22.


Mais ils dorment tous, ici !

Il bouscule les officiers qui se précipitent à sa rencontre. Il écarte les laquais qui sont trop lents à ouvrir les portes devant lui. Il crie qu'il veut recevoir Cambacérès immédiatement. Il traverse les salons, parcourt les galeries, entre dans la chambre de Joséphine alors que les servantes, les dames de compagnie l'avertissent que l'Impératrice repose encore.

Il est de retour ! lance-t-il en se penchant alors qu'elle grimace. Il va bien. Elle aussi, n'est-ce pas ? Dans sa dernière lettre, elle se plaignait de maux de dents ! Elle ne bouge pas, stupéfaite, se cachant le visage dans les mains.

Les vieilles femmes n'aiment pas être surprises tôt le matin.

Il aime la vérité. Il veut la vérité.

Il sort de la chambre.

Cela ne fait que quelques minutes qu'il vient de descendre de voiture dans la cour du palais des Tuileries, ce lundi 23 janvier 1809, à 8 heures, et déjà il étouffe. Ces pièces sentent le renfermé, le parfum entêtant, le sommeil des vieilles gens ! Voilà six jours et six nuits qu'il court les routes depuis Valladolid, qu'il comprime son énergie, sa colère, comme des ressorts, et ce palais endormi est une eau stagnante.

Ces gens croupissent ! Savent-ils d'où il vient ? Imaginent-ils ce qui se passe en Espagne ? Ce qu'il y a vécu ? Ce qu'y vivent les soldats, le meilleur de son armée, qu'il a laissés là-bas ?

Roustam a déjà préparé son bain. Foutre du bain !

Il a l'impression qu'il a déjà laissé filer trop de temps sans agir. Il veut interroger Cambacérès, les espions de sa police, pour savoir ce qui s'est tramé ici, ce qu'ont ourdi Fouché, Talleyrand et tous ceux qui ont imaginé qu'il allait mourir en Espagne ou revenir si affaibli qu'on pourrait le remplacer par Murat !

Murat ! Et ma propre sœur Caroline !

Mais il est là, vivant. Ils vont devoir rendre des comptes. Qu'ont-ils dit ? Qu'ont-ils fait durant ses trois mois d'absence ? Il veut tout savoir. Il veut la vérité.

Après quelques heures, il sait. C'est chez Mme de Rémusat que Talleyrand a dit : « Le malheureux va remettre en question toute sa situation. »

Le malheureux, c'est moi.

Il écoute ses informateurs qui parlent d'une voix tremblante. Ils craignent les espions de Fouché. On a vu le ministre de la Police générale, confirment-ils, dans l'hôtel du prince de Bénévent, rue de Varenne. Les deux hommes se sont promenés de salon en salon, bras dessus, bras dessous, au milieu des invités. Talleyrand a parlé à haute voix des affaires d'Espagne. « C'est une basse intrigue, a-t-il dit, et c'est une entreprise contre un vœu national ; c'est prendre à rebours sa position et se déclarer l'ennemi des peuples ; c'est une faute qui ne se réparera jamais. »

Napoléon se souvient des conseils de Talleyrand, qui l'incitait à chasser les Bourbons d'Espagne.

Il ne pense qu'à cette trahison, à cette guerre couverte que Talleyrand conduit contre lui. Il veut le foudroyer par surprise.

Il se montre dans les rues de Paris. Il visite les constructions du Louvre et de la rue de Rivoli. Il se rend à l'Opéra en compagnie de Joséphine. Mais il bouillonne d'indignation. Il ne peut plus rester assis si longtemps. Il se lève, rentre seul aux Tuileries, se fait apporter les états de situation des armées. Il dénombre, il compte, il répartit. Il va devoir laisser les troupes de ce qui fut la Grande Armée, et qu'il appelle parfois maintenant l'Armée impériale, en Espagne. Il va donc falloir reconstituer en quelques semaines une armée d'Allemagne, avec des conscrits, des étrangers, Badois, Wurtembourgeois, Westphaliens, Polonais, Italiens et même quelques milliers d'Espagnols. Il disposera de 350 000 hommes dont 250 000 Français, et parmi eux 100 000 vétérans qu'il placera sous le commandement de Davout. Eugène, en Italie, a 100 000 hommes à sa disposition. Les archiducs Charles et Jean peuvent compter sur 300 000 Autrichiens.

Il dit, en fermant les états de position :

- Je double la force de mes troupes quand je les commande. Quand j'ordonne, on obéit, parce que la personnalité est sur moi. C'est peut-être un mal que je commande en personne, mais c'est mon essence. Les rois, les princes ne devraient peut-être jamais commander leurs armées ; c'est une question. Si je les commande, c'est parce que tel est mon sort, mon lot particulier.

