3.


Ce jeudi 11 septembre 1806, Napoléon, dans sa chambre du château de Saint-Cloud, reste longuement immobile devant la fenêtre ouverte.

Il est à peine 7 heures. Il s'est levé plus tôt que d'habitude. Il a convoqué le grand écuyer Caulaincourt, qui attend dans l'antichambre. Il doit lui ordonner de préparer toutes les lunettes, les portemanteaux, une tente avec un lit de fer, des tapis, de nombreux tapis épais pour le bivouac en campagne, et le petit cabriolet de guerre, puis de faire partir pour l'Allemagne une soixantaine de chevaux.

Napoléon a déjà établi que son quartier général s'installera à Würzburg, puis à Bamberg, au sud de l'Allemagne, à la jointure de la Prusse et de la Saxe. Là se rassemblera la Grande Armée, afin d'empêcher les troupes russes de rejoindre les troupes prussiennes. On pourra, à partir de là, remonter vers le nord, tourner les troupes de Frédéric-Guillaume et entrer dans Berlin.

Napoléon s'appuie au rebord de la fenêtre. Il réside au château de Saint-Cloud depuis le début du mois d'août. Il aime la forêt qui entoure les bâtiments. Il y chasse à sa guise, sur un coup de tête, quant tout à coup il est pris du besoin d'agir, de respirer.

Ce matin, la brume enveloppe la forêt. L'air est humide et frais. Il songe à cet hiver qui s'approche et qu'il vivra dans des chambres inconnues, apprêtées à la hâte, ou sous la tente.

Il faut que Caulaincourt pense aux tapis épais, aux pelisses, au vin de chambertin, aux fourgons qui doivent se trouver à chaque étape, avec la vaisselle, les provisions de bouche, de manière à reconstituer en quelques heures un décor familier.

L'Empereur regarde la forêt. Il a dirigé trop d'armées en campagne pour s'illusionner. Il devra marcher au milieu des soldats, subir l'averse, chevaucher, coucher sur un manteau, affronter le vent. Il s'étonne lui-même de ces pensées. Il se retourne, fait quelques pas dans la chambre, se découvre dans le miroir qui occupe toute une cloison.

A-t-il changé à ce point ? Est-ce la jeunesse qui s'en est allée avec la maigreur, et la lassitude qui vient avec l'embonpoint ? Peut-être est-il comme ses maréchaux et ses frères, désireux d'avoir la paix pour jouir des palais, du luxe, des jeunes femmes ?

Il se détourne, appelle Caulaincourt.

Il apprécie ce marquis d'ancienne noblesse qu'il a fait général de division, choisi comme écuyer et qui sait faire preuve d'initiative. Caulaincourt ose même parfois défendre son point de vue. Indépendance d'esprit utile, car elle permet à Napoléon d'aiguiser sa propre pensée.

Napoléon lui donne ses ordres. Il faut faire croire que les chevaux sont expédiés à Compiègne - comme s'il s'agissait d'aller chasser dans la forêt, précise-t-il.

- La Prusse a perdu la tête, murmure-t-il.

Il fait quelques pas. La guerre n'est peut-être pas encore inéluctable. Il a envoyé déjà des officiers de renseignements sur les routes d'Allemagne, entre Bamberg et Berlin. Il veut connaître tous les chemins, l'état des fortifications, les mouvements des troupes prussiennes. Mais, il le rappelle à Caulaincourt, il ne faut donner aucun signe de préparation à la guerre, ou qui permette de penser que l'Empereur s'apprête à quitter Paris.

- Il faut la plus grande prudence, insiste-t-il. Je n'ai aucun projet sur Berlin.

Vrai ou faux ? Cela dépend. Il voudrait la paix, mais comment la faire, dès lors que la Prusse et la Russie, poussées par l'Angleterre, ne la veulent pas ? Et, de ces trois nations, la seule qu'il peut rapidement mettre à terre, brisant ainsi la coalition des trois, c'est la Prusse. Alors, il a déjà donné ses ordres. Chaque jour, il inspecte ses troupes sur le plateau dominant le bois de Meudon. Il y a vu quinze mille hommes, pour la plupart de jeunes conscrits. Mais ce matin, ajoute-t-il en entraînant Caulaincourt, il passe en revue la garde impériale et les troupes des garnisons de Paris et de Versailles dans la plaine des Sablons.

Il descend rapidement les escaliers du château. Ses aides de camp l'entourent. Des soldats de la Garde lancent : « Vive l'Empereur ! » Napoléon s'avance vers eux, s'attarde, pince l'oreille de quelques grenadiers, prononce quelques mots. De nouveaux vivats éclatent.

Au moment de monter à cheval, Napoléon se penche, dit à Caulaincourt :

- Le fanatisme militaire est le seul qui me soit bon à quelque chose. Il en faut pour se faire tuer.

Puis il donne un coup d'éperon et le cheval s'élance.

Il passe sur le front des troupes. Elles forment dans la brume matinale un immense carré zébré par l'éclat de l'acier des baïonnettes et des sabres, et pointillé ici et là par les parements colorés ou blancs des uniformes.

Il caracole. Il écoute les vivats des soldats. Quelque chose hésite en lui, comme si l'élan et l'enthousiasme d'autrefois avaient du mal à se déployer, à l'emporter, retenus qu'ils sont par la lassitude, le sentiment de la répétition.

Tout recommence une nouvelle fois. La marche des armées. Les champs de bataille où hurlent les blessés. Et la victoire aussi. Car il va vaincre.

Son plan est déjà dessiné dans sa tête. Il ira à Mayence, puis à Würzburg. On passera le Frankenwald et on débouchera dans la plaine de Bamberg. Les troupes se rassembleront dans cette région. Elles franchiront les monts de Thuringe et se dirigeront vers Erfurt, Weimar, Leipzig, Iéna, et là, entre ces villes, se déroulera la bataille. Puis, les armées prussiennes bousculées, on gagnera Berlin.

Il ne connaît pas cette capitale. Il pense à Frédéric le Grand, ce fondateur d'État, ce chef de guerre, ce créateur d'armée qu'il admire. Il imagine d'entrer dans son château de Sans-Souci à Potsdam, de visiter son tombeau, là où, l'année précédente, en octobre 1805, le tsar Alexandre, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III et son épouse, la reine Louise, ont prêté serment d'alliance.

Contre moi.

La reine Louise, l'âme forte de cette coalition. Elle répète à tous : « Napoléon n'est qu'un monstre sorti de la fange. » L'ambassadeur de France l'a rapporté.

Napoléon arrête son cheval, regarde les troupes.

- J'ai près de cent cinquante mille hommes, dit-il d'une voix forte. Je puis avec cela soumettre Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg.

