6.
Napoléon, de temps à autre, lance une phrase à Duroc. Mais, comme s'il était distrait par le paysage de la plaine morne qu'ils traversent depuis qu'ils ont quitté Pultusk, ce matin du 1er janvier 1807, il s'interrompt après quelques mots.
Il penche la tête afin de regarder le ciel bas qui annonce de nouvelles averses de neige. Il fait un nouvel effort, il dit : « Bennigsen, les troupes russes... »
Duroc l'écoute le visage tendu, prêt à graver dans sa mémoire chaque mot.
Napoléon se tait tout à coup. À quoi bon poursuivre ? Il ressent une sorte de dégoût. Pour ce pays.
Il a écrit ce matin, avant de quitter le château épiscopal, ses instructions pour l'aide de camp qu'il compte envoyer au roi de Prusse, qui refuse toujours de signer la paix. Il faut que l'officier assure à Frédéric-Guillaume que « quant à la Pologne, depuis que l'Empereur la connaît, il n'y attache plus aucun prix ».
À quoi accorde-t-il du prix ce matin ?
Il faudra encore se battre contre Bennigsen, harceler de dépêches les maréchaux Ney et Bernadotte qui sont sur ses traces, les prévenir de ne pas s'aventurer trop loin. Quand ils auront ferré Bennigsen, Napoléon a l'intention de remonter vers le nord, d'envelopper les Russes et de les détruire enfin.
Mais il ne ressent aucun élan à cette perspective. Les armées russes taillées en pièces, d'autres viendront. Jusques à quand ?
Voilà pourquoi il ne réussit pas à parler à Duroc.
S'il pouvait lui confier cette seule nouvelle qui depuis hier soir l'habite : un fils.
S'il pouvait lui dire que, durant des années, Joséphine et aussi le docteur Corvisart ont essayé de le persuader que c'était lui qui était incapable de procréer. Et ils ont réussi à le faire douter de lui-même.
Joséphine l'a même un temps convaincu que, s'il voulait un fils, il lui suffisait d'en adopter un, clandestinement, et elle aurait joué à la mère véritable.
Si elle sait qu'Éléonore Denuelle a donné naissance à un fils, et elle ne peut que l'avoir appris, elle doit rêver à cela, tout imaginer pour éviter le divorce.
Mais il est décidé à refuser les subterfuges. Il a le pouvoir d'engendrer un fils. Il en est sûr maintenant. Il tirera toutes les conséquences de ce fait.
Qui a jamais pu l'empêcher d'essayer d'aller jusqu'au bout de son pouvoir ? Et d'y parvenir ?
La voiture ralentit. On approche de Bronie.
Aux portes de la petite ville, explique Duroc, un relais a été prévu par le grand écuyer. La halte, a précisé Caulaincourt, ne doit durer que quelques minutes. L'Empereur n'aura même pas à descendre de voiture pendant qu'on changera les attelages. C'est le seul relais établi avant Varsovie, où l'on arrivera en début de soirée.
Napoléon se penche, aperçoit dans le lointain les fortifications de Bronie, puis il distingue, au fur et à mesure qu'on approche, une foule qui gesticule. On l'acclame.
Il n'éprouve aucune joie. Il pense à ce fils qu'il ne pourra reconnaître, et à celui qui devra naître un jour et qui sera son héritier aux yeux de tous.
Et à la blessure qu'il devra infliger à Joséphine, qu'il a tant aimée et qui n'est plus que cette vieille femme jalouse dont chaque lettre est remplie de soupirs et de larmes.
La voiture s'arrête. La foule l'entoure pendant qu'on change les chevaux.
Duroc descend, se fraie un passage vers la maison de poste.
Napoléon l'aperçoit après quelques minutes, qui ressort en tenant par la main une jeune femme dont les boucles de cheveux blonds s'échappent d'un bonnet de fourrure noire. Elle paraît petite. Duroc l'entraîne vers la voiture.
La jeune femme disparaît, comme happée par la foule, et tout à coup Napoléon la voit contre la portière. Elle a un visage régulier, une peau que le froid rosit, des yeux à la fois vifs et naïfs.
Elle fixe Napoléon et il se sent aussitôt envahi par la gaieté, l'énergie. Il entend sans le voir Duroc, qui dit :
- Sire, voyez celle qui a bravé tous les dangers de la foule pour vous.
