16.


Il est impatient et furieux. Dans la cour de l'évêché d'Orléans, ce dimanche 3 avril 1808, il tempête. Il est 4 h 30. Il attend qu'on finisse d'atteler les chevaux à la berline. Il va d'un mur à l'autre, ignorant Champagny qui se tient au milieu de la cour. Il bute sur les pavés que rend glissants une pluie fine. Rien ne va comme il veut.

Depuis qu'il a quitté le château de Saint-Cloud, hier à midi, c'est comme si le destin voulait entraver sa marche vers Bordeaux, Bayonne et l'Espagne. Les voitures de sa suite n'étaient pas prêtes. Elles rejoindraient la berline de l'Empereur à la première étape à Orléans, avec la bibliothèque portative, la vaisselle, les provisions de bouche et les vins, les portemanteaux, les fourriers, les domestiques. Mais, à l'arrivée à Orléans, à 21 heures, point de voitures. Et où sont-elles ce matin, alors qu'on finit d'atteler la berline ?

Il monte dans la voiture, fait signe qu'on peut partir, et Champagny doit courir pour s'installer à son tour sur la banquette en face de Napoléon.

Les lettres et les dépêches sont posées près de l'Empereur.

Il les saisit. Il les brandit devant le visage de Champagny.

Le ministre des Relations extérieures doit savoir que monsieur mon frère, roi de Hollande, refuse le trône d'Espagne. Et qu'invoque-t-il, lui que j'ai posé sur son trône, lui qui n'était rien ? Il n'est pas, dit Louis, « un gouverneur de province. Il n'y a pas d'autre promotion pour un roi que celle du ciel. Ils sont tous égaux ».

Napoléon jette la lettre. Voilà ce que devient un homme auquel on donne du pouvoir. Il s'aveugle.

Prétendrait-il être mon égal ?

Napoléon se rencogne dans la berline.

Où, sinon parmi les héros antiques, trouverait-il quelqu'un à sa mesure ? Ou même simplement un homme qui pourrait comprendre ses desseins, les soutenir avec intelligence ?

Il regarde cette campagne tourangelle paisible sur laquelle se lève le jour. La brume s'accroche aux arbres qui bordent les ruisseaux. Les champs sont encore déserts.

Il se sent seul dans le monde, sans interlocuteur. Peut-être le tsar Alexandre Ier est-il le souverain, l'homme avec lequel il a pu le mieux dialoguer. Mais les autres ? Les habiles, comme Talleyrand et Fouché, ne sont pas dignes de confiance. Et ne sont que des subordonnés jouant leur partie.

Talleyrand est vénal et Fouché a ses propres objectifs. Il continue d'entretenir les bruits de divorce.

« Je lui ai fait connaître dix fois mon opinion là-dessus, dit Napoléon. Tous les propos sur le divorce font un mal affreux ; ils sont aussi indécents que nuisibles. Il est temps qu'on finisse de s'occuper de cette matière-là. Et je suis scandalisé de voir la suite qu'il y met. »

Mais Fouché s'obstine.

Sur qui puis-je compter ? Mes frères ? Louis se croit mon égal et refuse l'Espagne. Jérôme tient trop à son trône de Westphalie pour accepter d'aller à Madrid. Avec une épouse luthérienne, que ferait-il chez les papistes ? Lucien est un incorrigible rebelle. Lors de l'entrée des troupes françaises à Rome, il a pris le parti du pape ! Lui se croit devenu prince romain.

Reste Joseph, auquel je peux proposer de troquer le royaume de Naples contre celui d'Espagne, et je donnerai Naples à Caroline et à Murat, « ce héros et cette bête » qui, au moins, sait ce qu'il vaut. « Ne doutez jamais de mon cœur, il vaut mieux que ma tête », a-t-il écrit.

Je suis seul. Sans égal, et donc sans allié. Sans personne pour comprendre ma politique !

Napoléon se redresse. Le jour est levé. On entre dans Poitiers. On s'arrête au relais. Il descend de berline.

Une voiture est là avec une escorte. Trois hommes richement vêtus s'avancent, le saluent. Il les ignore. Quel est ce guet-apens ?

Trois grands d'Espagne, explique Champagny. Le duc Medinacelí, le duc de Frías, et le comte de Fernân Nuñez viennent notifier à l'Empereur l'avènement du prince des Asturies comme nouveau roi d'Espagne, sous le nom de Ferdinand VII.

Napoléon s'éloigne.

Le prince des Asturies, roi d'Espagne ! C'est trop tard. Napoléon a tranché. Le roi d'Espagne sera un Bonaparte. Napoléon ne recevra pas les trois grands d'Espagne.

Il repart. Qu'on leur dise que Ferdinand vienne à ma rencontre, que je l'attendrai à Bayonne.

Il monte dans la berline sans jeter un regard vers les trois hommes qui s'inclinent.

- Les intérêts de ma maison et de mon Empire demandent que les Bourbons cessent de régner en Espagne, dit-il à Champagny. Les pays de moines sont faciles à conquérir. Si cela devait me coûter quatre-vingt mille hommes, je ne le ferais pas, mais il n'en faudra pas douze mille : c'est un enfantillage.