La guerre, donc.

Il rentre à Saint-Cloud.

« Si véritablement je dois encore frapper, dit-il, l'Europe n'apprendra mon départ de Paris que par la ruine entière de mes ennemis. [...] Il est bon, continue-t-il, que les journaux me peignent occupé à Paris de plaisirs, de chasses et de négociations. »

Si cela était...

Il se surprend à imaginer cette vie pacifique, dans le calme et le faste des châteaux. Il organiserait l'Europe. Il bâtirait. Il irait de l'une de ses capitales à l'autre. Il aurait tant à faire.

Il dicte, le 12 septembre, une lettre pour Frédéric-Guillaume III.

« Je considère cette guerre comme une guerre civile... Si je suis contraint de prendre les armes pour me défendre, ce sera avec le plus grand regret que je les emploierai contre les troupes de Votre Majesté. »

Mais les troupes prussiennes sont déjà en marche. Le 18 septembre, elles occupent Dresde.

Les dés sont jetés. Il n'est plus temps de s'interroger. Il faut dicter au général Clarke, pendant plus de deux heures, le plan des mouvements de l'armée. Il faut donner l'ordre à la garde impériale de se mettre en route pour l'Allemagne.

Il faut veiller à chaque détail.

Napoléon écrit à Eugène : « Les affaires se méditent de longue main et, pour arriver à des succès, il faut penser plusieurs mois ce qui peut arriver. » Et, à cette guerre contre la Prusse, Napoléon songe depuis longtemps, sans la souhaiter, en espérant même l'éviter, mais en en ayant envisagé le déroulement.

Maintenant, il ne s'agit plus que de laisser sa pensée se dérouler.

Il dit à Berthier : « Je ne veux pas plus de quatre cents voitures. Mais je n'entends pas que la moitié soient des caissons d'outils ou des effets d'artillerie des compagnies. J'entends que ce soient des cartouches d'infanterie, des cartouches de canon, pour réparer des pertes et pour avoir vingt ou trente pièces de canons de plus en batterie le jour de la bataille. »

Il dit au maréchal Soult : « Je débouche avec toute mon armée sur la Saxe par trois débouchés. Vous êtes à ma droite, ayant à une demi-journée derrière vous le corps du maréchal Ney... Le maréchal Bernadotte est à la tête de mon centre... Il a derrière lui le corps du maréchal Davout, la plus grande partie de la réserve de la cavalerie de ma Garde... Avec cette immense supériorité de forces réunies sur un espace si étroit, vous sentez bien que je suis dans la volonté de ne rien hasarder et d'attaquer l'ennemi partout où il voudra tenir, avec des forces doubles... Vous sentez bien que ce serait une belle affaire que de se porter autour de cette place, Dresde, en un bataillon carré de deux cent mille hommes, cependant tout cela demande un peu d'art et quelques événements. »

Ce sont les derniers plans avant que les armées ne se mettent vraiment en mouvement. Et il sait qu'alors tout peut dépendre d'une circonstance imprévue, que les projets les plus précis peuvent être bouleversés, et que seules comptent, sur le terrain, l'acuité du regard et la rapidité de la décision.

Et c'est pourquoi il doit être au milieu de ses troupes, c'est pourquoi il doit courir aux avant-postes, essuyer les coups de feu de l'ennemi, pour voir de plus près le dispositif de l'adversaire.

C'est pourquoi il va devoir quitter Paris, le château de Saint-Cloud.

À cette idée, il est à nouveau saisi par un sentiment de lassitude, qu'il refoule, en voyant les cartes, en organisant une diversion au nord, puisqu'il compte avancer au sud.

« Comme mon intention n'est pas d'attaquer de votre côté, écrit-il à Louis, roi de Hollande, je désire que vous entriez en campagne le premier pour menacer l'ennemi. Les remparts de Wesel et le Rhin vous serviront de refuge à tout événement... » Et, parce qu'il sait que son frère manque d'énergie, hésite, il le rassure : « J'écraserai tous mes ennemis. Le résultat de tout ceci accroîtra vos États et sera une paix solide ; je dis solide parce que mes ennemis seront abattus et dans l'impuissance de remuer de dix ans. »

Peut-être la dernière guerre, pense-t-il.

Il parcourt les galeries du château. Joséphine vient à sa rencontre. Elle insiste pour partir avec lui s'il rejoint l'armée, si la guerre éclate comme elle le craint. Elle s'installera à Mayence, elle l'attendra dans cette ville. Il donne son accord. Il a du mal à partir, et c'est la première fois.

Il convoque Cambacérès. C'est lui, durant l'absence de l'Empereur, qui sera chargé de présider la réunion des ministres chaque mercredi.

Mais - Napoléon lève la main - les ministres correspondront directement avec l'Empereur, quel que soit le lieu où il se trouve. Il veut continuer de gouverner la France comme s'il était à Paris.

Combien de temps sera-t-il absent ? Il chevauche seul dans la forêt de Saint-Cloud. Il a besoin de cette solitude pour que se mettent en place dans sa tête tous les rouages de cette machine militaire qui va broyer l'ennemi. Il rentre, commence aussitôt à dicter plus de dix lettres qui précisent la marche des différents corps de la Grande Armée.

Puis il reçoit un aide de camp du général Augereau, qui rentre de Berlin. Napoléon tourne autour du lieutenant Marbot, l'examine, le questionne.

Marbot a été reçu dans les salons berlinois. Que pense-t-il de cette reine Louise, qui insulte l'Empereur ? Belle ? Elle veut, dit-on, assister à la guerre ? Blonde, n'est-ce pas ? demande Napoléon.

Il sourit en écoutant le jeune lieutenant qui dit d'abord que la reine Louise a défilé à Berlin à la tête du régiment des dragons de la reine, et que, selon le général von Blücher, elle entrera avec ses dragons à Paris.

- Belle femme ? questionne à nouveau Napoléon.

Marbot le confirme. Mais une seule chose la dépare, dit-il. Elle porte toujours une grosse cravate, afin, dit-on, de cacher un goitre assez prononcé qui, à force d'être tourmenté par les médecins, s'est ouvert et répand une matière purulente, surtout lorsque la reine danse, ce qui est son divertissement de prédilection.

Napoléon baisse la tête. Ce n'est donc que cette femme-là, la reine Louise, elle dont on dit qu'elle a fasciné le tsar Alexandre ?

- Et les Prussiens ? demande Napoléon.

Ce maréchal Brunswick, qui a commandé l'armée qui voulait punir Paris en 1792, et qui a été battu à Valmy, que vaut-il ?

