18.


Il fait encore nuit, ce jeudi 22 novembre 1808, quand, à 5 heures du matin, Napoléon monte dans sa berline. Il tourne la tête. Il lui semble apercevoir, s'avançant dans les galeries, la silhouette de Joséphine, suivie par ses dames de compagnie.

Il fait aussitôt signe au colonel qui commande l'escorte des chasseurs de la Garde. La berline s'ébranle et prend la route de Châlons.

Il se sent enfin libre. Voilà des jours que Joséphine insiste pour l'accompagner à Erfurt. Il a refusé. Elle l'a harcelé. Elle voulait assister aux représentations que va donner chaque soir la Comédie-Française, participer aux fêtes et aux dîners. N'a-t-elle pas le droit d'être parmi les rois et face à l'empereur de Russie ? N'est-ce pas elle, l'Impératrice ?

Il n'a rien répondu. Il est heureux de ne pas avoir cédé. Il est seul comme un jeune homme à marier. Il se laisse bercer par les cahots de la berline. Il faut qu'il suggère aux souverains rassemblés, et d'abord à Alexandre Ier, qu'il cherche une nouvelle épouse, digne de lui, pour assurer l'avenir de la dynastie. Ce mariage auquel il pense, ce peut être un atout pour sa politique, le moyen de resserrer encore les liens d'une alliance. Pourquoi pas une grande-duchesse russe ? Alexandre Ier n'a-t-il pas deux jeunes sœurs non mariées ?

Il rêve alors que le jour se lève sur les étendues grises des plateaux lorrains. La voiture est souvent contrainte de ralentir. Il se penche avec un mouvement d'impatience. La route est encombrée de fourgons et de berlines, de chevaux de selle et de carrosses, de cavaliers qui portent la livrée impériale.

Il lui semble reconnaître dans l'une des voitures Mlle Bourgoing, avec son menton pointu, ses boucles, son regard mutin. Il se souvient de la rouerie de cette jolie comédienne qui s'abandonnait à lui tout en étant la maîtresse de Chaptal. Il sourit. Pauvre Chaptal qui, dans l'aventure, y a perdu son ministère !

Il demande à Méneval, qui se tient dans le coin opposé de la berline, de lui donner la liste des comédiens invités à jouer à Erfurt.

- Trente-deux, murmure-t-il après avoir écouté Méneval.

Il ne peut s'empêcher d'évaluer à 1 000 écus par tête pour frais de voyage, et en outre plusieurs milliers de francs de gratification pour les premiers sujets, quelle dépense a ainsi été engagée.

- Je vais étonner l'Allemagne par cette magnificence, dit-il.

Il chantonne, récite quelque vers de Cinna.

Tous ces crimes d'État qu'on fait pour la couronne

Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne

Le passé devient juste et l'avenir permis

Qui peut y parvenir ne peut être coupable

Quoi qu'il ait fait ou fasse il devient inviolable.

Il les répète.

- C'est excellent, et surtout pour ces Allemands qui restent toujours sur les mêmes idées et qui parlent encore de la mort du duc d'Enghien, dit-il. Il faut agrandir leur morale.

La route est à nouveau dégagée, le temps est beau, sec et froid. Les villages se découpent sur un horizon bleu.

- On donnera donc Cinna, ce sera pour le premier jour, reprend-il. C'est bon pour les hommes à idées mélancoliques dont l'Allemagne est remplie.

Il ferme les yeux.

C'est une partie serrée qu'il va jouer. Il doit en être à la fois l'ordonnateur et le vainqueur. Il a invité les rois de Saxe, de Wurtemberg et de Bavière, les princes, les grands-ducs et ducs d'Allemagne et de Pologne, les diplomates, les maréchaux, Oudinot, Davout, Lannes, Berthier, Mortier, Suchet, Lauriston, Savary, Soult. Et naturellement Champagny. Talleyrand sera là comme grand chambellan.

Il faudra se servir de chaque homme comme d'un atout. Et même des acteurs de la Comédie-Française. Il faut envelopper Alexandre, le séduire, le conduire à faire pression sur l'Autriche, pour qu'elle ne s'engage pas dans une guerre avant que j'en aie fini avec l'Espagne.

C'est cela, l'enjeu.

- Nous allons à Erfurt, murmure-t-il. Je veux en revenir libre de faire en Espagne ce que je voudrai ; je veux être sûr que l'Autriche sera inquiète et contenue.