D'être ainsi au travail, dans la nuit, l'apaise.

Marie n'est pas à Paris.

Il congédie Méneval, appelle Constant.

L'un des rapports de police fait état de la naissance, le 11 novembre 1808, d'une petite fille prénommée Émilie Pellapra, née de Françoise Marie Leroy, épouse du receveur général de Caen, Pellapra.

Il se souvient de cette jeune femme rencontrée à Lyon, sans doute en 1805, et qu'il avait reçue quelquefois aux Tuileries, ici, dans son appartement privé. Et les dernières fois, en mars 1808, avant de partir pour Bayonne. Il y a moins d'une année. Le temps de porter un enfant.

Il veut voir cette femme, cette nuit.

Il la guette, la surprend au moment où Constant referme la porte derrière elle. Elle lui sourit, dénouant ses cheveux. Elle sort de couches, dit-elle. Et, à la manière dont elle s'exprime, il sait qu'il est le père de cette Émilie.

C'est la première fois depuis son retour à Paris qu'il éprouve une joie vive.

Il se sent fort et invincible. Talleyrand l'avait imaginé affaibli. Il avait préparé la succession.

Que de surprises attendent ces messieurs, qui se sont coalisés avec lui contre moi.

Demain, il voit Fouché. Après-demain, Talleyrand.

Il regarde Fouché s'avancer, saluer.

Cet homme est maître de lui, et pourtant il doit se douter que je sais, que j'enquête depuis mon arrivée aux Tuileries.

- Monsieur le duc d'Otrante, vous êtes de ceux qui ont envoyé Louis XVI à l'échafaud !

Fouché incline un peu la tête.

- Oui, Sire, et c'est le premier service que j'ai eu le bonheur de rendre à Votre Majesté.

Fouché est un rusé. Il saura se justifier. Il dira qu'il m'a loyalement averti des problèmes que posait ma succession. Ne m'a-t-il pas lu un mémoire sur le divorce ?

Est-ce à lui que j'en veux ? Il est à sa manière retors et cependant franc. Il n'est pas poisseux comme Talleyrand, vénal et cauteleux comme l'ancien évêque d'Autun.

- Il est des vices et des vertus de circonstance, reprend Napoléon. Je connais les hommes, ils sont si difficiles à saisir quand on veut être juste. Se connaissent-ils ? S'expliquent-ils eux-mêmes ? On ne m'abandonnera que si je cessais d'être heureux.

Il s'approche de la fenêtre.

L'Espagne est vaincue, dit-il. Si l'Autriche veut la guerre, elle sera écrasée.

Et je peux être père quand je le veux. Je le sais.

Il se tourne vers Fouché, marche vers lui.

- Vous ne faites point la police de Paris, lui dit-il tout à coup sur un ton brutal. Et vous laissez à la malveillance le champ libre pour faire courir toute espèce de bruits... Occupez-vous de la police, et non des affaires étrangères à votre ministère !

Il a ménagé Fouché parce qu'il est aussi de bonne tactique de séparer ceux qui se sont coalisés. C'est Talleyrand le Blafard qu'il doit atteindre.

Le samedi 28 janvier, il fait entrer dans son cabinet de travail l'archichancelier Cambacérès, l'architrésorier Lebrun, et Decrès, ministre de la Marine, accompagné de Fouché, ministre de la Police générale. Talleyrand arrive le dernier, en boitillant, et s'appuie à une console.

Napoléon a voulu la présence de ces témoins. Il faut exécuter Talleyrand publiquement pour que Paris sache comment il fustige les traîtres.

Il commence à parler d'une voix qu'il veut cinglante. Il laisse sa colère monter.

- Ceux, dit-il, que j'ai faits grands dignitaires ou ministres cessent d'être libres dans leurs pensées et dans leurs expressions. Ils ne peuvent être que des organes des miennes.

Il va à pas lents, s'arrêtant devant chacun de ces hommes.

- Pour eux, reprend-il, la trahison commence quand ils se permettent de douter. Elle est complète si, du doute, ils vont jusqu'au dissentiment.

Il s'écarte de quelques pas. C'est maintenant qu'il va frapper Talleyrand, d'estoc et de taille. Il est calme, comme au moment où il donne l'ordre d'ouvrir le feu. Il veut être à la fois l'artilleur et la bouche à feu. Le dragon et la monture. Il se retourne, s'avance vers Talleyrand, le bras levé, le poing fermé.