Marbot hésite, puis rapporte simplement que les gendarmes de la Garde noble ont parcouru les rues de Berlin en criant qu'il n'y avait pas besoin de sabres pour ces chiens de Français, qu'il suffisait de gourdins. Ils sont allés affûter leurs sabres sur les marches de l'ambassade de France...

Napoléon porte la main à la poignée de son épée.

- Fanfarons ! lance-t-il. Insolents !

Puisque le duc de Brunswick commande à nouveau l'armée prussienne, comme il y a quatorze ans, il va découvrir que les armes françaises sont en bon état. Napoléon souhaite au lieutenant Marbot une guerre glorieuse.

Il se souvient de sa jeunesse d'officier. Il se sent soldat de la Révolution.

À 16 h 30, le jeudi 25 septembre 1806, il monte dans sa voiture et quitte Saint-Cloud. Joséphine est dans l'une des voitures qui suivent la berline de l'Empereur. La nuit tombe. On dîne à Châlons puis on repart dans l'obscurité et l'on roule jusqu'à Metz, le lendemain vendredi à 14 heures. Puis ce seront Saint-Avold, Sarrebruck, Kaiserslautern, et enfin Mayence, tôt le dimanche 28 au matin, alors que le jour pointe seulement.

Il est las. Il consulte les dépêches. La Grande Armée est déjà concentrée autour de Bamberg. Il vérifie la position de chaque corps, le nombre des hommes : il doit disposer de près de cent soixante-six mille soldats. Mais est-ce la guerre ?

Tout est prêt pour le déclenchement. Les Prussiens, commandés par le maréchal duc de Brunswick et le prince de Hohenlohe, se sont rassemblés autour d'Iéna. Et cependant le conflit n'a pas encore éclaté.

« La guerre n'est pas encore déclarée, dit Napoléon à Berthier le 29 septembre. On ne doit commettre aucune hostilité. »

Mais il ne faut jamais se laisser surprendre. Il ordonne l'achat de milliers de chevaux, fait reconnaître les chemins de Leipzig et de Dresde. Il examine minutieusement les rapports des officiers qu'il a envoyés en reconnaissance en Thuringe et en Saxe. La guerre est bien là. Les intentions prussiennes sont claires. Brunswick avance par la vallée du Main vers le Rhin. Napoléon dicte des ordres pour Berthier, écrit à Fouché.

« Les fatigues ne sont rien pour moi, dit-il. Je regretterais la perte de mes soldats si l'injustice de la guerre que je suis obligé de soutenir ne faisait retomber tous les maux que l'humanité va encore éprouver sur les rois faibles qui se laissent conduire par de brouillons vendus. »

Il est tendu. « Il est possible que les événements actuels ne soient que le commencement d'une grande coalition contre nous, et dont les circonstances feront éclore tout l'ensemble », écrit-il à Louis.

Il faut faire face. Dans la journée du 1er octobre, il donne ses dernières directives. Il va lui-même partir pour Würzburg en fin de journée. L'armée doit achever de converger vers cette ville et Bamberg.

Il voit s'avancer vers lui Joséphine en compagnie de Talleyrand, qui a rejoint lui aussi Mayence. Il s'approche d'eux en marchant lentement. Il va quitter la ville, dit-il, il roulera de nuit, traversera Francfort pour atteindre Würzburg.

Joséphine est en larmes, et tout à coup Napoléon sent ses jambes fléchir. C'est comme si son corps fondait. Il s'accroche à Talleyrand et à Joséphine. Il ne peut retenir ses larmes. La tension accumulée, les fatigues de ce labeur de dizaines d'heures pour préparer la guerre l'écrasent tout à coup.

On le porte dans une chambre. Il est saisi de convulsions et de spasmes. Il vomit. Son visage est terreux.

Il reste ainsi plusieurs minutes, le corps tendu, couvert de sueur, secoué de soubresauts, les mâchoires serrées.

Puis, peu à peu, il retrouve son calme, regarde autour de lui et, sans un mot, il se lève, écartant ceux qui l'entourent.

Il se dirige vers sa voiture d'un pas alerte, comme s'il ne s'était rien produit.

Il part pour Würzburg, ainsi qu'il l'avait prévu. Il est 22 heures.

Que s'est-il passé en lui ?

Il y songe alors que la berline roule dans la nuit vers Francfort où il devrait arriver à 1 heure du matin, ce jeudi 2 octobre 1806. Il a décidé de dîner rapidement avec le prince primat, puis de poursuivre jusqu'à Würzburg.

Il étend ses jambes. Il déteste que son corps le trahisse. Quel est ce signe ? Faut-il qu'il voie le docteur Corvisart ? Mais il se sent bien maintenant. Et cette énergie qui rayonne à nouveau en lui le rassure, le met de bonne humeur. Il chantonne.

Tout au long du dîner à Francfort, il est gai, et quand il arrive à Würzburg, à 22 heures, il se sent dispos. Il plaisante avec ses aides de camp, entre d'un pas alerte dans le palais du grand-duc, qui est l'ancienne demeure des évêques de la ville.

Devant le grand escalier, il s'arrête. Il regarde cette foule de princes allemands qui se pressent autour de lui. Il reconnaît le roi de Wurtemberg, s'approche de lui, le prend familièrement par le bras.

Il a appris à être aussi seul, aussi libre dans une foule que dans une forêt. Les regards des autres ne l'atteignent pas. Et, quand il croise des yeux, ceux-ci se baissent. Il domine. Il est au-dessus du grouillement des hommes, au sommet, dans l'atmosphère rare de ceux qui disposent du sort des peuples et inscrivent leur nom dans l'Histoire.

Il dit au roi de Wurtemberg que, chef de la famille impériale, il a décidé de marier son frère Jérôme à la fille du roi, Catherine de Wurtemberg. À cet effet, il a, par un sénatus-consulte, fait de Jérôme - qui a renoncé à son épouse américaine et s'est ainsi plié à la volonté de Napoléon - un prince français qui entre en ligne de compte dans l'hérédité impériale. Le roi de Wurtemberg s'incline, fait état des pressions prussiennes, d'une lettre qu'il a reçue du duc de Brunswick le menaçant de faire flotter les aigles de Prusse sur Stuttgart si le Wurtemberg ne quitte pas la Confédération du Rhin.

- Je suis votre protecteur, dit Napoléon calmement. Toutes nos armées sont en mouvement. Je me porte fort bien et j'ai bonne espérance de venir à bout de tout ceci.

L'attente de ce roi, de tous ces princes, l'oblige à réussir.

On lui fait admirer les plafonds peints par Tiepolo et les tableaux de ce peintre qui, avec des natures mortes de l'école italienne, décorent les galeries.