J'ai besoin d'Alexandre Ier pour cela.

Il a hâte d'arriver à Erfurt où Talleyrand doit déjà être installé. Il s'interroge. A-t-il eu raison de confier au prince de Bénévent le soin de rédiger un projet de traité avec Alexandre Ier, afin de renouveler l'alliance de Tilsit et de prévoir une intervention russe contre l'Autriche si celle-ci menace la France ?

On arrive à Châlons. Il est 20 heures. Il s'enferme avec Méneval, examine les textes préparés par Talleyrand. Le prince de Bénévent semble avoir oublié le passage du traité qui, précisément, concerne l'Autriche ! Alors que c'était là l'article essentiel.

Il a un pressentiment.

Talleyrand le vénal, le « Blafard », va peut-être jouer sa propre carte, ménager Vienne pour préparer son avenir personnel. Car lui aussi doit songer à ma chute, à ma mort sans héritier. Il me faut un fils.

Il dicte une dépêche pour le maréchal Oudinot, qui doit rassembler à Erfurt, en vue des parades qui se dérouleront devant l'empereur Alexandre, les escadrons les plus prestigieux.

« Je veux, avant de commencer la négociation, que l'empereur Alexandre soit ébloui par le spectacle de ma puissance. Il n'y a point de négociation que cela ne rende plus facile. »

Il passe par Metz, Kaiserslautern, Mayence, Kassel, Francfort. Il ne dort que quelques heures, reprenant la route à 4 heures, dans la nuit. Il s'arrête pour assister à une revue de troupes. Il faut qu'on le voie. Mais, après Francfort, il ne quitte plus sa berline de toute la journée du lundi 26 septembre, et il roule encore toute la nuit.

Le matin, à 9 heures, en compagnie du général Berthier, il entre enfin dans Erfurt, cette enclave française dans la Confédération du Rhin.

La voiture longe la rivière Gera, les escadrons de la Garde l'entourent. La foule se presse déjà autour du palais du Lieutenant de l'Électeur de Mayence, devenu l'hôtel du Gouvernement. Là sera la résidence impériale. Il voit les troupes qui sont rangées sur la place voisine, le Hirschgarden.

Il salue à peine les maréchaux, lance des ordres, dicte une lettre à Cambacérès. Mais il ne veut pas perdre de temps. Il lui faut influencer chacun des participants à cette réunion. Il se rend auprès du roi de Saxe. Mais c'est Alexandre qu'il doit amener à ses vues.

À 14 heures, il est à cheval. Les montures des maréchaux qui l'entourent piaffent. L'escadron de la Garde se tient en arrière cependant que le cortège s'avance sur la route de Weimar à la rencontre du tsar.

Les premiers instants vont être aussi décisifs que le premier engagement d'une bataille.

À Münchenholzen, il s'arrête et voit s'approcher la voiture d'Alexandre Ier. Alexandre descend. Napoléon met pied à terre. Il embrasse le tsar. Puis c'est la chevauchée vers Erfurt. Il se tient à la hauteur d'Alexandre. Les états-majors se sont mêlés. Dans l'air vif, les sabots soulèvent une légère poussière blanche.

Les cloches de toutes les églises sonnent. Les canons tonnent. Les troupes, dans leurs uniformes colorés, rendent les honneurs.

- L'empereur me paraît disposé à faire tout ce que je voudrai, dit Napoléon à Talleyrand quand il se trouve seul avec lui dans le palais.

Il marche, cependant que Constant et Roustam lui présentent les habits de cérémonie.

- S'il vous parle, reprend Napoléon, dites-lui que ma confiance en lui est telle que je crois qu'il vaut mieux que tout se passe entre nous deux. Les ministres signeront après.

Il réfléchit.

- Souvenez-vous bien, dans tout ce que vous direz, que tout ce qui retarde m'est utile. Le langage de tous ces rois sera bon. Ils me craignent.

Il faut que la partie dure. L'empereur d'Autriche et le roi de Prusse, qui ne viendront pas à Erfurt, imagineront le pire pour eux si les conversations se prolongent dans le faste et dans une atmosphère de fête.

On annonce Alexandre. Napoléon lui ouvre les bras, lui présente Talleyrand.

- C'est une vieille connaissance, lui dit le tsar, je suis charmé de le voir. J'espérais bien qu'il serait du voyage.