Il fait plein soleil maintenant, on a traversé Angoulême.

- Je ne voudrais faire de mal à personne, reprend-il, mais quand mon grand char politique est lancé, il faut qu'il passe. Malheur à qui se trouve sous les roues.

À Barbezieux, dans la grande salle au plafond voûté de l'auberge de La Boule-Rouge, il a fait asseoir Champagny et son secrétaire à sa table. Il a rapidement déjeuné d'un chapon rôti et d'un verre de vin de Touraine. Les jambes allongées, la main droite glissée dans le gilet, il dicte, il parle.

Il est ici comme au bivouac, en campagne. Et n'est-ce pas cela qu'il aime ?

Il a passé la dernière nuit à Paris chez Marie Walewska avant de regagner le château de Saint-Cloud. Nuit paisible, comme une rade. Mais il faut lever l'ancre, aller vers le large, si l'on veut découvrir de nouveaux continents. Et il a quitté Marie Walewska avec des sentiments mêlés, faits de regrets et d'enthousiasme. Enfin, il retrouve, après trois mois passés dans les palais et châteaux impériaux, le vent de la route, la surprise des logements qu'on découvre, les paysages et les visages nouveaux, tout ce qui fait sa vie depuis toujours, le mouvement, le changement, l'impromptu. Il ne sera jamais un souverain assis. Mais cela ne signifie pas que, comme on le chuchote dans le salon de Mme de Récamier, et même dans celui de l'Impératrice, et comme le suggère Talleyrand, il aime la guerre.

Il se penche vers Champagny.

- La paix, dit-il, je la veux par tous les moyens conciliables avec la dignité et la puissance de la France. Je la veux au prix de tous les sacrifices que peut permettre l'honneur national.

Il se lève.

- Chaque jour, je sens que la paix devient plus nécessaire. Les princes du Continent le désirent autant que moi ; je n'ai contre l'Angleterre ni prévention passionnée ni haine invincible.

Il marche dans la salle. Il prise d'un geste saccadé.

- Les Anglais ont suivi contre moi un système de répulsion ; j'ai adopté le système continental pour amener le cabinet anglais à en finir avec nous. Que l'Angleterre soit riche et prospère, peu m'importe, pourvu que la France et ses alliés le soient comme elle.

Il se rassied. C'est pour cela qu'il faut que sa dynastie règne en Espagne et que les troupes françaises soient au Portugal.

- La paix seule avec l'Angleterre me fera remettre le glaive au fourreau, et rendre à l'Europe la tranquillité.

Il frappe du poing sur la table, s'adresse à Méneval. Qu'il prenne sous la dictée des lettres pour Berthier, prince de Neuchâtel, major général de la Grande Armée, et pour Murat, grand-duc de Berg, lieutenant général en Espagne.

Il marche à nouveau et, les mains derrière le dos, d'une voix tranchante, il commence.

« Vous devez vous souvenir des circonstances où, sous mes ordres, vous avez fait la guerre dans de grandes villes. On ne s'engage point dans les rues. On occupe les maisons des têtes de rues, et on établit de bonnes batteries... Il faut rendre les généraux responsables des hommes isolés... Point de petits paquets ; qu'on ne fasse marcher que par colonnes de cinq cents hommes. Dans le pays ou village qui pourrait s'insurger ou qui aura maltraité des soldats et des courriers, y faire un grand exemple. S'il y a un mouvement à Madrid, vous le réprimerez à coups de canon, et vous en ferez une sévère justice... »

Il va vers la porte. Il lance une dernière phrase :

« Quand je jugerai le moment arrivé, j'arriverai à Madrid comme une bombe. »

Le soir de ce lundi 4 avril, il entre dans Bordeaux.

La ville est déserte. Devant la préfecture, l'officier qui commande le poste de garde se précipite, explique qu'on attendait l'Empereur ce matin. Les troupes ont regagné leurs quartiers.

Napoléon regarde à peine l'officier puis le préfet, se fait conduire à sa chambre. Et, sans tourner la tête, lance :

- Revue demain au Champ-de-Mars de la Garde, de la cavalerie, visite du port.

Il a la certitude que, s'il pouvait tout accomplir lui-même aussi vite qu'il pense et veut, alors il aurait déjà organisé le monde entier. Mais il y a les autres souverains, les préfets, les soldats, les ennemis. Et, pour les rendre efficaces ou les réduire, il faut que personnellement il les voie, les pousse en avant, ou bien qu'il les soumette.

Il est le cœur de son Empire. Le principe qui tient rassemblé tout ce qu'il a conquis, bâti.

Voilà pourquoi il veut un fils, pour le placer près de lui afin que, le jour venu, la succession soit naturelle, indiscutable.

Un fils, cela signifie divorce, cela veut dire rejeter Joséphine.

Il la voit descendre de voiture dans la cour du palais de la préfecture, alors qu'il fait manœuvrer les soldats du 108e régiment de ligne. C'est son travail d'Empereur qui a besoin de troupes aguerries et fidèles. Il doit être là, à leur tête, même pour l'exercice. Et il aime ce mouvement des hommes en ligne, la perfection mécanique de leurs gestes et de leurs pas. Il aime lancer des ordres, le corps tendu sur les étriers. C'est cela, sa vie, depuis toujours.

