison; vous étiez de mes amis; vous m’avez encore trahi de la façon que vous savez. Par miracle, vous avez échappé à ma juste vengeance. Et depuis, vous êtes passé au camp ennemi. Je vous avais accablé de mes bienfaits; vous ne connaissiez pas mon frère; or, c’est mon frère que vous servez, et c’est moi que vous venez assassiner… Qu’avez-vous à dire à cela?


– Que je ne vous ai pas trahi, monseigneur. Que décidé à me faire votre second loyal dans une entreprise grandiose, je ne voulais pas devenir votre complice dans une entreprise infâme. Capable d’entrer dans le Louvre et d’y arrêter le roi de mes mains, capable si vous me l’aviez ordonné de me saisir de la couronne et de vous l’apporter, capable de tenir tête en rase campagne à l’armée royale si vous m’aviez confié la poignée d’hommes dont vous disposez, je n’étais pas capable de me faire le bourreau d’une femme. Il fallait me demander ce que je pouvais vous donner, monseigneur! Mon épée, mon sang, mon énergie: vous avez voulu faire de moi l’espion de mon fils et le geôlier de celle qu’il aime. Vous avez fait erreur… Vous le savez, du reste, que je ne vous ai pas trahi. Si j’avais voulu vous trahir et faire une fortune du coup, si j’avais voulu vous envoyer à Montfaucon et gagner dans cette ignominie vos propres richesses, je n’avais qu’à aller trouver le roi et lui dire que vous le voulez tuer pour couronner le duc de Guise. Mon silence sur cette affaire vous prouve, monseigneur, que vous vous êtes séparé par votre faute d’un homme capable de garder un important secret, ce qui est rare, croyez-moi.


Le maréchal avait affreusement pâli. Un tremblement convulsif agita ses mains. Et lui qui tenait le vieux routier en son pouvoir, ce fut d’une voix suppliante qu’il demanda:


– Ainsi, vous n’avez rien dit à personne de cette affaire?


Pardaillan haussa les épaules avec un suprême dédain.


– Entendez-moi bien, reprit Damville. Sans me dénoncer, chose abominable et monstrueuse dont votre fierté ne saurait s’accommoder, vous auriez pu tout au moins… confier… à certaines personnes…


– Ah! ah! voilà donc le secret de ce qu’il appelle sa modération! songea Pardaillan. Il veut savoir si je n’ai point parlé!


Et tout haut, il ajouta:


– À quelles personnes, monseigneur?


– Mais… à des personnes qui, elles, n’auraient peut-être pas votre générosité!… À M. de Montmorency, par exemple!


Et Damville attendit la réponse avec une angoisse qui décomposait son visage.


– Et quand cela serait! fit Pardaillan. Vous parliez de vos droits! N’ai-je pas celui de vous traiter en ennemi? N’ai-je pas le droit de donner cette arme à votre frère? C’est plus qu’un droit. Comment! vous séquestrez la fille du maréchal de Montmorency… et je ne parle pas de l’infortunée dame de Piennes! Je ne parle pas des malheurs que vous avez déchaînés! Je prends seulement les choses où elles en sont: vous faites fermer les portes de Paris au maréchal; vous le tenez prisonnier, lui et les siens, et nous, par conséquent! C’est donc que vous préparez le dernier coup qui doit nous écraser tous!… Je vous le déclare, monseigneur, je n’aurais pas le courage de me faire votre dénonciateur, j’ai du moins pensé que je devais tout dire au maréchal votre frère, afin qu’il puisse au moins se défendre…


– Vous avez fait cela! gronda Damville avec un accent de rage et de désespoir.


Pardaillan eut encore un haussement d’épaules.


– Je voulais le faire: mais je ne l’ai pas fait. Ne me remerciez pas. J’enrage d’avoir gardé le silence: c’est mon fils qui m’a empêché de parler. Ce jeune fou a toujours eu d’étranges idées qui le perdront, et qui me perdront avec lui. Savez-vous ce qu’il m’a dit?… «Plutôt que de révéler un secret confié à notre honneur, un secret dont je ne suis plus le maître, bien que je l’aie surpris à mon propre péril, puisque vous mon père vous en êtes le dépositaire, oui, plutôt que de descendre à ce degré d’infamie, je me tuerais à vos yeux! Que Damville brûle Paris, s’il l’ose, pour s’emparer de nous! S’il faut mourir, nous mourrons du moins sans que nul au monde, pas même un félon comme lui, puisse nous accuser de félonie!…» Voilà ce que m’a dit mon fils, et voilà pourquoi je me suis tu, monseigneur!


– Ainsi, fit Damville d’une voix rauque, Montmorency ne sait rien!


– Rien, monseigneur: ni lui ni personne!


Le maréchal poussa un profond soupir. Sa terreur avait été telle qu’il ne songeait même pas à relever ce terme de félon dont Pardaillan venait de le souffleter.


Il ne mettait pas en doute la sincérité de ce rude et loyal adversaire.