Il retient dans l'un des salons l'archiduc Ferdinand, frère de l'empereur d'Autriche François II. Il interroge l'archiduc. Il se sent maintenant au centre de ce réseau de dynasties européennes, et, quand l'archiduc lui vante les avantages d'une alliance avec l'Autriche, il approuve. Il ne fait que reprendre la tradition de la monarchie française, un temps interrompue.

Lorsqu'il se retire dans sa chambre, il convoque son secrétaire.

Les idées, les visions d'avenir se bousculent dans sa tête comme si la guerre qui n'est pas encore officiellement déclarée était déjà terminée, et qu'il l'eût gagnée. Mais il n'a jamais pu s'empêcher d'aller au-delà du présent et de l'avenir proche, pour dessiner à grands traits les lignes de son futur.

Il dicte une dépêche pour l'ambassadeur de France à Vienne, La Rochefoucauld.

« Ma position et mes forces sont telles, dit-il, que je n'ai à redouter personne, mais enfin tous ces efforts chargent mes peuples. »

Il faudrait donc un allié. La Prusse ne mérite aucune confiance. Restent la Russie et l'Autriche. « La marine a fleuri autrefois en France par le bien que nous a fait l'alliance de l'Autriche, dit-il. Cette puissance, d'ailleurs, a besoin de rester tranquille, sentiment que je partage aussi de cœur. »

Il lit les rapports de ses maréchaux, puis, apaisé, il se couche. Sa tête est en ordre.

Il se lève tôt. Le ciel est clair.

Visitons la cathédrale de Würzburg.

Il galope en tête de la cavalcade des aides de camp et des princes allemands.

Tout à coup il sent un choc. Il se retourne, aperçoit une paysanne que son cheval a renversée et qui reste à terre. Il s'arrête, descend de son cheval, se précipite vers la femme, ordonne qu'on la relève, demande qu'on traduise ce qu'il va lui dire. Il lui offre de l'argent, marque son regret pour l'incident, puis il a un geste affectueux de compassion.

Il faudrait que le monde soit sans violence. Il faudrait... mais il ne peut même pas rêver, penser cela. La guerre est dans l'ordre de la nature.

Lorsqu'il rentre au palais du grand-duc, il écrit rapidement quelques lignes à Joséphine, dont il a reçu une lettre éplorée.

« Je ne sais pourquoi tu pleures, tu as tort de te faire du mal. Le courage et la gaieté, voilà la recette.

« Adieu, mon amie ; le grand-duc m'a parlé de toi.

« Napoléon »

Il quitte Würzburg le lundi 6 octobre à 3 heures du matin. Au fur et à mesure que la nuit se retire et que le brouillard se dissipe, il découvre ces forêts et ces collines que ses troupes ont déjà franchies. Il reconnaît ces paysages qu'il a longuement imaginés en regardant les cartes. C'est dans ce relief-là, dans cette marqueterie de plateaux, de montagnes et de vallées qu'il veut livrer bataille, au-delà de Bamberg.

Il entre dans la ville, longe la rivière Regnitz, et arrive à la Neue Residenz, qui domine la ville. Caulaincourt a emménagé dans le bâtiment, le quartier général. La cité est envahie par les troupes.

Napoléon prend connaissance des dépêches. Il peste. Les courriers ne vont pas assez vite.

« Dans une guerre comme celle-ci, s'exclame-t-il, on ne peut arriver à de beaux résultats que par des communications très fréquentes ! Mettez cela au rang de vos premiers soins. »

Où sont les troupes de Brunswick ? demande-t-il.

« Ils ne s'attendent pas à ce que nous voulons faire : malheur à eux s'ils hésitent et s'ils perdent une journée ! »

Maintenant, en effet, chaque minute compte. Il reçoit le général Berthier qui lui apporte un ultimatum envoyé à Paris dès le 26 septembre et dans lequel Frédéric-Guillaume exige que la Grande Armée se retire en deçà du Rhin avant le 8 octobre.

Napoléon froisse le papier, le jette, marche à grands pas, les mains derrière le dos. De temps à autre il prend une prise. Il parle d'une voix irritée. Qu'est-ce que ce roi de Prusse ? Pense-t-il que la France est celle de 1792 ?

- Se croit-il en Champagne ? Veut-il reproduire son Manifeste ? Vraiment, j'ai pitié de la Prusse, je plains Guillaume.

Il est victime, lance-t-il, d'une reine habillée en amazone, portant l'uniforme de son régiment de dragons, écrivant vingt-cinq lettres par jour pour exciter de toutes parts l'incendie.

- Ce roi ne sait pas quelles rhapsodies on lui fait écrire. C'est par trop ridicule ! Il ne le sait pas !

Napoléon s'arrête devant Berthier.

- Berthier, on nous donne pour le 8 un rendez-vous d'honneur. Jamais un Français n'y a manqué. Mais comme on nous dit qu'il y a une belle reine qui veut être témoin du combat, soyons courtois et marchons, sans nous coucher, sur la Saxe.

Il parcourt plusieurs fois la pièce en silence. Les mots montent en lui, comme d'une source profonde, jaillissante. Il se tourne vers son secrétaire. Il dicte une proclamation à la Grande Armée :

« Soldats, l'ordre pour votre rentrée en France était parti ; vous vous en étiez déjà rapprochés de plusieurs marches. Des fêtes triomphales vous attendaient... »

Il s'arrête. Il le sait bien : les soldats rêvaient au retour chez eux, à la paix.

« Mais des cris de guerre se sont fait entendre à Berlin », poursuit-il.

Il pense au Manifeste de Brunswick de 1792. Les hommes de la Grande Armée doivent se souvenir de ces menaces sur Paris, de cette morgue de Prussiens et d'émigrés, et de leur défaite à Valmy. Il faut faire revivre ce passé.

« La même faction, le même esprit de vertige qui conduisit il y a quatorze ans les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne, domine dans leurs conseils, reprend-il. Leurs projets furent confondus alors, ils trouvèrent dans les plaines de la Champagne la défaite, la mort et la honte. Mais les leçons de l'expérience s'effacent et il est des hommes chez lesquels le sentiment de la haine et de la jalousie ne meurt jamais... »

Il parle aux soldats et il se parle à lui-même.

« Marchons donc, puisque la modération n'a pu les faire sortir de cette étonnante ivresse. Que l'armée prussienne éprouve le même sort qu'elle éprouva il y a quatorze ans ! »

Qu'on lise cette proclamation devant les soldats, ordonne-t-il.

C'est la guerre qui commence, les escarmouches aux avant-postes. C'est là qu'il veut, qu'il doit être. Tout en lui est mouvement.