Napoléon regarde Talleyrand, puis Caulaincourt, l'ambassadeur à Saint-Pétersbourg, qui est arrivé à Erfurt avec le tsar. Ces deux hommes lui paraissent proches. Sont-ils complices ? Ils ont à l'égard du tsar une déférence excessive. Il s'irrite. Il veut écarter ces soupçons qui le tenaillent. Il saura convaincre Alexandre Ier.

Le lendemain, mercredi 28 septembre 1808, dans l'hôtel du Gouvernement, il attend l'arrivée du baron de Vincent, qui est porteur d'une lettre de l'empereur d'Autriche François Ier. L'atmosphère du salon est étouffante. Les maréchaux se pressent autour de la table. Le tsar est entouré de ses officiers. Napoléon l'entend qui parle allemand avec l'archiduc Charles.

Talleyrand, impassible, est à quelques pas de l'autre côté de la table. Dans la pénombre, Napoléon aperçoit Caulaincourt. Décidément, il n'aime pas ce duo.

Ce matin, dans ses conversations avec Alexandre, il a eu l'impression que le tsar se dérobait, refusait d'évoquer la question d'une alliance contre l'Autriche, dans le cas où celle-ci attaquerait la France. Il a noté chez Alexandre une détermination inattendue, de la réserve et de la froideur derrière la politesse maniérée et les déclarations amicales.

Ce n'est qu'une première rencontre, mais la résistance du tsar est surprenante.

Il semble ne pas vouloir se laisser envelopper. Comme s'il connaissait ma manœuvre et mon but.

Napoléon glisse la main gauche dans son gilet. Il tend la droite au baron de Vincent qui lui présente la lettre de l'empereur d'Autriche. Il va lire la lettre, dit-il, recevoir le baron en audience particulière jeudi. Il se retire. Les dépêches qui arrivent de Vienne confirment que l'Autriche continue à s'armer, qu'elle refuse de reconnaître Murat comme roi de Naples et Joseph comme roi d'Espagne.

Que veut-elle ? Si Alexandre refuse de peser sur Vienne, ce sera la guerre. Il faut qu'elle éclate le plus tard possible, quand les affaires d'Espagne seront terminées.

Il reçoit le baron de Vincent. Il veut faire sentir à l'envoyé de l'empereur d'Autriche sa colère et sa détermination.

- Faudra-t-il toujours que je trouve l'Autriche sur mon chemin, en travers de mes projets ? dit-il. Je voulais vivre avec vous en bonne intelligence...

Il arpente le salon de l'hôtel du Gouvernement. Il ne regarde pas le baron de Vincent.

- Que prétendez-vous ? Le traité de Presbourg a irrévocablement fixé votre sort. C'est la guerre que vous cherchez ?

Il s'approche de l'Autrichien, le fixe.

- Je dois m'y préparer et je vous la ferai terrible. Je ne la désire ni ne la crains ; mes moyens sont immenses, l'empereur Alexandre est et restera mon allié.

Est-ce sûr ?

Ils se voient chaque jour. Le matin, ils négocient, puis ils chassent ensemble. Ils vont sur le terrain de bataille d'Iéna, où l'on a organisé une battue. Le gibier cerné est tué, les sangliers, les biches et les cerfs sont jetés sanglants devant les souverains.

Napoléon s'écarte, entre sous la tente, où il va recevoir les souverains.

Il n'aime pas ce massacre en ce lieu où s'est déroulé l'affrontement des hommes. C'est une boucherie cruelle et inutile.

Peu à peu, en racontant la bataille, sa mauvaise humeur s'efface. Alexandre est attentif, admiratif.

Peut-être l'ai-je conquis ?

Lors des représentations théâtrales, le tsar se montre enthousiaste, et quand Talma, dans une scène de l'Œdipe de Voltaire, déclame : « L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux », Alexandre se penche, saisit la main de Napoléon, la serre vivement, avec ostentation.

Faut-il croire cet homme ?

Je dois faire comme si j'avais confiance en cette alliance, comme si Alexandre allait enfin signer cette convention qui le met à mes côtés contre l'Autriche.

Napoléon rentre au palais. Il se met au travail, reçoit Caulaincourt.

L'ambassadeur est digne et grave, comme à son habitude.

- Quel projet me croit-on ? demande Napoléon.

Caulaincourt hésite.

- De dominer seul, Majesté, dit-il enfin.