Napoléon incline la tête, avance la poitrine hors de la portière. Il a envie de toucher ce visage si frais, si neuf. Elle n'a pas plus de vingt ans.
Elle est différente de toutes.
Il veut lui parler, mais elle se dresse vers lui. Il voit son corps mince dont la taille est serrée par le manteau.
Elle parle un français roucoulant.
- Soyez le bienvenu, Sire, dit-elle, mille fois le bienvenu sur notre terre, qui vous attend pour se relever.
Elle continue durant quelques minutes, mais il ne l'écoute plus. Il voit ses yeux, sa poitrine qui palpite. Il émane d'elle une impression de douceur et d'innocence.
Il en est sûr : elle est différente de toutes celles qu'il a connues, depuis cette première femme sous les galeries du Palais-Royal jusqu'à cette rouée, Éléonore Denuelle, qui est pourtant la femme à laquelle il a fait un fils.
Un fils avec une femme comme cette Polonaise.
Il lui tend l'un des bouquets que l'on a déposés dans sa voiture, au départ de Pultusk. Il voudrait la revoir, dit-il.
La voiture commence à rouler. Il se retourne, penché. Il l'aperçoit un instant encore avant que la foule ne la masque.
Qui est-elle ? demande-t-il à Duroc.
Il reproche au grand maréchal du palais de ne pas l'avoir interrogée.
Il veut savoir tout ce qui la concerne. Il veut qu'elle soit invitée au dîner qu'il donnera demain soir à Varsovie. Il veut qu'elle soit de tous les dîners, de tous les bals.
Il veut cette femme.
Il ne parle plus. Il écoute ce qui naît en lui, qui n'est pas seulement du désir, l'envie de posséder comme il l'a tant de fois éprouvée, mais un sentiment qui mêle le besoin de dominer, de tenir cette femme entre ses bras, à une sorte d'enthousiasme, de joie. Et cela, il ne le ressentait plus depuis si longtemps, peut-être depuis ces premiers jours, quand il aimait passionnément Joséphine.
Mais il est un autre homme maintenant. Il a tant d'expérience et il n'a pas encore trente-huit ans. En cette jeune femme dont il ignore le nom, dont il ne sait pas s'il la reverra, mais il le veut, rien d'autre ne l'attire que son charme, sa jeunesse, sa fraîcheur naïve.
Elle n'a pas été la maîtresse de Barras.
Il a pensé cela et il ressent le désir de commencer quelque chose de neuf, d'autre, qui l'arrache à ce passé, à cette vieille femme à laquelle il est attaché mais qui incarne le temps des origines, qui rappelle tant de blessures.
Dès qu'il arrive au Zamek, le château royal, Napoléon, tout en parcourant les galeries, les salles du palais décorées de grands panneaux peints par Lebrun, Pillement, indique à Duroc qu'il veut durant son séjour à Varsovie recevoir toute la noblesse polonaise. Il veut qu'on organise une vie de cour : concert deux fois par semaine, réceptions, dîners, parade militaire tous les jours devant le palais, sur la place de Saxe.
Il s'arrête devant un tableau de Boucher.
- Je veux tout savoir d'elle, dit-il.
Il attend, s'interrompant de dicter ou d'examiner les cartes à chaque fois qu'il entend un pas. Voici Duroc, enfin.
Elle se nomme Marie Walewska. Son mari, Anastase Colonna Walewski, est riche, noble, apparenté aux Colonna de Rome.
- Vieux, très vieux, dit Duroc.
La famille de Marie, née Laczinska, a voulu ce mariage avec le châtelain fortuné et veuf. Mais vieux, très vieux.
Napoléon a un mouvement de mépris et d'impatience. Qu'elle soit invitée, dit-il. Puis il se penche à nouveau sur les cartes, comme s'il n'était préoccupé que de prévoir le mouvement des troupes vers le nord.
Il plante des épingles sur des villes proches de la Baltique, Eylau, Friedland, Königsberg et Tilsit. C'est là, entre ces villes et ces fleuves, la Vistule, la Passarge, le Niémen, que se jouera la dernière partie de cette campagne.