Il quitte Bamberg. Il n'a confiance que dans son regard. Il veut reconnaître lui-même le défilé de Saalburg, voir de ses yeux les troupes du général prussien Tauenzien, inspecter lui-même les soldats qui bivouaquent sur les hauteurs en avant de Schleiz où vient de se dérouler le premier affrontement.

Les hommes se lèvent sur son passage, crient : « Vive l'Empereur ! » Il s'arrête, les félicite, lance :

- La conduite des Prussiens est indigne. Ils ont incorporé un bataillon saxon entre deux bataillons prussiens pour être ainsi sûrs d'eux, une telle violation de l'indépendance et une telle violation contre une puissance plus faible ne peuvent que révolter toute l'Europe.

Mais le moment n'est plus aux protestations. C'est celui des armes.

Il entend au loin une canonnade. Ce sont les troupes du maréchal Lannes qui attaquent à Saalfeld l'avant-garde du prince de Hohenlohe commandée par le prince Louis de Prusse, l'un des plus ardents partisans de la guerre contre la France.

Napoléon veut aller plus loin, vers l'avant. Il donne des ordres à Caulaincourt pour que son quartier général soit porté à Auna. C'est là qu'arrivent les rapports de Lannes puis de Murat. Il les lit debout, impatient.

Lannes raconte comment le maréchal des logis Guindey a d'un coup de pointe tué le prince Louis de Prusse qui, refusant de se rendre, a donné un coup de sabre au Français.

- C'est une punition du ciel, lance Napoléon, car c'est le véritable auteur de la guerre.

Puis il dicte ses directives : « L'art est aujourd'hui d'attaquer tout ce qu'on rencontre, afin de battre l'ennemi en détail pendant qu'il se réunit... Attaquez hardiment tout ce qui est en marche... Inondez avec votre cavalerie toute la plaine de Leipzig. »

Il est 4 heures du matin ce dimanche 12 octobre 1806. Il sort dans la nuit. Il éprouve un sentiment de joie et de puissance. « Je ne me suis trompé sur rien », murmure-t-il. Tout ce qu'il avait calculé il y a deux mois à Paris se réalise « marche pour marche, presque événement par événement ».

Il décide de se rendre à Gera, plus loin, afin de se rapprocher encore de ce qui sera le champ de la bataille décisive.

Dès qu'il y arrive, il écrit à Joséphine. C'était déjà le lundi 13 octobre, à 2 heures du matin.

« Je suis aujourd'hui à Gera, ma bonne amie ; mes affaires vont fort bien, et tout comme je pouvais l'espérer. Avec l'aide de Dieu, en peu de jours cela aura pris un caractère bien terrible, je crois, pour le pauvre roi de Prusse, que je plains personnellement parce qu'il est bon. La reine est à Erfurt avec le roi. Si elle veut voir une bataille, elle aura ce cruel plaisir. Je me porte à merveille ; j'ai déjà engraissé depuis mon départ ; cependant je fais, de ma personne, vingt et vingt-cinq lieues par jour, à cheval, en voiture, de toutes les manières. Je me couche à 8 heures et suis levé à minuit, je songe quelquefois que tu n'es pas encore couchée.

« Tout à toi,

« Napoléon »

Il appelle le général Clarke, son secrétaire de cabinet, lui pince l'oreille, fait quelques pas.

- Je leur barre le chemin de Dresde et de Berlin, dit-il. Les Prussiens n'ont presque aucune chance pour eux. Leurs généraux sont de grands imbéciles. On ne conçoit pas comment le duc de Brunswick, auquel on accorde des talents, dirige d'une manière aussi ridicule les opérations de cette armée !

Il donne une tape amicale à Clarke.

- Clarke, dans un mois vous serez gouverneur de Berlin et l'on vous citera comme ayant été dans la même année, et entre deux guerres différentes, gouverneur de Vienne et de Berlin !

Il s'éloigne et lance :

- Je monte à cheval pour me rendre à Iéna.

Il arrive dans la ville au début de l'après-midi. Des quartiers brûlent. Les rues sont pleines de troupes. La Garde à pied entoure l'Empereur qui fait halte sous les tilleuls de la Grossherzogliche Schloss. Il appelle les aides de camp : il montre la hauteur qui domine la ville et qui semble inaccessible. C'est le Landgrafenberg, dont les pentes, couvertes de vigne, ne comportent que quelques sentiers étroits. On ne peut atteindre le sommet à cheval, expliquent les officiers. L'artillerie ne peut accéder au sommet.

Napoléon écoute. Un officier du maréchal Augereau, dont les troupes occupent Iéna, lui rapporte que les armées prussiennes ont quitté Weimar dans la nuit, en deux colonnes : l'une vers Nauenbourg, au nord d'Iéna, sous les ordres de Brunswick ; l'autre, qui avance vers Iéna, est commandée par le prince Hohenlohe.

Ces troupes sont donc au-delà du Landgrafenberg, à l'abri, imaginent-elles, de cette montagne infranchissable.

Napoléon s'impatiente, se rend au château ducal qui domine la ville. Il traverse les salles, les yeux toujours tournés vers le Landgrafenberg. La pente abrupte apparaît, vue du château, presque verticale, et la fumée des incendies ainsi que la brume du soir commencent à l'envelopper.

Des éclats de voix. Napoléon se retourne. Des officiers accompagnent un prêtre qui paraît exalté. Il maudit les Prussiens qui sont responsables de l'incendie de la ville et de la guerre. Il connaît, dit-il, un sentier dans les vignes qui permet d'atteindre le sommet du Landgrafenberg.

Napoléon félicite le prêtre. Il a la conviction que le destin lui fait un signe.

Il entraîne le maréchal Lannes et son état-major dans les vignes.

Le sentier est escarpé, étroit, d'une pente raide comme le toit d'une maison, lance un grenadier de la Garde qui accompagne les officiers. Mais, arrivé au sommet, Napoléon découvre un petit plateau rocailleux qui domine la plaine de Weimar où l'on aperçoit les feux de camp de l'armée prussienne.

Napoléon fait quelques pas. C'est là, sur ce plateau, qu'il concentrera ses troupes. Tout, canons compris, doit rejoindre le sommet du Landgrafenberg.

En redescendant à grands pas vers la ville alors que la nuit tombe, Napoléon donne ses ordres. Les bataillons travailleront à tour de rôle pendant une heure pour élargir le sentier. Qu'on distribue à chaque soldat des outils de pionnier. Puis ils gagneront le plateau, laissant la place à d'autres, et cela jusqu'à ce que les corps de Lannes, Soult, Augereau et la Garde à pied du maréchal Lefebvre aient pris position sur le plateau.