Joséphine s'est immobilisée. Elle est vêtue de blanc. Il est ému par cette silhouette qui, enveloppée par les voiles, reste juvénile et élégante. C'est comme si le passé et ses émotions resurgissaient.

Il va vers elle, l'accueille avec cérémonie. Elle s'incline, souriante. Ils sont deux vieux complices.

Le soleil est léger. Une brise marine souffle sur la Gironde. Le mardi 12 avril, avec Joséphine, Napoléon descend le fleuve depuis le quai du Chapeau-Rouge jusqu'à l'entrepôt des grains.

Il a pris la main de Joséphine. Le printemps incite à la tendresse. Tout serait simple s'il n'y avait les exigences de la politique et la force du destin.

Il regarde Joséphine. Lorsque le moment de la séparation viendra, car il viendra, il faudra qu'il la protège. Et pour l'instant, puisque le moment n'est pas venu, il faut qu'il la préserve, qu'il lui donne le plaisir des jours, dans une sorte d'insouciance.

Elle se prête à ce jeu. Elle chuchote des confidences. Elle lui rappelle des moments intimes.

Il doit la quitter pour se rendre à Bayonne, mais dès qu'il arrive il lui écrit.

« Mon amie, je donne l'ordre qu'il soit fait un supplément de 20 000 francs par mois à ta cassette, pendant ton voyage, à compter du 1er avril.

« Je suis horriblement logé. Je vais dans une heure changer, et me mettre à une demi-lieue, dans une bastide. L'infant Don Charles et cinq ou six grands d'Espagne sont ici. Le prince des Asturies est à vingt lieues. Le roi Charles et la reine arrivent. Je ne sais où je logerai tout ce monde-là. Tout est encore à l'auberge. Mes troupes se portent bien en Espagne.

« J'ai été un moment à comprendre tes gentillesses ; j'ai ri de tes souvenirs. Vous autres femmes, vous avez de la mémoire.

« Ma santé est bonne, et je t'aime de bien bonne amitié. Je désire que tu fasses des amitiés à tout le monde à Bordeaux ; mes occupations ne m'ont permis d'en faire à personne.

« Napoléon »

Les cloches sonnent à Bayonne lorsqu'il sort de la ville pour atteindre le château de Marracq. Il parcourt le vaste parc à cheval, distingue une tourelle, qui sert de colombier, à l'extrémité de la muraille qui ferme le parc. À quelques centaines de mètres en contrebas coule la Nive. Il décide de s'installer là. La demeure est vaste. D'autres châteaux situés à peu de distance peuvent accueillir les membres de la cour. Il veut qu'ils le rejoignent dans quelques jours. Il aime avoir son monde autour de lui. Et le parc est assez vaste pour y faire manœuvrer des troupes.

Ici il recevra les Bourbons d'Espagne.

Le mercredi 20 avril, voici Ferdinand, prince des Asturies, qui se croit roi d'Espagne !

Napoléon l'observe en silence. Il l'accompagne en haut de l'escalier, l'invite à dîner, tente de le faire parler. Le prince des Asturies a les yeux et le visage ronds. Il émane de son corps une impression de veulerie.

« Le roi de Prusse est un héros en comparaison du prince des Asturies ! s'exclame Napoléon. Il ne m'a pas encore dit un mot ; il est indifférent à tout, très matériel, il mange quatre fois par jour et n'a idée de rien... »

Peu après arrivent le roi Charles IV, la reine Marie-Louise et son favori, Manuel Godoy.

Est-ce cela, une dynastie issue des Bourbons ?

« Le roi Charles est un brave homme, il a l'air d'un patriarche franc et bon. La reine a son cœur et son histoire sur sa physionomie ; c'est vous en dire assez, confie Napoléon à Talleyrand. Cela passe tout ce qu'il est permis d'imaginer... Le prince de la Paix, Godoy, a l'air d'un taureau... Il a été traité avec une barbarie sans exemple, un mois entre la vie et la mort, toujours menacé de périr. Diriez-vous que dans cet intervalle il n'a pas changé de chemise et qu'il avait une barbe de sept pouces... »

Il éprouve pour ces Bourbons de la pitié mêlée de mépris et de dégoût.

Ces gens-là ne méritent plus de régner. C'est justice de les chasser du trône. Et c'est l'intérêt de ma dynastie, de l'Europe et de l'Espagne. Quant à Ferdinand VII, qui se veut roi, celui-là, c'est l'ennemi.

« Le prince des Asturies est très bête, très méchant, très ennemi de la France, explique Napoléon à Talleyrand. J'ai fait arrêter ses courriers, sur lesquels on a trouvé des lettres pleines de fiel et de haine contre les Français, qu'il appelle à plusieurs reprises : ces maudits Français. Vous sentirez bien qu'avec mon habitude de manier les hommes, son expérience de vingt-quatre ans n'a pu m'en imposer ; et cela est si évident pour moi qu'il faudrait une longue guerre pour m'amener à le reconnaître pour roi d'Espagne. »

Il les regarde se chamailler. Le père reprochant au fils de lui avoir volé la couronne, le fils répondant avec insolence, la mère emportée par la colère, insultant son fils, défendant son amant, et celui-ci demeurant silencieux, épuisé.