Napoléon secoue les épaules.

- Mais la France est assez grande ! Que puis-je désirer ? N'ai-je pas assez de mes affaires d'Espagne, de la guerre contre l'Angleterre ?

Il marche autour de Caulaincourt, l'observe.

- L'Espagne, reprend-il. Il y a eu là un concours de circonstances fâcheuses, même désagréables, mais qu'importe aux Russes ?

Il hausse à nouveau les épaules.

- Ils n'ont pas été si délicats sur les moyens de partage et de soumission de la Pologne, dit-il. L'Espagne, cela m'occupe loin d'eux ; voilà ce qu'il leur faut ; ils sont donc enchantés.

Il continue de marcher.

- En politique, tout se fait, tout se fonde sur l'intérêt des peuples, sur le besoin de la paix publique, sur la balance nécessaire des États... J'ai fait ce que j'ai dû dans la situation où les intrigues de la cour de Madrid avaient placé ce malheureux pays.

Il écarte les mains, puis donne une tape amicale à Caulaincourt.

- Je n'avais pas pu faire entrer dans mes calculs tout ce qu'ont produit la faiblesse, la bêtise, la lâcheté et la mauvaise foi de ces princes d'Espagne. Mais qu'importe, quand on a de la résolution et qu'on sait ce qu'on veut !

Alexandre peut-il comprendre cela ?

Il le faut. Il veut encore essayer de l'en persuader lors de leurs prochaines rencontres. Dès demain.

Napoléon parle devant Alexandre, avec vivacité. De temps à autre il s'arrête, regarde le tsar qui sourit d'une manière charmante, paraît approuver, puis tout à coup se met à évoquer Mlle Bourgoing, cette actrice au talent si remarquable, cette femme qui l'attire. Serait-elle accueillante ? demande Alexandre Ier.

Napoléon sourit. Il se sent l'aîné, chargé d'expérience.

- Je souhaite que vous puissiez résister à la tentation, dit-il.

Il laisse entendre qu'il parle en connaissance de cause, comme il l'aurait fait à un camarade de garnison. Les hommes, qu'ils soient lieutenants ou rois, sont taillés dans la même étoffe. Il ajoute que Mlle Bourgoing est bavarde.

- Dans cinq jours, on saurait à Paris comment, des pieds à la tête, est faite Votre Majesté, dit-il.

Alexandre rit, s'incline et, après un regard complice, quitte la pièce.

Napoléon se rassure. Il doit continuer de tisser et de recoudre avec Alexandre cette intimité qu'il avait établie à Tilsit, il réussira sans doute ainsi à emporter sa conviction, à lui faire comprendre que l'alliance entre eux doit être étendue à une garantie contre l'Autriche.

Dans la soirée, au théâtre, alors que la Comédie-Française joue Phèdre, il se montre prévenant avec le tsar, invite dans la loge impériale la duchesse de Saxe-Hildburghausen, qui est la sœur de la reine Louise de Prusse. Il faut bien flatter les Prussiens, puisque Alexandre en reste entiché. Le tsar paraît sensible à l'attention.

Lors des concerts et des dîners, des revues qui sont organisées chaque jour, des bals, Napoléon multiplie les attentions.

Il faut séduire cet homme, vers lequel d'ailleurs il se sent attiré. Parmi les souverains d'Europe, Alexandre est le seul pour lequel il n'éprouve pas de mépris. Il voudrait maintenir avec lui une relation de confiance, amicale, sans illusion mais sans hypocrisie.

Le soir, au retour du théâtre, il ne peut s'endormir.

Au milieu de la nuit, il éprouve une douleur intense dans la poitrine en même temps qu'il étouffe. Il se réveille en sueur. Il voit des ombres autour de lui. Il pense à l'assassinat du tsar Paul Ier commis par les proches d'Alexandre, qui obéissaient à l'ordre de ce fils parricide.

Il se recroqueville. Il reconnaît Constant et Roustam. On le sèche. Il se lève. Il commence une lettre à Joséphine.

« Mon amie, je t'écris peu : je suis fort occupé. Des conversations de journées entières, cela n'arrange pas mon rhume. Cependant tout va bien. »

Il hésite, puis d'un seul trait écrit :

« Je suis content d'Alexandre ; il doit l'être de moi : s'il était femme, je crois que j'en ferais mon amoureuse.