Il s'arrête plusieurs fois. Il faudra creuser là, ici, indique-t-il.

L'artillerie, avec ses caissons, doit passer, elle aussi. Il regarde les officiers qui l'entourent. Ils baissent les yeux. Ils approuvent.

Il descend seul, laissant son état-major prendre les dispositions pour mettre en œuvre ses ordres. Il fait nuit. Des sentinelles françaises situées aux abords de la ville ouvrent le feu sur lui. Il continue d'avancer, indifférent, comme s'il était sûr de ne pas pouvoir être atteint. Et il se sent en effet invulnérable, protégé, conduit à la victoire.

Il ne restera pas au château. Il veut que son bivouac soit établi sur le Landgrafenberg, afin de coucher au milieu de ses soldats.

Il s'attarde à regarder ses cartes, puis il gagne son bivouac.

Ses maréchaux l'attendent pour le dîner auquel il les a conviés. Un petit feu brûle dans un foyer creusé dans la terre. L'ordre est de ne faire que trois feux par compagnie de deux cent vingt hommes. Et Napoléon s'est plié à la consigne. Mais la table est mise dans la cabane qu'ont aménagée les grenadiers avec des paillassons pour toiture. Le lit de fer est installé, avec les malles, les lampes à huile, quelques livres et les cartes sur une autre table.

Roustam sert du vin d'Iéna pour accompagner les pommes de terre au beurre et les viandes froides. Puis, un à un, les maréchaux s'endorment, écrasés de fatigue, autour de l'Empereur qui semble sommeiller.

Il se réveille. Tout le monde dort. Il sort. L'obscurité, à quelques étincelles près, est totale. Les soldats ont caché leurs feux. L'ennemi est proche. L'espace sur le plateau est si réduit que l'on ne peut faire un pas sans toucher un homme.

Napoléon avance à pas lents, reste debout dans la nuit, près des bivouacs des grenadiers.

Il aime se mêler ainsi, sans être reconnu, à ses soldats. Il aime être l'Empereur, seul, incognito. Il écoute les plaisanteries, les récits. Il aime aussi qu'on le reconnaisse tout à coup, qu'on se trouble, qu'on le salue avec déférence et vénération. Il s'éloigne alors.

Caulaincourt le rejoint, le presse de rentrer à son bivouac. Il y a danger à rester ainsi exposé au feu, seul. Mais Napoléon ne rentre pas à son bivouac. Il veut tout voir, tout revoir.

À la guerre, il le sait, on ne délègue pas. « Le chef seul comprend l'importance de certaines choses ; et il peut seul, par sa volonté et ses lumières supérieures, vaincre et surmonter toutes les difficultés. »

Il marche dans l'obscurité. Où sont les pièces de canon ? demande-t-il. Les hommes sont entassés sur le plateau, mais il ne distingue aucun caisson d'artillerie. Il se précipite. Ce sont les circonstances imprévues qui décident souvent du sort d'une bataille.

Au bas de la pente du Landgrafenberg, il aperçoit toute l'artillerie du maréchal Lannes bloquée dans une ravine trop étroite. Les fusées des essieux sont coincées entre les rochers. Il y a là près de deux cents voitures immobilisées.

La colère le submerge. Où est le général commandant ce corps ? On ne le trouve pas. Napoléon s'avance, se fait donner un falot, éclaire les parois, puis, d'une voix calme et claire, il ordonne qu'on distribue les outils, qu'on attaque la roche. Et, cependant que les artilleurs commencent à frapper la pierre, il tient la torche, va de l'un à l'autre, ne quitte la ravine que lorsque la première voiture s'ébranle, suivie par une pièce d'artillerie attelée à douze chevaux.

Il est calme lorsqu'il regagne son bivouac. Les grenadiers qu'il croise reviennent d'Iéna, où on les a autorisés à aller chercher des vivres. Ils ont trouvé du vin en abondance. Il les entend trinquer « à la santé du roi de Prusse ». Mais ils le font à mi-voix. L'ennemi est proche, ne se doutant pas de cette masse d'hommes concentrée sur ce plateau réputé inaccessible.

Napoléon regarde une dernière fois les cartes, distribue les consignes. Il donnera lui-même le signal de l'attaque qui aura lieu au lever du jour.

À minuit, il entre dans sa tente. Il est serein. Il ferme les yeux. Il s'endort.

À 3 heures du matin, il est debout. Le sol est recouvert par une gelée blanche. Le brouillard épais recouvre les collines, les vallées et le plateau. À 6 heures, le jour n'est pas encore levé.

Il est plus sûr de lui qu'à Austerlitz. Il passe à cheval devant les lignes, lance quelques mots aux soldats qui crient « marchons, marchons », « en avant ».

Napoléon tire sur les rênes, s'arrête.

- Qu'est-ce ? lance-t-il. Ça ne peut être qu'un jeune homme qui n'a pas de barbe qui peut vouloir préjuger de ce que je dois faire ! Qu'il attende qu'il ait commandé dans trente batailles rangées, avant de prétendre donner des avis ?

Il galope. Il est partout, sous le feu des canons prussiens qui ont commencé à tirer dès 6 heures du matin. Mais le prince de Hohenlohe n'imagine pas que les Français sont si proches de ses lignes, sur le Landgrafenberg, et les boulets de ses canonniers s'en vont frapper loin à l'arrière.

Mais ils sifflent au-dessus de Napoléon, comme bientôt les balles, quand, vers 9 heures, l'attaque se déclenche partout.

Il ne craint pas pour sa vie, tant de fois exposée. Il voit les hommes s'abattre autour de lui. Les soldats prussiens avancent en lignes serrées, comme des automates qui tout à coup tombent, désarticulés. Des blessés hurlent : « Vive l'Empereur ! » Il les regarde à peine. Il sait, depuis les premiers hommes qu'il a vus mourir autour de lui, que « celui qui ne voit pas d'un œil sec un champ de bataille fait tuer des hommes bien inutilement ».

Il a l'œil sec.

Il observe ces centaines de milliers d'hommes, ces sept cents pièces de canons qui sèment partout la mort. Il jouit de ce qui est pour lui l'un des « spectacles rares dans l'histoire ». Il voit les colonnes précédées de tirailleurs s'avancer, musique en tête, comme à la parade.

À 2 heures de l'après-midi, le sort de la bataille est joué. L'armée prussienne n'est plus qu'un fleuve de fuyards qui coule vers Weimar.

Napoléon se tient à cheval sur le plateau jusqu'à 3 heures. Il écoute les rapports des aides de camp. Des boulets tombent au milieu de l'état-major.

- Il est inutile de se faire tuer à la fin d'une victoire, dit Napoléon à Ségur, qui vient d'apporter un message du maréchal Lannes. Mettons pied à terre.