Ils sont laids, ils sont lâches. Charles IV pleure comme un enfant. Ferdinand mange avec voracité.

Ils attendent de moi que je choisisse entre eux.

J'ai choisi ce qu'ils n'imaginent même pas. Le plan est arrêté. Il faudra l'exécuter, le leur faire accepter. Il y aura quelques cris, quelques larmes. Mais ces gens-là ne sont plus rien.

Le 2 mai, il dicte une lettre pour Murat. Le grand-duc de Berg doit lui aussi être averti.

« Je suis content du roi Charles et de la reine, écrit Napoléon. Je leur destine Compiège.

« Je destine le roi de Naples à régner à Madrid. Je veux vous donner le royaume de Naples ou du Portugal. Répondez-moi sur-le-champ ce que vous en pensez, car il faut que cela soit fait dans un jour. »

Joséphine arrive au château gaie, heureuse. Hortense vient d'accoucher d'un fils, le 20 avril, qu'elle a prénommé Charles-Louis-Napoléon1.

Napoléon l'entraîne. Il la trouve embellie. Ils descendent vers la Nive. Il fait chaud, il la pousse dans la rivière. Ils s'aspergent, prennent une barque, se dirigent vers le château de Lauga, où Caroline Murat vient de s'installer.

Il faudra qu'elle accepte de ne plus rêver à l'Espagne, mais à Naples, un beau royaume. Il rit. Il a écrit à Joseph que « l'Espagne n'est pas ce qu'est le royaume de Naples... À Madrid, vous êtes en France. Naples est au bout du monde. Je désire donc qu'immédiatement après avoir reçu cette lettre vous laissiez la régence à qui vous voudrez... Et que vous partiez pour vous rendre à Bayonne par le chemin de Turin, du Mont-Cenis et de Lyon ».

Joseph est l'aîné de la famille. Il a droit à ce trône d'Espagne, que les autres frères ont refusé. Il l'acceptera. Il n'aura pas le choix.

Si ces Bourbons savaient !

Il les voit s'avancer dans le parc, vers Joséphine. Elle est la grâce. Il lui prend la main, la conduit à table. Elle présidera le dîner.

Une petite cour s'est reconstituée au château de Marracq, organisée par le grand maréchal Duroc.

Parmi les jeunes femmes qui composent la suite de Joséphine et qui s'inclinent devant lui, Napoléon aperçoit une jeune femme dont le nom lui revient aussitôt, Mlle Guillebeau, qu'il avait remarquée à l'un des bals masqués donnés à Paris par Caroline ou Hortense. Il la fixe longuement. Elle ne baisse pas les yeux. Toute son attitude dit qu'elle accepte. Napoléon se sent guilleret. Il lance un coup d'œil à Joséphine. Elle a vu. Elle sourit, consentante. Elle ne craint pas cela. Elle souhaite même ces infidélités. Ce ne sont qu'affaires de corps. La politique et le cœur sont ailleurs. Dans le divorce, et chez Marie Walewska. Mais Marie est à Paris. Et il faut toujours prendre ce que le destin offre.

Ce soir, il rendra visite à Mlle Guillebeau, sous les combles du château.

Il s'assoit en face de Joséphine et de Charles IV. À sa droite, la reine Marie-Louise. Un couple qu'il trouve pitoyable. Au bout de la table se tient Ferdinand, dont le visage aux traits lourds dit l'avidité. « Quelque chose qu'on lui dise, raconte Napoléon, il ne répond pas ; qu'on le tance ou qu'on lui fasse des compliments, il ne change jamais de visage. Pour qui le voit, son caractère se dépeint par un seul mot : sournois. »

Quand donc les contraindrai-je à renoncer à ce qu'ils croient posséder encore, la Couronne d'Espagne ?

Il hésite. Il pense à Mlle Guillebeau, à la nuit qui vient. Il faudrait aussi un événement, un signe qui lui permette de balayer en quelques phrases les illusions de cette famille qu'il méprise.

Le 5 mai 1808, il n'a encore rien dit.

Il se promène, ce jeudi-là, dans le parc du château de Marracq.

C'est le milieu de l'après-midi. Il fait doux.

Il n'a pas pu refuser de donner son bras à cette petite femme grosse, laide, vulgaire, la reine Marie-Louise, qui respire bruyamment, se plaint d'une voix aiguë de son fils Ferdinand, ce traître. Elle se lamente des souffrances que les émeutiers ont infligées à « son » prince de la Paix, Godoy. Elle s'en remet à l'Empereur, dit-elle en lui pressant le bras. Charles IV approuve sa femme. Il se tient de l'autre côté de Napoléon. Ils sont tous deux comme des sujets qui quémandent.

Napoléon se retourne, il aperçoit Joséphine aux côtés de Duroc et de Ferdinand. Il éprouve tout à coup pour elle un élan de gratitude. Elle l'a toujours soutenu avec intelligence. Ici encore, elle écoute quand il le faut les souverains d'Espagne, elle a la grâce naturelle d'une souveraine.