En quelques instants il eut repris tout son sang-froid. Et alors, la colère commença à bouillonner en lui. Il jeta un sombre regard sur le vieux routier qui, dans ce regard, put lire sa condamnation.


Il fit un pas comme pour se diriger vers celle des portes derrière laquelle se trouvaient Orthès et ses arquebuses.


Mais se ravisant soudain, il se retourna vers Pardaillan.


– Voyons, dit-il brusquement, si je vous offrais la paix?


Pardaillan se leva, s’inclina et demanda:


– Vos conditions, monseigneur?


– Simplement de ne pas me gêner dans ce que je vais entreprendre: vous et votre fils, vous sortirez de l’hôtel de Montmorency; vous vous en irez de Paris, au diable si vous voulez. Je vous ferai remettre deux bons chevaux tout harnachés; dans la sacoche de chacun des chevaux il y aura deux mille écus. Avec une pareille somme, avec votre esprit et votre bravoure, vous pourrez n’importe où entreprendre de faire fortune, et vous réussirez.


Pardaillan, la tête baissée, paraissait réfléchir profondément.


– Songez-y, reprit le maréchal. Vous m’avez désarmé par votre fidélité à garder un secret que bien d’autres eussent vendu. Je suis donc disposé à vous être aussi agréable que je le pourrai. Vos insultes, je les oublie. Vos petites trahisons, je les efface. À vous comme au chevalier, je veux le plus grand bien possible. Je respecte vos idées particulières jusqu’à ne pas vous proposer de rentrer à mon service. Je ne veux même pas me souvenir que vous vous êtes introduit dans cet hôtel pour me tuer. Je vous dis: Pardaillan, ne soyons ni amis, ni ennemis, soyons neutres.


Pardaillan soupira…


– Vous êtes mon prisonnier de guerre, poursuivit Damville. Si fort et si brave que vous soyez, vous ne pouvez lutter contre ces arquebuses, ces hallebardes et ces bonnes épées qui vous cernent; il n’y a pas de fuite possible: vous êtes pris, mon cher. Eh bien, acceptez ce que je vous propose, et vous êtes libre.


– Et si j’acceptais, dit enfin le vieux Pardaillan, comment vous y prendriez-vous, monseigneur? Car je vous sais défiant; sur ma simple parole, vous ne m’ouvririez pas les portes de votre hôtel.


Un éclair de joie aussitôt éteint flamboya dans les yeux du maréchal, qui répondit:


– Je ne prendrai que les précautions indispensables; vous allez écrire une lettre au chevalier, assez pressante pour qu’il vienne vous retrouver ici. Un de ces gentilshommes portera cette lettre. Lorsque le chevalier sera ici, lorsque vous m’aurez tous deux donné votre parole de ne pas revenir à Paris avant trois mois, je vous escorterai moi-même avec quelques amis jusqu’à telle porte de Paris que vous me désignerez, et je vous souhaiterai un bon voyage.


– Honneur dont je vous serai éternellement reconnaissant, monseigneur!


– Vous acceptez, n’est-ce pas? fit Damville en frémissant.


– Certes, monseigneur! Avec joie! Avec gratitude! Et tant que je vivrai, je ne me lasserai pas d’admirer votre générosité!


– Écrivez donc, alors! gronda le maréchal qui se précipitant vers un meuble, en tira une écritoire et du papier.


Pardaillan ne bougea pas; un nouveau soupir gonfla sa poitrine.


– Un mot, dit-il. J’accepte. Mais malheureusement, je ne puis accepter que pour moi seul.


– Écrivez toujours! Je me charge de convaincre le chevalier! rugit le maréchal, incapable de contenir son impatience haineuse.


– Attendez donc, monseigneur. Je connais mon fils. Vous n’avez pas idée de sa méfiance. Je n’ai jamais vu pareil mépris pour les promesses des rois, des princes et des maréchaux. Il se méfie de moi. Il se méfie de lui-même. Il se méfie de l’ombre qui suit ses pas. Il se méfie du vent qui passe. Il se méfie de tous les hommes, de toutes les femmes… j’en suis honteux pour lui. Oui, monseigneur, plus d’une fois j’ai rougi de le voir si méfiant, alors que j’ai, moi, un respect sans bornes et une foi immense dans les paroles d’un personnage tel que vous.


– Que signifie? gronda le maréchal.


– Cela signifie, monseigneur, qu’en lisant ma lettre, mon fils se mettrait à rire et s’écrierait: «Comment! mon digne père est prisonnier du maréchal de Damville et il veut que je l’aille rejoindre, sous prétexte qu’il a fait la paix avec monseigneur! Allons donc! Vous êtes fou, mon père! Est-ce que vous ne savez pas que M. de Damville est un fourbe, un félon – c’est mon fils qui parle, monseigneur! – un être pétri de ruse qui voudrait nous tenir tous les deux et nous occire ensemble?… Mais sa ruse est par trop grossière. Je suis jeune et veux vivre. Quant à vous, mon père, qui avez assez vécu, mourez, mourez tout seul, puisque vous avez eu la sottise d’aller vous fourrer dans la gueule du loup!…» Voilà ce que dirait le chevalier en recevant ma lettre, il me semble l’entendre éclater de rire… Ah! la méfiance, monseigneur, c’est un bien triste défaut…


Et Pardaillan ponctua ce discours d’un troisième soupir plus profond et plus contrit que les deux premiers.