Elle est venue enfin au palais de Blacha où se trouve réunie en l'honneur de Napoléon toute la noblesse polonaise. Il la voit vêtue d'une longue robe blanche, et il devine aux regards qui pèsent sur elle et sur lui, quand il s'approche, qu'ils savent déjà tous. Mais que lui importe !
Il murmure quand il s'arrête devant elle :
- Le blanc sur le blanc ne va pas, madame.
Il marmonne des reproches. Il la sent affolée, réticente. Elle a refusé de participer au bal. Il aurait voulu la voir danser. Elle ne dit pas un mot. Et il ne supporte pas qu'elle se dérobe ainsi.
Avant même que la soirée soit terminée, il écrit d'une plume rageuse, avec ses lettres appuyées, noires :
« Je n'ai vu que vous, je n'ai admiré que vous, je ne désire que vous. Une réponse bien prompte pour calmer l'ardeur de
« N. »
Il attend. Quelle femme lui a jamais résisté ? Elles ont voulu souvent se faire désirer pour que leur valeur monte. Elle est peut-être l'une de ces « créatures » - là ? Le soupçon l'effleure. Mais il a presque honte de le formuler. Alors il convoque Duroc, le presse. Il n'est pas d'affaire plus urgente.
Il essaie de ne pas penser à cette Marie Walewska, contre laquelle il a des bouffées de colère. Il se plonge dans ses tâches quotidiennes, met en garde le maréchal Ney qui s'avance trop au nord, risque d'offrir son flanc aux troupes russes. Ce sont elles qu'il faut encercler.
Souvent il s'arrête, fait quelques pas, prise comme à son habitude.
Cette femme-là, il ne peut s'empêcher de penser à elle à nouveau, comme si elle était cet élément de surprise excitante dont il a besoin.
Car tout le reste lui semble connu. Même la guerre qu'il mène, même les souverains qu'il affronte.
« Votre tante, la reine de Prusse, s'est si mal comportée ! écrit-il à Augusta, la fille du roi de Bavière, l'épouse d'Eugène de Beauharnais. Mais elle est aujourd'hui si malheureuse qu'il n'en faut plus parler. Annoncez-moi bientôt que nous avons un gros garçon et, si vous donnez une fille, qu'elle soit aussi aimable et bonne que vous. »
Il n'y peut rien si cette idée de naissance le hante depuis qu'il sait qu'il peut procréer.
Mais alors, Joséphine...
Elle est toujours à Mayence. Elle écrit presque chaque jour. Elle se lamente. Elle veut le rejoindre. A-t-elle deviné ce qu'il ressent ? Savait-elle depuis longtemps qu'Éléonore Denuelle était enceinte et voulait-elle être auprès de lui quand il apprendrait la nouvelle ?
Il la croit capable de cela.
« J'ai reçu ta lettre, mon amie, lui écrit-il le 3 janvier 1807. Ta douleur me touche ; mais il faut bien se soumettre aux événements. Il y a trop de pays à traverser depuis Mayence jusqu'à Varsovie ; il faut donc que les événements me permettent de me rendre à Berlin pour que je t'écrive d'y venir... Mais j'ai bien des choses à régler ici. Je serais assez de l'opinion que tu retournasses à Paris où tu es nécessaire... Je me porte bien ; il fait mauvais. Je t'aime de cœur.
« Napoléon »
Est-ce mentir que de ne dire qu'une face des choses ?
Il se sent attaché à Joséphine par les mille liens de la mémoire, mais cette complicité est devenue une vieille habitude. Joséphine est dans un coin de son cœur. Elle ne l'occupe pas tout entier, corps et âme. Elle le gêne, même. Elle représente un obstacle. Il est envahi par le désir de cette femme, Marie, qui semble inaccessible.
« Vous ai-je déplu, Madame ? lui écrit-il le 4 janvier. J'avais cependant le droit d'espérer le contraire. Me suis-je trompé ? Votre empressement s'est ralenti tandis que le mien augmente. Vous m'ôtez le repos ! Oh, donnez un peu de joie, de bonheur à un pauvre cœur tout prêt à vous admirer. Est-il si difficile d'envoyer une réponse ? Vous m'en devez deux.
« N. »
Cette impatience en lui se transforme en colère dans l'attente de ces réponses qui ne viennent pas.