Il voit un officier qui s'avance, venant du château, précédé d'un aide de camp. L'officier, dont l'uniforme est couvert de poussière, porte un gros portefeuille de cuir. Il doit être envoyé par Murat.

Napoléon s'approche en compagnie de Marie-Louise et de Charles IV.

- Qu'y a-t-il de nouveau à Madrid ? demande-t-il en reconnaissant le capitaine Marbot, un aide de camp de Murat.

Il s'étonne du silence de l'officier qui présente les dépêches, le regard fixe.

- Que se passe-t-il ? répète Napoléon.

L'officier se tait toujours.

Napoléon prend les dépêches, entraîne l'officier loin des Bourbons et, au fur et à mesure que l'on s'éloigne, le capitaine Marbot se met à parler. Sous les arbres, tout en marchant le long du mur de clôture, Napoléon écoute, lit les dépêches de Murat.

Le 1er mai, la foule s'est rassemblée Puerta del Sol, à Madrid. Elle a été difficilement dispersée. Le lundi 2 au matin, l'émeute à l'annonce du départ de la capitale du plus jeune des fils de Charles IV, don Francisco, s'est déchaînée. Les soldats français isolés dans Madrid ont été égorgés. Plusieurs milliers d'émeutiers ont attaqué les escadrons de dragons ou de la Garde qui, venant des faubourgs, pénétraient dans la capitale. Sur la Puerta del Sol, les soldats espagnols ont rejoint les émeutiers et tiré à mitraille sur les Français. Les combats se sont prolongés le mardi 3 mai.

Napoléon interrompt le capitaine Marbot. Ce ne sont pas les détails d'une bataille qui comptent, mais la conclusion, dit-il.

Il lit la dernière lettre de Murat. Les mameluks ont chargé avec la Garde.

- Plusieurs milliers d'Espagnols ont été tués, dit Marbot.

Le peuple, poursuit-il, est désespéré. Il n'accepte pas que la famille royale ait été conduite en France. Les émeutiers ont fait montre d'un courage féroce, même les femmes et les enfants ont attaqué les Français.

- Ils nous haïssent, même après notre victoire...

Napoléon l'interrompt.

- Bah, bah, dit-il en retournant vers le centre du parc où les souverains espagnols l'attendent. Ils se calmeront et me béniront lorsqu'ils verront leur patrie sortir de l'opprobre et du désordre dans lequel l'avait jetée l'administration la plus faible et la plus corrompue qui ait jamais existé...

Il donne une tape sur l'épaule de Marbot, lui pince l'oreille.

Voilà l'événement qu'il attendait pour balayer les Bourbons d'Espagne.

Il interpelle d'une voix forte Ferdinand, raconte les émeutes de Madrid, le sang répandu, les Français assassinés, la sévérité nécessaire de la répression ordonnée par Murat, la rébellion enfin écrasée après ces journées des 2 et 3 mai.

Il regarde Charles IV se précipiter vers son fils, hurler : « Misérable ! », l'accuser d'être responsable de l'émeute. C'est sa criminelle rébellion, l'usurpation de la couronne de son père qui ont déclenché ce massacre. La reine Marie-Louise se lance à son tour contre Ferdinand, le frappe.

- Que ce sang retombe sur ta tête ! hurle-t-elle.

Napoléon s'éloigne. Joséphine, Duroc, les dames et les officiers de leur suite laissent la reine et le roi continuer d'insulter leur fils qui, pâle, se tait.

Il suffit maintenant de ramasser la Couronne d'Espagne qu'ils ont fait rouler à terre.

Il convoque Ferdinand, lui parle sans même le regarder, comme on le fait à un homme qu'on méprise.

- Si d'ici à minuit vous n'avez pas reconnu votre père pour votre roi légitime et ne le faites savoir à Madrid, vous serez traité comme rebelle.

Il suffira ensuite d'obtenir l'abdication de Charles IV. Duroc a déjà préparé le traité. On paie les Bourbons comme des valets qu'on licencie.

Napoléon ne lit pas lui-même le texte du traité. Il marche dans le salon du château de Marracq aux poutres noircies par la fumée.

« Le château de Compiègne et la forêt du même nom sont donnés à vie à Charles IV et le château de Chambord lui est abandonné à perpétuité, lit Duroc. Le Trésor français paiera annuellement à Charles IV une liste civile de 7 500 000 francs. »

D'ici là, le roi et la reine logeront à Fontainebleau, et Ferdinand sera hébergé par Talleyrand, dans son château de Valençay.

Napoléon est seul dans le parc. Il marche dans l'allée qui conduit au bord de la Nive. La nuit tombe. Il attend que le château soit endormi pour rejoindre Mlle Guillebeau dans la petite chambre qu'elle occupe sous les combles et où il fait si chaud qu'il faut laisser la fenêtre ouverte.

Il aime l'odeur de la campagne, la rumeur du vent. Aux Tuileries, il se sent enfermé. Il étouffe. Il a besoin d'horizon et de vent.

Il remonte lentement vers le château.

Il a donc chassé les Bourbons d'Espagne comme il avait chassé les Bourbons de Naples. Cette dynastie est morte. Elle n'a pas su défendre ses droits. Quand l'énergie manque à un homme, à une dynastie ou à un peuple, il est juste qu'ils succombent.