Il rentre à Iéna. La ville est éclairée par les incendies qu'ont allumés les boulets prussiens. Il passe devant l'église. Il entend les cris des blessés qui sont entassés dans le bâtiment mais dont le nombre est si grand qu'ils sont là, sanglants, sur le parvis, dans les rues.

Il a l'œil sec.

Il dort quelques minutes dans une auberge où Caulaincourt a fait installer le lit au coin d'une vaste salle, mais les aides de camp le réveillent. Ségur rapporte que la reine de Prusse a failli être capturée. Napoléon se lève.

- C'est elle qui est la cause de la guerre, dit-il.

Puis un aide de camp lui indique que Davout a remporté à Auerstedt une victoire totale sur les Prussiens commandés par le roi Frédéric-Guillaume et le duc de Brunswick. Ce dernier a été grièvement blessé.

Napoléon s'enquiert des conditions de la bataille. Il devient sombre. Il devine que Bernadotte, loin d'aider Davout comme il l'aurait dû, n'a pas participé au combat.

- Ce Gascon n'en fera jamais d'autres ! s'exclame Napoléon.

Il marche dans la salle. Il faudrait faire fusiller Bernadotte. Mais c'est le mari de Désirée Clary, le beau-frère de Joseph.

Il dicte une lettre à Bernadotte : « Je n'ai pas l'habitude de récriminer sur le passé puisqu'il est sans remède. Mais votre corps d'armée ne s'est pas trouvé sur le champ de bataille, et cela eût pu être très funeste... Tout cela est certainement très malheureux. »

Petitesse des hommes. Bernadotte n'a pas voulu favoriser la victoire de Davout, qui mérite d'être fait duc d'Auerstedt. Je me souviendrai de ces deux hommes-là.

Il est 3 heures du matin le 15 octobre. Napoléon s'assied et, sur le rebord d'une caisse, à la lueur d'un lumignon, il écrit à Joséphine.

« Mon amie, j'ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens. J'ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient cent cinquante mille hommes, j'ai fait vingt mille prisonniers, pris cent pièces de canons et des drapeaux. J'étais en présence et près du roi de Prusse. J'ai manqué de le prendre ainsi que la reine.

« Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille.

« Adieu, ma bonne amie ; porte-toi bien et aime-moi.

« Si Hortense est à Mayence, donne-lui un baiser, ainsi qu'à Napoléon et au petit1.

« Napoléon »

Il sort dans les rues d'Iéna, monte dans une calèche découverte.

Qu'on le conduise à Weimar.

La route est encombrée de troupes. Les champs sur les bas-côtés sont couverts de morts et de blessés. Il dit à Berthier qu'« il faut donner tête baissée sur tout ce qui voudra résister ».

Il se penche, fait arrêter la voiture, descend, s'approche d'un groupe de blessés. Ils sont couverts de sang. Certains se redressent, crient d'une voix étouffée : « Vive l'Empereur ! »

Il s'enquiert de leurs noms, de leur unité. Il leur fera donner des Légions d'honneur.

Il s'éloigne, remonte dans la calèche.

- Vaincre n'est rien, murmure-t-il, il faut profiter du succès.

À Weimar, il s'installe pour quelques heures dans le palais ducal.

Il est heureux. On annonce l'arrivée d'un envoyé du roi de Prusse, un aide de camp qui réclame un armistice.

Napoléon l'écoute, répond : « Toute suspension d'armes qui donnerait le temps d'arriver aux armées russes serait trop contraire à mes intérêts pour que, quel que soit le désir que j'ai d'épargner des maux et des victimes à l'humanité, je puisse y souscrire. Mais je ne crains point les armées russes, ce n'est plus qu'un nuage ; je les ai vues la campagne passée. Mais Votre Majesté aura à s'en plaindre plus que moi... »

Les Russes ! Il se sent plus que jamais invincible, si sûr de lui, si confiant dans son intuition. Le maréchal Lannes lui écrit que les soldats, en écoutant sa proclamation qui célèbre les victoires d'Iéna et d'Auerstedt, ont crié : « Vive l'Empereur d'Occident ! » « Il est impossible de dire à Votre Majesté combien ces braves l'adorent, vraiment on n'a jamais été aussi amoureux de sa maîtresse qu'ils l'ont été de Votre personne. »

Il écoute Lannes. Il aime ses soldats pour l'amour qu'ils lui portent, et le dit dans la proclamation qu'il écrit.

C'est maintenant Davout qui s'avance, qui répète que son sang appartient à l'Empereur. « Je le verserai avec plaisir dans toutes les occasions et ma récompense sera de mériter votre estime et votre bienveillance. »

Il reçoit ces mots comme des trophées. N'est-ce pas justice qu'on l'admire, qu'on l'aime ? N'a-t-il pas conçu cette victoire ? À 5 heures du soir, ce 16 octobre, à Weimar, il écrit à nouveau à Joséphine. « M. Talleyrand t'aura montré le bulletin, ma bonne amie ; tu y auras vu mes succès. Tout a été comme je l'avais calculé et jamais une armée n'a été plus battue et plus entièrement perdue. »

Il avait prévu cela. Et il est le seul à posséder ce talent, ce génie.

« Il me reste à te dire, poursuit-il, que je me porte bien, et que la fatigue, le bivouac, les veilles m'ont engraissé.

« Adieu, ma bonne amie, mille choses aimables à Hortense, au grand Napoléon.

« Tout à toi.

« Napoléon »

- Il faut les poursuivre l'épée dans les reins, dit-il dès qu'il retrouve ses maréchaux.

Il s'installe à Halle, gagne Wittenberg où il reçoit Lucchesini, l'envoyé du roi de Prusse, pour négocier.

- Le roi me paraît tout à fait décidé à s'arranger, dit Napoléon à Berthier, mais cela ne m'empêchera pas d'aller à Berlin, où je pense que je serai dans quatre ou cinq jours.

Ils ont voulu la guerre ! Qu'ils paient. C'est la loi du vainqueur. Il faut qu'ils la subissent.

Cent cinquante millions de francs de contribution pour les États allemands. Fermeture de l'université de Halle. « S'il se trouve demain des étudiants en ville, ils seront mis en prison pour prévenir le résultat du mauvais esprit qu'on a inculqué à cette jeunesse. »

Il interpelle le général Savary. Se souvient-il de la bataille de Rossbach, là où Frédéric II, en 1757, défit de manière éclatante l'armée française de Soubise ?

- Vous devez trouver à une demi-lieue d'ici la colonne que les Prussiens ont élevée en mémoire à cet événement.