Il rabroue Constant qui, le matin, essaie de faire sa toilette, de l'aider à s'habiller. Il va d'un bout de la pièce à l'autre, s'assoit, la main de Constant qui le touche lui est insupportable et il se lève à nouveau.
Il se souvient que deux de ses aides de camp se sont montrés empressés auprès de Marie Walewska lors de la soirée au palais de Blacha. Il convoque Berthier, ordonne que ces deux officiers soient mutés loin de Varsovie : Bertrand, à Breslau, que les troupes commandées par Jérôme Bonaparte viennent de prendre ; et Louis de Périgord, au front, dans l'une des unités qui poursuivent les Russes sur la rivière Passarge.
Il n'accepte pas l'idée que Marie Walewska puisse lui préférer un autre homme ou bien qu'elle se refuse à lui.
Lorsque enfin il la voit s'avancer lors d'un dîner qu'il offre au palais royal, il s'approche d'elle, dit d'un ton brusque :
- Avec des yeux si doux, on se laisse fléchir, on ne se plaît pas à torturer, ou l'on est la plus coquette, la plus cruelle des femmes.
Pourquoi ne répond-elle pas ?
Il ne peut admettre ce silence. Il doit agir, écrire au moins. Toute sa volonté est tendue comme si sa vie même était en jeu. Mettre toute son énergie dans chaque défi qu'il veut relever, c'est cela qu'il appelle vivre.
Il ne joue pas. Jamais. Il est complètement dans ce qu'il fait, dans ce qu'il écrit.
« Il y a des moments où trop d'élévation pèse, et c'est ce que j'éprouve, commence-t-il. Comment satisfaire le besoin d'un cœur épris qui voudrait s'élancer à vos pieds et qui se trouve arrêté par le poids de hautes considérations paralysant le plus vif des désirs ? »
Tout à coup il se sent désarmé.
« Oh ! si vous vouliez !.. reprend-il. Il n'y a que vous seule qui puissiez lever les obstacles qui nous séparent. Mon ami Duroc vous en facilitera les moyens. Oh ! venez ! venez ! Tous vos désirs seront remplis. »
Il hésite. Elle est patriote, lui a-t-on répété. Il faut qu'elle se souvienne de qui il est, de ce qu'il peut. Il écrit :
« Votre patrie me sera plus chère quand vous aurez pitié de mon pauvre cœur.
« N. »
Il sait que tout ce qui compte à Varsovie la pousse vers lui. Peu importent les moyens. Il faut qu'elle vienne. Il la veut.
Quand, enfin, à la mi-janvier, il la retrouve dans sa chambre du château royal, il la serre avec fougue et il s'indigne d'abord qu'elle se refuse, qu'elle veuille s'enfuir. Comme si elle n'avait pas imaginé ce qu'il attendait d'elle. Quel jeu est donc le sien ? Quel prix veut-elle qu'il paie ?
Elle pleure, se confie. Il parle à son tour. Il raconte. Il séduit. Il a la sincérité d'un jeune homme. Et cette innocence retrouvée pour quelques heures, cette liberté, ces confidences désintéressées l'émeuvent. Les heures passent. Elle repart sans qu'il ait cherché à la forcer.
« Marie, ma douce Marie, ma première pensée est pour toi, mon premier désir est de te revoir », écrit-il dès l'aube.
Ce sont des mots perdus depuis des années, depuis la campagne d'Italie, quand il écrivait à Joséphine, qu'il l'implorait, qui surgissent à nouveau, clairs, frais.
« Tu reviendras, n'est-ce pas ? Tu me l'as promis. Sinon l'aigle volerait vers toi ! Je te verrai à dîner, l'ami le dit. Daigne donc accepter ce bouquet : qu'il advienne un lien mystérieux qui établisse entre nous un rapport secret au milieu de la foule qui nous environne. Exposés aux regards de la multitude, nous pourrons nous entendre. Quand ma main pressera mon cœur, tu presseras ton bouquet ! Aime-moi, ma gentille Marie, et que ta main ne quitte jamais ton bouquet !