Les Espagnols accepteront-ils ou bien se lèveront-ils pour défendre leurs souverains ?

Il faut les convaincre.

Il marche plus vite. En entrant au château, il convoque Méneval. Mlle Guillebeau attendra.

Dans le cabinet de travail qu'envahissent les bruits de la campagne et le chant lointain de la rivière, il dicte :

« Espagnols, après une longue agonie, votre nation périssait. J'ai vu vos maux. Je vais y porter remède... Vos princes m'ont cédé tous leurs droits à la Couronne des Espagnes... Votre monarchie est vieille, ma mission est de la rajeunir.

« J'améliorerai toutes vos institutions et je vous ferai jouir, si vous me secondez, des bienfaits d'une réforme, sans froissement, sans désordre, sans convulsion...

« Je placerai votre glorieuse couronne sur la tête d'un autre que moi-même, en vous garantissant une Constitution qui concilie la sainte et salutaire autorité du souverain avec les libertés et les privilèges du peuple...

« Je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent : il est le régénérateur de notre patrie. »

Il pense à Joseph, qui doit s'être mis en route. Aura-t-il la main assez ferme pour tenir les rênes de ce pays ? Pour se faire accepter par son peuple ?

- Le plus gros de la besogne est fait, murmure-t-il.

Il fait signe à Méneval. Il veut dicter une lettre pour Talleyrand.

« Je regarde donc, commence-t-il, le plus gros de la besogne comme fait. Quelques agitations pourront avoir lieu ; mais la bonne leçon qui vient d'être donnée à la ville de Madrid, celle qu'a reçue dernièrement Burgos doivent nécessairement décider promptement des choses... »

Il faut seulement que personne ne vienne inciter les Espagnols à la révolte.

« J'ai le plus grand intérêt, continue Napoléon, à ce que le prince des Asturies ne commette aucune fausse démarche. Je désire donc qu'il soit amusé et occupé... »

Il demeurera à Valençay, chez Talleyrand, un maître connaisseur en divertissements.

« J'ai donc pris le parti de l'envoyer dans une campagne, chez vous, en l'environnant de plaisirs et de surveillance. »

Napoléon va jusqu'à la fenêtre. Le parc est comme illuminé par la blancheur laiteuse de la lune.

Il revient vers Méneval, dit d'une voix joyeuse : « Si le prince des Asturies s'attachait à quelque jolie femme, cela n'aurait aucun inconvénient, surtout si on en était sûr. »

D'un pas rapide, il traverse la pièce et s'engage dans l'escalier qui conduit chez Mlle Guillebeau.

Tôt le matin, il se promène dans le parc du château de Marracq. Une brume légère estompe le bleu du ciel. Mais, sous cette gaze, le temps s'annonce beau, éclatant.

Il descend l'Adour en barque avec Joséphine. Il monte à bord d'une frégate qui vient d'entrer dans le port de Bayonne. Il va jusqu'à Saint-Jean-de-Luz. Les longues lignes de la barre tracent sur la couleur sombre de l'océan des parallèles blanches.

Il entraîne Joséphine sur la plage de sable.

Cette fin du mois de mai 1808 et ces premiers jours de juin annoncent un été tranquille, que parfois la chaleur orageuse de la mi-journée vient tourmenter.

Il apprend, le dernier jour de mai, que Murat est malade, et dans le paquet de dépêches qui annoncent la jaunisse du lieutenant général, d'autres lettres signalent qu'ici et là les troupes françaises sont attaquées.

« Ce sont des brigands. Ils nous tuent quand nous marchons isolément. »

Napoléon s'emporte. Il avait donné des ordres. Il faut, répète-t-il, avancer en colonnes, désarmer les habitants, utiliser l'artillerie contre les villes, faire des exemples.

Il exige qu'on lui fasse parvenir rapidement des dépêches.

« La première chose en tout, c'est de ménager de bonnes informations, insiste-t-il dans ses lettres à Murat. Je vois avec peine votre indisposition ; mais la consultation des médecins me rassure ; j'espère apprendre bientôt que l'émétique et un peu de sueur vous auront fait du bien. »

Mais quand il rentre au château de Barracq, sous un orage qui a éclaté peu après qu'il a quitté Bayonne, la première dépêche qu'il ouvre annonce le massacre de trois cent trente-huit soldats à Valence. Les émeutiers qui ont égorgé les Français de la garnison étaient conduits par un chanoine, Calvo.

Il s'arrête de lire.

Peut-être, en effet, est-ce une insurrection de fanatiques qui commence, guidée par les moines et les prêtres. Qui sait si le pape, ses cardinaux romains ne sont pas derrière ce mouvement qui s'étend ? Chaque dépêche annonce l'insurrection d'une ville - Saragosse, Barcelone, Malaga, Cadix, Badajoz, Grenade. À Oviedo, les habitants ont été appelés à se révolter par le chanoine qui a, les informateurs en sont sûrs, qualifié Napoléon d'« Antéchrist ». Les soldats français sont appelés les « suppôts du diable » ou bien les « troupes de Voltaire ».

Il ne faut pas que l'incendie se propage.