« Je serai chez toi dans peu ; porte-toi bien, et que je te trouve grasse et fraîche.

« Adieu, mon amie.

« Napoléon »

Au bal donné à Weimar, Napoléon regarde Alexandre danser avec élégance.

Il fait le tour de la salle, les mains derrière le dos. Les souverains s'inclinent. Il reconnaît Goethe, ce petit homme qui est venu un matin à Erfurt assister à son lever. Il s'approche de lui.

- Monsieur Goethe, je suis charmé de vous voir.

Il regarde autour de lui. Il y a dans cette salle de bal, à l'exception peut-être d'Alexandre, tant de marionnettes ou d'automates, tant de bêtise cachée sous les uniformes et les décorations.

- Monsieur Goethe, vous êtes un homme. Je sais que vous êtes le premier poète tragique de l'Allemagne.

Près de Goethe se tient le dramarturge Wieland.

- Monsieur Wieland, dit Napoléon, nous vous appelons le Voltaire d'Allemagne.

Napoléon se tourne. Alexandre danse toujours.

- Mais pourquoi, reprend Napoléon, écrivez-vous dans ce genre équivoque qui transporte le roman dans l'histoire et l'histoire dans le roman ? Les genres, dans un homme aussi supérieur que vous, doivent être tranchés et exclusifs. Tout ce qui est mélange conduit aisément à la confusion...

- Les pensées des hommes valent quelquefois mieux que leurs actions, dit Wieland, et les bons romans valent mieux que le genre humain.

Napoléon secoue la tête.

- Savez-vous ce qui arrive à ceux qui montrent toujours la vertu dans des fictions ? C'est qu'ils font croire que les vertus ne sont jamais que des chimères. L'histoire a été bien souvent calomniée par les historiens eux-mêmes...

Ils s'interrompt.

- Tacite, reprend-il, connaissez-vous un plus grand et souvent plus injuste détracteur de l'humanité ? Tacite ne m'a jamais rien appris. Aux actions les plus simples, il trouve des motifs criminels. N'ai-je pas raison, monsieur Wieland ?

Il montre la salle de bal.

- Mais je vous dérange ; nous ne sommes pas ici pour parler de Tacite. Regardez comme l'empereur Alexandre danse bien.

Il écoute Wieland lui dire qu'il est un empereur qui parle en homme de lettres.

- Je sais que Votre Majesté ne dédaigne pas ce titre.

Napoléon se souvient. Il a parfois rêvé d'être écrivain, à la manière de Jean-Jacques. C'était si loin d'ici, dans cette chambre de Valence. Wieland et Goethe parlent maintenant des passions des hommes qui un jour seront maîtrisées par la raison.

Napoléon fait un pas, commence à s'éloigner, lance :

- C'est là ce que disent tous nos philosophes. Mais cette force de raison, je la cherche, et je ne la vois nulle part.

Tout à coup il se sent las, seul au milieu de cette foule parée. Il a brusquement la certitude qu'il se trompe sur Alexandre, qu'il s'abuse en croyant qu'il va réussir à l'amener sur ses positions.

Qui sait si l'empereur n'est pas soutenu dans sa résistance par Talleyrand et Caulaincourt, des hommes qui jouent leur propre partie, l'un si vénal et si habile, et l'autre si désireux de la paix, prêts l'un et l'autre à dévoiler ma stratégie pour que je ne sois pas vainqueur ?

Il reste éveillé toute la nuit bien que la fatigue se soit abattue sur lui et lui donne le sentiment que son corps est pesant. Il respire mal. Il souffre de l'estomac. Son ventre lui semble gonflé, énorme. Il essaie de se calmer. Il trace quelques lignes pour Joséphine.

« J'ai reçu, mon amie, ta lettre. Je vois avec plaisir que tu te portes bien. J'ai asssisté au bal de Weimar. L'empereur Alexandre danse, mais moi non, quarante ans sont quarante ans.

« Ma santé est bonne, au fond, malgré quelques petits maux.

« Adieu, mon amie.

« Tout à toi. J'espère te voir bientôt.

« Napoléon »

Au matin, il a décidé de savoir ce qu'il doit penser des intentions du tsar.

Il ne répond pas à Alexandre qui, en entrant dans le salon où a lieu chaque jour leur entretien, lui parle avec enthousiasme du bal de Weimar, de la grâce et de la distinction de la princesse Stéphanie de Beauharnais, épouse de Charles, prince héréditaire de Bade et frère de l'impératrice de Russie.