« N. »
Elle est à lui, puisqu'elle revient. Il ne peut se contenter de cette sentimentalité platonique. Elle a refusé la parure de bijoux qu'il lui a fait porter ? Elle n'est pas quitte. Il faut maintenant qu'elle cède. N'a-t-il pas montré qu'il l'estimait ? Qu'elle n'est pas pour lui l'une de ces femmes qu'on prend et qu'on renvoie ?
Il s'emporte, jette sa montre à terre, la piétine. Il est aussi cet homme-là, qu'on ne peut éconduire.
Elle cède enfin.
Mais cela ne lui suffit pas. Ce corps jeune qu'il a pris, il veut qu'il se donne. « Aime-moi, Marie, aime-moi. »
Il la garde près de lui. Elle est sienne. Sa douceur et sa tendresse, sa soumission le comblent. Il ne se lasse pas de la regarder. Elle est si claire, si jeune. Il voit en elle une image de lui qu'il avait perdue.
Lorsqu'elle s'absente, il la rejoint.
« Je m'invite, ma douce Marie, pour 6 heures. Fais-nous servir dans ton boudoir et ne fais rien de spécial. »
Elle sera là et cela suffit.
Tout est à nouveau en ordre en lui. Il a atteint son but. Il peut à nouveau, calmement, avec sa lucidité aiguë, dresser son plan de bataille.
Ce mois de janvier 1807, alors que Ney et Bernadotte livrent les premiers combats contre les Russes au nord, aura été une période d'attente.
Il fallait aussi pour cela qu'une passion nouvelle l'habite.
Maintenant il revient aux cartes, l'esprit libre. Il se sent régénéré par cet amour, ce regain de jeunesse, Marie si désintéressée.
Il va quitter Varsovie pour envelopper les troupes de Bennigsen dans une boucle dont Eylau et Friedland, au nord, seraient le centre. Il compte gagner Willemberg, au sud de ces deux villes.
Durant tout ce mois il a, jour après jour, dû répondre à Joséphine, intuitive, pressante et sans doute informée déjà.
Elle a utilisé tous les arguments pour qu'il accepte de la recevoir à Varsovie. Mais il n'a pas cédé.
« Pourquoi des larmes, du chagrin ? N'as-tu donc plus de courage ? » lui a-t-il demandé.
Il faut qu'elle « montre du caractère et de la force d'âme ». « J'exige que tu aies plus de force, lui a-t-il répété. L'on me dit que tu pleures toujours : fi ! que cela est laid !.. Sois digne de moi. Une impératrice doit avoir du cœur ! »
Il est si distant d'elle, maintenant. « Adieu, mon amie », lui dit-il.
Enfin elle est rentrée à Paris, mais elle pleure toujours.
Il n'aime pas cette douleur qu'elle affiche.
Et, dans la berline qui le conduit de Varsovie à Willemberg, il se met à écrire pour qu'elle comprenne ce qu'il attend d'elle.
« Mon amie, ta lettre du 20 janvier m'a fait de la peine ; elle est trop triste. Voilà le mal de ne pas être un peu dévote ! Tu me dis que ton bonheur fait ta gloire : cela n'est pas généreux, il faut dire : le bonheur des autres fait ma gloire ; cela n'est pas conjugal, il faut dire : le bonheur de mon mari fait ma gloire ; cela n'est pas maternel, il faudrait dire : le bonheur de mes enfants fait ma gloire ; or, comme les peuples, ton mari, tes enfants ne peuvent être heureux qu'avec un peu de gloire, il ne faut pas tant en faire fi ! »
Il s'arrête. Il n'aime pas se relire. La pensée court et l'élan justifie l'idée. On ne revient pas sur ce qui a été pensé, fait, écrit.
Il sent bien qu'elle ne va pas aimer cette lettre. Mais le temps entre eux a creusé son sillon. C'est la nature des choses.
Il reprend :
« Joséphine, votre cœur est excellent, et votre raison faible ; vous sentez à merveille, mais vous raisonnez moins bien. »
Il faut qu'elle mesure la distance qu'il y a désormais entre eux.
« Voilà assez de querelle. Je veux que tu sois gaie, contente de ton sort, et que tu obéisses, non en grondant et en pleurant, mais de gaieté de cœur, et avec un peu de bonheur.
« Adieu, mon amie, je pars cette nuit pour parcourir mes avant-postes.
« Napoléon »