– Ainsi, fit Damville, les dents serrées, vous n’écrivez pas?…


– Cela ne servirait à rien, monseigneur. Et puis, tenez, admettons que par impossible, mon fils se décide à me rejoindre. Savez-vous ce qui arriverait?


– Voyons!


– Le chevalier n’est pas seulement l’homme le plus méfiant de la terre, il est têtu, monseigneur, à tel point qu’il l’est presque autant que vous. Il s’est logé dans la tête d’arracher de vos griffes la dame de Piennes, sa fille et monseigneur votre frère. Rien ne l’en fera démordre. Moi, vous comprenez, j’accepte avec reconnaissance votre honorable proposition. Mais lui… Ah! j’en frémis. Il me semble entendre sa voix qui égratigne, qui mord sans avoir l’air de le faire exprès. Et savez-vous ce qu’il me dirait?…


– Voyons! répéta le maréchal qui devenait livide.


Pardaillan se campa devant Damville, la main à la garde de sa rapière, le buste droit.


– Il nous dirait ceci, monseigneur: «Ainsi, donc, mon père, et vous, monsieur le duc, vous osez me proposer cette vilenie! Fi donc, messieurs! Pour quatre mille écus et deux chevaux tout harnachés, vous me voulez déshonorer! Eussiez-vous mille chevaux tout harnachés d’or, eussiez-vous à m’offrir quatre mille sacs contenant chacun quatre mille écus, que l’insulte n’en serait que plus forte. Quoi! Il y a donc deux hommes au monde qui ont pu croire que le chevalier de Pardaillan pouvait vendre l’épée qu’il tient de son père et, abandonnant deux malheureuses femmes qu’il a juré de sauver, se mettre soi-même au rang des lâches et des félons! Ah! mon père, je ne me relèverai pas de l’offense que vous me faites. Revenez à une plus haute et plus digne estime de ce que vous devez à vous-même et laissez la honte de ces propositions à M. le duc de Damville qui, lui, a l’habitude de la félonie et de la trahison.»


Le vieux routier, plus droit que jamais, étendit le doigt vers le maréchal jusqu’à le toucher presque.


– Misérable! rugit Damville.


– Un dernier mot, monseigneur! Un seul! Outre les défauts que je viens de vous signaler, le chevalier a encore celui de m’aimer tel que je suis, au point de m’aimer même plus que son honneur. Il me sait ici! S’il ne me revoit pas au petit jour, il est capable d’aller raconter au roi que vous le trahissez pour Guise… oui, dans son désespoir, il est capable de cela! Quitte à se tuer ensuite pour se punir d’avoir fait acte de dénonciateur!


Le maréchal qui déjà s’élançait, s’arrêta comme frappé de la foudre, blême, écumant, terrible. Pardaillan sourit dans sa moustache et murmura:


– Pare celle-là, si tu peux!…


Mais dans l’esprit du maréchal, affolé par les paroles du vieux routier comme le taureau peut l’être par les banderilles, la fureur et la haine l’emportèrent sur l’épouvante.


– Eh bien, soit! hurla-t-il. J’en courrai le risque! À moi! À moi, tous!…


Pardaillan, d’un geste foudroyant, tira sa dague et bondit sur le maréchal.


– C’est donc toi qui mourras le premier! rugit-il.


Mais Damville avait vu venir le coup. Au moment où le poignard s’abattait sur lui, il se laissa tomber à plat sur le tapis. Pardaillan, emporté par l’élan, trébucha; au même instant la pièce se remplissait de monde, se hérissait de hallebardes et d’épées.


Hagard, le vieux routier voulut alors tirer sa rapière pour mourir au moins en se défendant: vaine tentative! saisi de tous les côtés à la fois, maintenu par vingt bras, il fut en un instant bâillonné, désarmé, ligoté.


Alors, il ferma les yeux et se raidit dans une immobilité farouche.


– Monseigneur, dit Orthès, où faut-il pendre ce truand?


– Le pendre! fit Damville d’une voix qui tremblait encore de rage. Y pensez-vous? Ce truand possède des secrets qu’il est utile de lui arracher dans l’intérêt de Sa Majesté notre roi…


– On va donc lui appliquer la question? reprit Orthès.


Pardaillan frissonna longuement.


– Oui-da! répondit Damville. Le tourmenteur juré sera prévenu par mes soins, et je veux assister moi-même à la besogne.


– Où faut-il le conduire?


– Au Temple, dit le maréchal.

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