- Stéphanie de Beauharnais, ma belle-sœur, dit Alexandre.

Napoléon écoute, puis, d'une voix sèche, évoque l'Autriche, les menaces de guerre qu'elle fait peser sur la France. Une intervention diplomatique d'Alexandre Ier est la seule manière de maintenir la paix. Le tsar est-il décidé à s'engager ?

Alexandre paraît ne pas avoir entendu.

Il faut savoir.

Napoléon prend son chapeau, le jette à terre, le piétine, crie qu'il veut une réponse précise. Alexandre se lève, se dirige vers la porte.

- Vous êtes violent, moi je suis entêté, dit-il. Avec moi, la colère ne gagne rien. Causons, raisonnons, ou je pars.

Napoléon lui saisit le bras en riant, l'entraîne vers le centre du salon, s'assoit près de lui, bavarde.

- Stéphanie de Beauharnais est une femme d'esprit, dit-il.

Maintenant, il sait.

Alexandre ne signera jamais une alliance l'engageant aux côtés de la France contre l'Autriche.

Voilà enfin les positions des uns et des autres éclaircies.

Il a perdu quelques jours en assauts inutiles, mais il ne s'est pas laissé duper. Talleyrand s'est-il vendu à Vienne, comme il le pressent, et a-t-il incité Alexandre à la résistance ? Aura-t-il jamais la preuve de cette trahison ?

Mais les hommes et les choses sont ainsi. Il faut les voir en face, changer d'objectifs, faire en sorte que la guerre inévitable que Vienne veut déclencher le soit le plus tard possible.

Il faudra donc à nouveau faire la guerre, ici, en Allemagne.

Il regarde ces paysages avec un mélange d'amertume et de mélancolie. Il n'a pas pu imposer la paix. Il se sent détaché de ce qu'il vit ici. Il est déjà ailleurs, en Espagne, où il va devoir courir en quittant Erfurt, puis il faudra faire face aux armées autrichiennes.

Il s'assoit pour l'un de ces dîners qui ne l'amusent déjà plus.

Il a à sa droite le tsar, les rois de Westphalie et de Wurtemberg. À sa gauche, la duchesse de Weimar, les rois de Bavière et de Saxe. Il parle des origines de la Constitution germanique. On s'étonne de son érudition. Il regarde tous ces souverains rassemblés.

Il évoque la vie de garnison, le temps dont il avait disposé durant des années pour lire, étudier, les cahiers de notes qu'il avait remplis.

- Quand j'étais lieutenant d'artillerie..., commence-t-il en dévisageant l'un après l'autre les souverains.

Puis il se reprend :

- Quand j'avais l'honneur d'être lieutenant d'artillerie, dit-il.

Il ne regrette pas ce mouvement de fierté et d'orgueil. Il a été cela. Il est Empereur. Il lui faut changer de tactique avec Alexandre. Il en est si souvent ainsi sur un champ de bataille. On ne peut enfoncer l'ennemi ? On attaque sur les ailes. Mais qu'on n'imagine pas qu'il recule. Il ne va au contraire abandonner aucune des places fortes dont il dispose en Allemagne, sur l'Oder, et qui seront si utiles dans cette guerre qu'Alexandre n'a pas voulu rendre impossible et que Vienne désire.

Talleyrand demande audience. Napoléon l'écoute. Le prince de Bénévent l'invite à la modération, au compromis.

Napoléon le dévisage, puis, comme distraitement, lui dit :

- Vous êtes riche, Talleyrand. Quand j'aurai besoin d'argent, c'est à vous que j'aurai recours. Voyons, la main sur la conscience, combien avez-vous gagné avec moi ?

Il sait que Talleyrand ne se troublera pas, n'avouera rien.

- Je n'ai rien fait avec l'empereur Alexandre, dit Napoléon, paraissant oublier la question qu'il avait posée. Je l'ai retourné dans tous les sens, mais il a l'esprit court. Je n'ai pas avancé d'un pas.

Caulaincourt est entré dans le salon. Napoléon se tourne vers lui.

- Votre empereur Alexandre est têtu comme une mule. Il fait le sourd pour les choses qu'il ne veut pas entendre. Ces diables d'affaires d'Espagne me coûtent cher !..

- L'empereur Alexandre est complètement sous le charme, dit Talleyrand.

Napoléon ricane.