Napoléon écrit au ministre de la Guerre, Clarke. Qu'on expédie des réserves en Espagne sans affoler l'opinion avec des rumeurs de guerre.

« Pour ne pas faire trop de bruit à Paris, ces régiments peuvent faire la première marche à pied, comme à l'habitude, et ne prendre les voitures qu'à une journée de Paris. »

Il faut que Joseph soit rapidement à pied d'œuvre à Madrid.

Il va à la rencontre de son frère à la sortie de Bayonne. Joseph s'inquiète, assure que le pape demande à tous les évêques espagnols de refuser de reconnaître ce « roi franc-maçon, hérétique, luthérien, comme sont tous les Bonaparte et la nation française ». Joseph, toujours pusillanime et qu'une rumeur inquiète, est terrorisé.

Napoléon le prend par le bras, le conduit dans la salle à manger du château de Marracq où un dîner est donné en son honneur. Il le rassure. Les délégués espagnols, réunis en une junte, l'ont reconnu comme souverain.

- Soyez sans inquiétude, rien ne vous manquera. Soyez gai, et surtout portez-vous bien !

Joseph hésite. Il a rassemblé ses propres informations sur l'Espagne.

- Personne n'a dit toute la vérité à Votre Majesté, murmure-t-il.

Il baisse la tête comme s'il n'osait pas avouer ce qu'il pense, ce qu'il pressent.

- Le fait est qu'il n'y a pas un Espagnol qui se montre pour moi, excepté le petit nombre de personnes qui ont assisté à la junte, conclut-il.

Est-ce là un propos de souverain ? Joseph croit-il qu'on est roi sans effort ? Croit-il qu'il ne faut pas combattre ?

- Vous ne devez pas trouver trop extraordinaire de conquérir votre royaume, dit Napoléon.

Il fixe Joseph dont le regard se détourne. Est-ce là le roi qu'il faut à l'Espagne ? Pourquoi dois-je tenir à bout de bras tous ceux que je charge d'une fonction, d'une tâche ?

Suis-je si seul ?

- Philippe V et Henri IV, reprend-il, ont été obligés de conquérir leur royaume.

Il faut rassurer Joseph.

- Soyez gai, ne vous laissez pas affecter et ne doutez pas un instant que les choses finiront mieux et plus promptement que vous ne pensez.

Mais Murat continue d'être alité et s'apprête à quitter Madrid sur une civière. Mais Saragosse résiste aux assauts, aux boulets, à la mitraille. Mais les Anglais débarquent au Portugal, interviennent en Espagne. Mais les armées espagnoles se reconstituent, marchant vers Madrid. Mais les jours passent et l'insurrection s'étend.

Dans le parc du château de Marracq, Napoléon organise des troupes. Il hésite. La tentation est grande de se mettre à la tête de ses escadrons de cavalerie, de marcher avec la Garde, de rentrer dans Madrid d'où Joseph, qui y est à peine arrivé, songe déjà à s'éloigner, affolé à l'idée d'être pris. Il appelle au secours. Il craint d'être tué, dit-il.

Cette peur qui suinte de ses lettres n'est pas d'un roi, n'est pas digne d'un homme qui est mon frère.

« Le style de votre lettre ne me plaît point, répond Napoléon. Il ne s'agit point de mourir mais de vivre et d'être victorieux ; et vous l'êtes et le serez.

« Je trouverai en Espagne les colonnes d'Hercule, et non les limites de mon pouvoir... Soyez tranquille sur l'issue de tout cela. »

Le maréchal Bessières ne vient-il pas de remporter une victoire à Medina de Río Seco ? Et les troupes du général Dupont ne sont-elles pas engagées à Baylen contre les Espagnols ? Elles sont en situation de vaincre ces rebelles.

Napoléon regarde défiler les troupes dans le parc du château de Marracq.

S'il bondissait en Espagne, il réglerait tout cela, il en est sûr. Mais il doit tenir compte de toutes les pièces de l'échiquier. Les rapports de police indiquent que l'on complote à Paris. Peu de chose, quelques républicains qui bavardent contre l'Empire, mais quelle confiance accorder à Fouché, ministre de la Police générale ?

Napoléon a le sentiment qu'il doit être partout. Il devrait être à Madrid, mais aussi à Paris. Et en Allemagne, puisque l'Autriche reconstitue ses armées. Dans quel but ?

Vienne s'apprête-t-elle à ouvrir la guerre, pensant que je suis enlisé en Espagne ? C'est dans la nature des choses !

« Puisque l'Autriche arme, dit-il à Berthier, il faut donc armer. Aussi j'ordonne que la Grande Armée soit renforcée... S'il est un moyen d'éviter la guerre, c'est de montrer à l'Autriche que nous ramassons le gant et que nous sommes prêts. »

La guerre encore, déjà !

Napoléon quitte le château de Marracq le 20 juillet. La chaleur est torride. Sur la route d'Auch, de Toulouse, de Montauban, d'Agen, la canicule est accablante. On roule de nuit afin d'éviter le soleil qui, dès l'aube, incendie la campagne.

Napoléon a décidé de regagner Paris. Il a choisi de colmater les brèches qui s'ouvrent au nord, pour pouvoir, plus tard, régler la question d'Espagne, si l'insurrection n'est pas écrasée d'ici là. Il y compte. Il l'espère.