- Vous êtes un voleur ! crie-t-il. Un lâche, un homme sans foi ! Vous ne croyez pas en Dieu ! Vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde ! Il n'y a rien pour vous de sacré ! Vous vendriez votre père !

Il tourne autour de Talleyrand. Ce visage ne se décomposera donc jamais !

- Je vous ai comblé de biens, et il n'y a rien dont vous ne soyez capable contre moi. Ainsi, depuis dix mois, vous avez l'impudeur, parce que vous supposez, à tort et à travers, que mes affaires en Espagne vont mal, de dire à qui veut l'entendre que vous avez toujours blâmé mon entreprise sur ce royaume, tandis que c'est vous qui m'en avez donné la première idée, qui m'y avez persévéramment poussé.

Il approche son visage de celui de Talleyrand.

- Et ce malheureux, le duc d'Enghien, par qui ai-je été averti du lieu de sa résidence ? Qui m'a excité à sévir contre lui ? Quels sont donc vos projets ? Que voulez-vous ? Qu'espérez-vous ? Osez le dire !

Il s'éloigne à nouveau, revient, serre le poing devant les yeux de Talleyrand.

- Vous mériteriez que je vous brisasse comme un verre, j'en ai le pouvoir mais je vous méprise trop pour en prendre la peine. Pourquoi ne vous ai-je pas fait pendre aux grilles du Carrousel ? Mais il en est bien temps encore. Tenez, vous êtes de la merde dans un bas de soie !

Talleyrand ne bouge pas. Que faut-il donc dire pour que cet homme laisse tomber son masque ?

- Vous ne m'aviez pas dit que le duc de San Carlos était l'amant de votre femme ! lance-t-il.

Il l'a blessé. Il voit les joues qui tressaillent. Talleyrand murmure :

- En effet, Sire. Je n'avais pas pensé que ce rapport pût intéresser la gloire de Votre Majesté et la mienne.

Mais Napoléon en est persuadé : l'injure et le mépris glissent sur cet homme-là. Il perd la mémoire des affronts qu'on lui inflige.

Le voici encore, ce dimanche 29 janvier, dans la salle du Trône, comme si hier je ne l'avais pas accablé.

Napoléon passe, sa tabatière à la main, prise plusieurs fois. Il veut encore manifester son mépris. Il parle aux voisins de gauche et de droite de Talleyrand, sans paraître le voir.

Talleyrand reste immobile.

Rentré dans son cabinet de travail, Napoléon dicte une note à paraître dans Le Moniteur du 30 janvier 1809. Talleyrand cesse d'être grand chambellan. Il est remplacé par M. de Montesquiou.

Peine légère. Mais que puis-je d'autre ? Talleyrand est celui qui, auprès de moi, représente ces gens de l'Ancien Régime, celui qui a la confiance d'Alexandre Ier, celui qui est l'ami de Caulaincourt. L'alliance avec le tsar me lie les mains.

Et il faut donc accepter cette situation, paraître en rire. Quand Hortense raconte qu'elle a reçu un Talleyrand éploré se présentant en victime de calomnies, Napoléon s'exclame :

- Vous ne connaissez pas le monde, ma fille ! Je sais à quoi m'en tenir. Il croit donc que j'ignore ses propos ? Il voulait faire ses honneurs à mes dépens. Je ne l'en empêche plus. Qu'il bavarde à son aise. Au reste, je ne lui fais pas de mal. Seulement, je ne veux plus qu'il se mêle de mes affaires.

Je sais maintenant qu'il est mon ennemi. Un homme qu'on humilie est aussi dangereux qu'un fauve qu'on blesse sans le tuer. Mais que pouvait-on espérer d'un Talleyrand ?

Il s'interroge à haute voix devant Roederer. Il a besoin de parler. La guerre avec l'Autriche approche. Il sent autour de lui de l'inquiétude. Les propos de Talleyrand, le complot qu'il avait noué avec Fouché et Murat ne sont que la partie visible de ce grouillement des ambitions et des lâchetés.

Ceux qui me sont fidèles ne sont pas les gens de l'ancienne cour.

- J'en ai pris quelques-uns dans ma maison. Ils sont deux ans sans me parler et dix ans sans me voir. Du reste, je n'en reçois aucun. Je ne les aime point. Ils ne sont propres à rien. Leur conversation me déplaît. Leur ton ne convient point à ma gravité. Je me repens tous les jours d'une faute que j'ai faite dans mon gouvernement. C'est la plus sérieuse que j'aie faite : ç'a été de rendre aux émigrés la totalité de leurs biens...

Talleyrand est l'un de ces hommes-là, courtisans et hostiles, lâches.