Au pied du monument que Savary a découvert dans un champ de blé, Napoléon reste longuement à lire les inscriptions qui célèbrent la gloire de Frédéric II.

Je suis là. Quarante-neuf ans sont passés, et j'efface la défaite française et la victoire du grand Frédéric.

Il donne à Berthier ses consignes.

- Beaucoup de formes, beaucoup de procédés, beaucoup d'honnêteté, mais en réalité s'emparer de tout, surtout des moyens de guerre...

C'est la loi du vainqueur.

Il quitte Wittenberg, mais sur la route une averse de grêle l'oblige à se réfugier dans une maison de chasse. Les pièces sont obscures. L'orage tonne. Il fait froid. Le feu tire mal, enfume les pièces. Tout à coup, une voix. Une femme s'avance vers Napoléon, qui est entouré de ses officiers. Elle est égyptienne, veuve d'un officier français de l'armée d'Égypte. Elle s'incline. L'Empereur l'écoute, lui accorde une pension pour elle et son enfant.

Puis il s'isole devant la fenêtre.

Il y a si peu d'années entre l'Égypte et cette Saxe - à peine huit années ! Et cependant c'est comme si l'époque où il bivouaquait au pied des pyramides appartenait à une autre vie ! Tant de choses depuis. Et cette femme si jeune, qui fait resurgir le passé.

Il a soudain le sentiment d'être étranger à sa propre vie, de la voir se dérouler en dehors de lui comme s'il en était à la fois l'acteur et le spectateur.

Il reste longuement ainsi, attendant la fin de l'orage. Il se retourne. Il voit l'Égyptienne qui le contemple.

Rien n'est impossible. Le plus extraordinaire peut survenir. Il est ici. Demain il sera à Potsdam, dans le château de Sans-Souci, la résidence royale du grand Frédéric, ce souverain dont, jeune lieutenant, il admirait le génie et dont la gloire le fascinait.

Le vendredi 24 octobre 1806, il entre dans la cour du château de Sans-Souci. Il marche à pas lents, les mains derrière le dos, puis il se fait conduire à l'appartement de Frédéric II.

C'était donc ici.

Il ouvre les livres, dont beaucoup sont français. Il s'attarde aux notes écrites dans les marges.

Le souverain, comme lui, griffonnait sur ses ouvrages.

Napoléon fait le tour des pièces, descend sur la terrasse, regarde la plaine sablonneuse où le créateur de l'armée prussienne passait ses troupes en revue. Napoléon rentre dans l'appartement, prend l'épée, la ceinture et le grand cordon du roi. Il désigne les drapeaux de la Garde royale, ceux de la bataille de Rossbach.

- Je les donnerai au gouverneur des Invalides, qui les gardera comme témoignage des victoires de la Grande Armée et de la vengeance qu'elle a tirée des désastres de Rossbach.

Peut-être n'a-t-il jamais éprouvé de plus grande satisfaction, peut-être ne s'est-il jamais autant qu'à cet instant senti l'Empereur des rois, le conquérant.

Il choisit de dormir dans l'appartement qu'avait occupé, en novembre 1805, le tsar Alexandre.

Il regarde depuis la fenêtre les soldats de la garde impériale qui bivouaquent sous les arbres du parc. Le ciel est limpide. Il le fixe longuement. Il se souvient des nuits étoilées d'Égypte, des pyramides. Il est envahi par une sorte d'ivresse.

Il appelle Caulaincourt. Demain il passera en revue la garde impériale, dit-il. Puis, avant de s'endormir, il songe que « le plus grand péril se trouve au moment de la victoire », quand on se laisse griser, qu'on oublie qu'une fois un ennemi terrassé d'autres surgissent. Il y a la Russie, l'Angleterre, l'Autriche, même.

Dès demain il se préoccupera de renforcer l'armée, de préparer un décret pour lever la conscription de 1807, de faire diriger vers les unités des élèves de Polytechnique et de Saint-Cyr, de demander à Eugène et à Joseph d'envoyer des régiments d'Italie, de Naples. La guerre est dévoreuse d'hommes.

Il dit, le lendemain matin, en passant la revue de sa Garde, qu'« il faut que cette guerre soit la dernière », mais, lorsqu'il dicte sa proclamation aux troupes, il conclut : « Soldats, les Russes se vantent de venir à nous. Nous marcherons à leur rencontre, nous leur épargnerons la moitié du chemin. Ils trouveront Austerlitz au milieu de la Prusse... Nos routes et nos frontières sont remplies de conscrits qui brûlent de marcher sur nos traces... »

Il se doit de prononcer ces paroles, puisque en effet les Russes avancent et qu'il faudra encore se battre.

Le matin du dimanche 26 octobre, il se dirige lentement vers la petite église de Potsdam où se trouve le tombeau de Frédéric II. Il s'arrête devant le cercueil cerclé de cuivre. Duroc, Berthier, Ségur, quelques officiers se tiennent derrière lui.

Il oublie ceux qui l'entourent.

Il communie avec ces hommes qui, tel Frédéric II, constituent la grande chaîne des conquérants, ceux que Plutarque, dont il fut le lecteur, appelle Les Hommes illustres.

Il est l'un d'eux. Leur vainqueur en ce siècle.

Il reste longtemps immobile devant le tombeau.

Pendant que les troupes de Davout entrent le 26 octobre 1806 dans Berlin, que celles de Murat marchent vers Stettin, Napoléon, après avoir reçu des mains du prince Hatzfeld les clés de Berlin, se dirige vers le château de Charlottenburg, dans les environs de la capitale de la Prusse.

La pluie tombe. Les chemins sont détrempés. Il s'égare, perd son escorte, se retrouve seul dans la campagne battue par l'averse.

Devant la porte du château, il aperçoit Ségur qui tente en vain d'ouvrir la porte.

- Pourquoi n'avez-vous disposé aucune troupe sur mon passage ? crie-t-il. Pourquoi êtes-vous sans aucune garde ?

La porte cède enfin. Le château est vide. Napoléon découvre les appartements de la reine Louise, et, dans une coiffeuse, les lettres de la souveraine.

Il les feuillette. Il rit.

Il a le sentiment d'avoir conquis cette femme.




1- Napoléon-Charles, le « Napoléon » de cette lettre, fils d'Hortense et Louis Bonaparte, est né en 1802. Il mourra en 1807. Le « petit » est son frère Napoléon-Louis, né en 1804, mort en 1831. Le dernier fils du ménage sera Charles-Louis, né en 1808 et mort en 1873, le futur Napoléon III. Un demi-frère né de la liaison entre la reine Hortense et Flahaut est né en 1811. Il portera le titre de duc de Morny et mourra en 1865.

Загрузка...