À chaque étape, il guette l'arrivée des courriers.

À Bordeaux, le 2 août, il perçoit l'émotion de l'aide de camp qui lui tend la dépêche. Il la parcourt d'un seul regard. Le général Dupont a capitulé à Baylen devant les troupes et les insurgés espagnols du général Castanos. Vingt mille hommes ont rendu leurs armes et leurs drapeaux, en échange de la promesse d'être rapatriés !

Napoléon jette la dépêche à terre, hurle :

- Bête ! Imbécile ! Poltron ! Dupont a perdu l'Espagne pour sauver ses bagages !

Il donne des coups de pied dans la dépêche.

- C'est une tache sur son uniforme ! crie-t-il.

Il se fait apporter les cartes, les dépêches successives qu'avaient envoyées Dupont. Il écrit au général Clarke, ministre de la Guerre.

« Je vous envoie des pièces pour vous seul ; lisez-les, une carte à la main, et vous verrez si, depuis que le monde existe, il y a eu rien de si bête, de si inepte, de si lâche... Tout ce qui est arrivé est le résultat de la plus inconcevable ineptie. »

Il enrage. Il est seul. La lâcheté, l'aveuglement, la bêtise de ceux qui le servent sont ses premiers ennemis.

Mais il faut faire face.

À Rochefort, le vendredi 5 août, il s'enferme avec ses généraux et quelques ministres arrivés de Paris ; qu'on dirige la moitié des troupes stationnées en Allemagne vers l'Espagne. Que le maréchal Ney en prenne le commandement.

Puis il s'isole.

C'est la première fois depuis qu'il commande et gouverne, depuis qu'il règne et combat dans toute l'Europe, que des unités de son armée capitulent.

La première fois.

Il serre les dents. Il maîtrise cette douleur qui ronge son estomac. Il sait bien qu'autour de lui les ennemis sont à l'affût. Cette perte de vingt mille hommes va résonner dans toute l'Europe.

Il lance un ordre. Un courrier doit partir, brûler toutes les étapes, atteindre Saint-Pétersbourg avant que la nouvelle de la capitulation de Baylen soit parvenue à Alexandre Ier.

Ne jamais laisser soupçonner que l'on est affaibli, précéder la réaction de l'autre, lui laisser entendre que l'on est prêt à évacuer, comme il le désire, la Prusse, lui suggérer une rencontre. Montrer que l'on ne craint rien. Que l'on est plus déterminé et plus puissant que jamais.

Il rentre à Paris par les villes de l'Ouest, La Rochelle, Niort, Fontenay.

Le lundi 8 août, il pénètre dans Napoléon-Vendée. Il se souvient. Il avait décidé la construction de cette ville le 25 mai 1804, alors que les mois s'appelaient encore Prairial et l'année, An XII. Il avait voulu effacer le nom de La Roche-sur-Yon, et montrer qu'il avait pacifié la Vendée.

Il parcourt les rues de la bourgade. Est-ce là sa ville ? Des maisons en pisé ? Des casernes en torchis ?

La colère le submerge.

Il tire son épée, et d'un geste violent il l'enfonce jusqu'à la garde dans les murs de terre.

Est-ce là construire pour l'avenir ?

Il s'assombrit. Tout est peut-être ainsi, friable. Sa gloire, sa dynastie, son Empire.

Est-ce une raison pour renoncer ? Il appelle l'ingénieur, le destitue, donne des ordres.

Seule l'action sauve.

Il a appris depuis l'enfance qu'on ne gagne rien à baisser la tête.

Si tous avaient la même expérience que lui, il ne se sentirait pas si seul, contraint à chaque instant de les inciter à résister, à combattre.

Dans la berline qui roule vers Saint-Cloud, il écrit à Joseph.

« Vous êtes aux prises, mon ami, avec des événements au-dessus de votre habitude autant qu'au-dessus de votre caractère naturel.

« Dupont a flétri nos drapeaux. Des événements d'une telle nature exigent ma présence à Paris. Ma douleur est vraiment forte lorsque je pense que je ne puis être en ce moment avec vous, au milieu de mes soldats.

« Dites-moi que vous êtes gai, bien portant et vous faisant au métier de soldat ; voilà une belle occasion pour l'étudier. »

Il n'a pas, pour l'instant, en Espagne, d'autre carte à jouer.

Il faut parier sur Joseph.

Mais il devra, pour gagner la partie, s'engager lui-même dans le jeu, entrer dans Madrid à la tête de la Grande Armée. Il le faut. Il le doit.

Lorsqu'il arrive à Saint-Cloud, le dimanche 14 août 1808 à 15 h 30, il sait qu'il ne fera ici qu'une brève halte.

Il traverse la cour du château à grands pas.

Ce soir, il annonce à Duroc qu'il y a fête aux Tuileries, en son honneur. Demain, c'est la Saint-Napoléon.

Il aura, demain, trente-neuf ans.

- Allons danser, dit-il.




1- Le futur Napoléon III, qui peut-être ne serait pas le fils de Louis mais de l'amiral hollandais Verhuell.

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