- Moi, je suis militaire, c'est un don particulier que j'ai reçu en naissant. C'est mon existence, c'est mon habitude. Partout où j'ai été, j'ai commandé. J'ai commandé à vingt-trois ans le siège de Toulon. J'ai commandé à Paris en Vendémiaire. J'ai enlevé les soldats en Italie dès que je me suis présenté. J'étais né pour cela.

Il aime ce « foutu métier » de militaire, murmure-t-il. Il se tourne vers Roederer.

- L'Autriche veut un soufflet. Je m'en vais le lui donner sur les deux joues. Si l'empereur François fait le moindre mouvement hostile, il aura bientôt cessé de régner. Voilà qui est clair. Avant dix ans, ma dynastie sera la plus vieille d'Europe.

Il tend le bras.

- Je jure que je ne fais rien que pour la France ; je n'ai en vue que son utilité. J'ai conquis l'Espagne, je l'ai conquise pour qu'elle soit française. Je n'ai en vue que la gloire et la force de la France, toute ma famille doit être française.

Il va vers sa table de travail, montre à Roederer les registres où sont inscrits les états de situation des armées.

- Je sais toujours la position de mes troupes, dit-il. J'aime la tragédie, mais toutes les tragédies du monde seraient là d'un côté, et des états de situation de l'autre, je ne regarderais pas même ma tragédie, et je ne laisserais pas une ligne de mes états de situation sans l'avoir lue avec attention. Ce soir, je vais les trouver dans ma chambre, je ne me coucherai pas sans les avoir lus.

Il s'approche de Roederer.

- Mon devoir est de conserver l'armée. C'est mon devoir envers la France qui me confie ses enfants. Dans deux mois, j'aurai forcé l'Autriche à désarmer...

Il se souvient, il y a des années, d'avoir déjà dit à Roederer :

« Je n'ai toujours qu'une passion, qu'une maîtresse : c'est la France. »

Il le répète.

Il chasse dans les bois de Versailles ou de Boulogne. Il pleut et il fait froid en cette fin de février 1809.

Lorsqu'il rentre aux Tuileries, il s'assied parfois au même guéridon que Charles-Louis-Napoléon, le fils d'Hortense et de Louis. Il caresse l'enfant. Il est ému. Ce désir d'avoir un fils à lui est si fort qu'il se détourne. L'émotion le submerge.

Le lundi 27 février, alors qu'il quitte ainsi l'enfant, l'aide de camp du maréchal Lannes se présente, apportant un pli.

Le baron Lejeune a fait la route à franc étrier pour annoncer la chute de Saragosse le 21 février. Il a fallu conquérir chaque maison, explique-t-il. Les femmes et les enfants se sont battus comme des soldats.

Napoléon ouvre les dépêches. Une pièce ronde de plomb, dentelée comme une roue de montre, tombe. Sur les deux faces, une croix a été gravée. C'est une balle tirée par les Espagnols. Elle a blessé grièvement le capitaine Marbot.

Napoléon la soupèse. Il faudra la faire parvenir à la mère de Marbot, dit-il.

Puis il lit la lettre de Lannes.

« Quelle guerre ! écrit le maréchal. Être contraint de tuer tant de braves gens ou même de furieux. La victoire fait peine. »

Napoléon baisse la tête.

Il aime Lannes, l'un des meilleurs, l'un de ses plus anciens compagnons des champs de bataille d'Italie et d'Égypte.

Mais quoi ? Il faut vaincre.

Il a pourtant un goût amer dans la bouche, comme si cette volonté qui l'habite devenait plus âpre, comme s'il n'y avait plus de douceur et de joie dans la victoire, mais seulement une nécessité amère.

« La victoire fait peine. »

Il a éprouvé déjà ce que Lannes a ressenti à Saragosse. Mais, si la victoire est amère, que serait la défaite ?

Il marche lentement vers son cabinet de travail.

La guerre vient. Il la sent s'approcher.

Sur sa table, il trouve un message de Champagny. Le ministre des Relations extérieures lui rapporte que Metternich a protesté contre les mouvements de troupes de l'Armée impériale. Vienne les considère comme une provocation.

Napoléon convoque aussitôt Metternich.

- Qu'est-ce que cela signifie ? demande-t-il d'une voix sourde à l'ambassadeur. Est-on piqué de la tarentule ? Voulez-vous encore mettre le monde en combustion ?

Metternich se dérobe. Napoléon l'observe.

- Metternich est tout près d'être un homme d'État, murmure-t-il à Champagny, il ment très bien.

Il le salue à peine.

La guerre est là.

Que je le veuille ou non. Je dois donc vaincre.

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