- Il vous le montre, vous êtes sa dupe. S'il m'aime tant, pourquoi ne signe-t-il pas ?

Il interrompt Talleyrand, qui évoque à nouveau les places fortes sur l'Oder, qu'il faudrait sans doute évacuer.

- C'est un système de faiblesse que vous me proposez là ! hurle Napoléon. Si j'y accède, l'Europe me traitera bientôt en petit garçon.

Il prise nerveusement, marche au milieu de la pièce, ignorant Talleyrand et Caulaincourt. Il a appris qu'il faut utiliser toutes les situations. Ne jamais capituler. Il n'aura pas séjourné à Erfurt durant tous ces jours pour abandonner le terrain.

- Savez-vous ce qui fait que personne ne marche droit avec moi ? dit-il en s'approchant de Talleyrand. C'est que, n'ayant pas d'enfant, on croit la France en viager sur ma tête. Voilà le secret de tout ce que vous voyez ici : on me craint et chacun s'en tire comme il peut ; c'est un état de choses mauvais pour tout le monde. Et...

Il détache chaque mot :

- ... Il faudra bien un jour y remédier. Continuez à voir l'empereur Alexandre ; je l'ai peut-être un peu brusqué, mais je veux que nous nous quittions sur de bons termes...

Il retient Caulaincourt, qui voulait s'éloigner avec Talleyrand.

Il faudrait interroger le tsar sur ce qu'il pense d'un nouveau mariage, lui dit Napoléon, sur la nécessité d'avoir des enfants pour fonder la dynastie.

Caulaincourt paraît surpris, gêné.

- C'est pour voir si Alexandre est réellement de mes amis, s'il prend un véritable intérêt au bonheur de la France, car j'aime Joséphine, reprend Napoléon. Jamais je ne serai plus heureux. Mais on connaîtra par là l'opinion des souverains sur cet acte qui serait pour moi un sacrifice. Ma famille, Talleyrand, Fouché, tous les hommes d'État me le demandent au nom de la France. Au fait, un garçon vous offrirait bien plus de stabilité que mes frères, qu'on n'aime pas et qui sont peu capables... Vous voudriez peut-être Eugène ? Les adoptions ne fondent pas bien les dynasties nouvelles. J'ai d'autres projets pour lui.

Peut-être ne restera-t-il d'Erfurt que cette idée de divorce, qu'il a semée pour que l'Europe des souverains ne soit pas surprise quand la répudiation interviendra, pour que le tsar imagine, puisqu'on le consulte à ce sujet, que Napoléon a encore toute confiance en lui.

Alors qu'il n'a signé, ce mercredi 12 octobre, qu'une convention qui est un simple renouvellement, du bout des doigts, de l'alliance de Tilsit.

- J'ai signé en fermant les yeux pour ne pas voir dans l'avenir, murmure Napoléon à Berthier.

Mais il connaît ce futur.

Il a proposé à Alexandre d'adresser une lettre à George III, roi d'Angleterre. Il en choisit les termes : « La paix est donc à la fois dans l'intérêt des peuples du Continent comme dans l'intérêt des peuples de Grande-Bretagne », il faut mettre fin à la « guerre longue et sanglante » pour le « bonheur de l'Europe ».

Des mots que l'Angleterre rejettera.

C'est le vendredi 14 octobre 1808.

Il chevauche aux côtés d'Alexandre sur la route de Weimar. Il regarde autour de lui les états-majors qui caracolent. Les troupes rendent les honneurs. Il entend dans le lointain les cloches des églises d'Erfurt qui carillonnent. Les canons tonnent.

Il arrête son cheval à l'endroit précis où, il y a dix-huit jours, il a accueilli Alexandre Ier. Les illusions et les espoirs sont depuis tombés.

La voiture du tsar attend avec son escorte.

Il embrasse Alexandre. Il le tient quelques secondes aux épaules, puis le regarde monter dans sa voiture.

Il se sent lourd, se hisse lentement sur son cheval, et reprend la route d'Erfurt.

C'est le silence. Ni cloches ni canons. Seulement le martèlement sourd des sabots des chevaux sur la terre mouillée par une pluie fine et tenace.

Napoléon avance au pas, seul, en avant de son état-major.

Il a la tête baissée. Il se laisse guider par le cheval.

Il ferme les yeux pour ne pas voir cet avenir qu'il imagine.

Загрузка...