30.
Elle est là. Et il veut, et il faut que Joséphine soit là, marchant près de lui dans la nef de Notre-Dame, ce dimanche 3 décembre 1809. Elle est encore l'Impératrice.
Les cloches résonnent sous la voûte. Les canons tonnent. Le Te Deum célèbre la victoire de Wagram et la paix de Vienne.
Mes rois, mes maréchaux, mes généraux, mes ministres sont rassemblés autour de moi. J'entends les acclamations de la foule. Dans un instant je verrai les troupes massées devant la cathédrale et je monterai dans la voiture, celle du sacre.
Joséphine est là. Comme autrefois, le jour du sacre. Elle cherche à sourire. Elle affronte tous ces regards. Ils savent tous. Fouché a fait répandre la nouvelle dans les salons, dans les tavernes, pour préparer l'opinion : l'Empereur divorce. L'Empereur veut épouser un ventre. L'Empereur veut un fils.
Je connais la cruauté, la bassesse, la lâcheté de ces regards. Joséphine cache sous son voile ses paupières gonflées et ses yeux rougis. Et ils se repaissent tous de sa souffrance.
Sa tristesse et son désespoir me sont insupportables. C'est comme s'ils étaient le prix de ma victoire. Quand je la vois, la douleur m'étreint. Les larmes viennent à mes yeux. Faut-il toujours que quelqu'un meure pour que je triomphe ?
Il pense au corps pantelant du maréchal Lannes sur le champ de bataille d'Essling. Il regarde Joséphine. Elle est comme un soldat qui fait face.
Elle est assise près de lui dans la grande salle des Victoires à l'Hôtel de Ville, lors du banquet donné en l'honneur des rois. Elle est dans la loge du Corps législatif, quand, le mardi 5 décembre, il monte à la tribune.
Il commence à parler. Les mots l'entraînent. Il ne la voit plus.
« Français, vous avez la force et l'énergie de l'Hercule des Anciens ! dit-il. Trois mois ont vu naître et terminer cette quatrième guerre punique... Lorsque je me montrerai au-delà des Pyrénées, le léopard épouvanté cherchera l'océan pour éviter la honte, la défaite et la mort. Le triomphe de mes armées sera le triomphe du génie du bien sur celui du mal ; de la modération, de l'ordre, de la morale sur la guerre civile, l'anarchie et les passions malfaisantes. »
On l'acclame.
Il prend la main de Joséphine. Après l'éclat du triomphe, c'est la douleur du blessé. Elle rentre à la Malmaison. Il chuchote :
- Je désire te savoir gaie. Je viendrai te voir dans la semaine.
Elle n'est plus là et il souffre déjà de son absence. Elle était dans sa vie depuis si longtemps.
Il travaille pour la chasser de son esprit. Il doit, maintenant que le divorce est décidé, que l'avenir lui apportera un fils...
Il s'interrompt. Marie Walewska lui a écrit de son château de Walewice. Sa grossesse se poursuit. L'enfant naîtra au printemps, en avril ou en mai. Elle le sent déjà, dit-elle. Elle est sûre que ce sera un garçon.
... Un fils.
Quand enfin il aura un fils légitime, il faudra que l'Empire qu'il lui lègue soit d'un seul tenant.
« Je veux manger la Hollande, dit-il, qu'elle soit française. Paris sera la capitale spirituelle de l'Empire, la capitale de mon fils à naître. Rome sera la deuxième ville de l'Empire, ville française, et mon fils sera roi de Rome. Toutes les institutions de l'Église, ses archives, seront à Paris. Et le pape, dépouillé de ses pouvoirs temporels. »
Il voit ce grand Empire s'étendant de la Hollande à la Catalogne. « Je serai sous peu en Espagne », dit-il à Berthier. Mais ce n'est pas pour Joseph qu'il combattra, c'est pour lui, pour ce fils qui devra aussi régner au nord de l'Èbre, comme il régnera à Rome. Et autour de l'Empire viendront, comme un immense glacis, s'agglomérer les États de la Confédération du Rhin, les royaumes de Naples et d'Espagne, et, plus à l'est, le grand-duché de Varsovie.
Les heures passent. Il marche dans son cabinet de travail, propose des décrets de rattachement de Rome à la France, écrit aux généraux commandant en Espagne.
Il lui fallait ce fils pour qu'enfin tous les efforts qu'il a accomplis, les victoires qu'il a remportées, s'ajoutent et changent les destinées de l'Europe.
Ce fils sera, avec lui, grâce à lui, la pierre angulaire d'un empire d'Occident.
Après moi, tout dépendra de ce qu'il sera, lui, cet enfant dont je ne connais pas encore celle qui deviendra sa mère. Mais ce sera lui qui couronnera ce roman qu'est ma vie. Je prendrai ma place dans une longue chaîne dont je suis le maillon ultime avant lui, mon fils à naître.
Je pense à la longue suite de rois et d'empereurs qui l'ont précédé.
« Je me tiens solidaire de tous, dit-il, de Clovis au Comité de salut public. »
Et je ne veux pas que cette chaîne soit brisée après moi. Je divorce pour pouvoir la prolonger.
Il est nerveux, exalté. Ces songes l'habitent. Il ne peut pas finir cette nuit seul.
Que Constant aille chercher, chez la princesse Borghèse, cette dame d'honneur piémontaise blonde et gaie, petite et grasse, Mme Christine de Mathis.
Il se réveille. Il sort du songe et de la nuit. Tout est dit et rien n'est réglé. Ni le divorce ni le mariage. C'est comme une bataille commencée dans laquelle rien n'est conclu.
Peut-être même Joséphine espère-t-elle encore ? Elle lui lance parfois des regards insistants où il lit une attente, comme si elle attendait un geste, un mot qui dissiperaient son cauchemar. Et il se retient d'avoir pour elle des remarques de tendresse, car il sent qu'elle s'accroche à lui comme pour le faire basculer dans leur passé, leurs souvenirs.
Il ne veut pas. Mais à chaque instant il doit lutter contre lui-même, contenir son émotion quand il reçoit Eugène arrivé d'Italie. Il aime le fils d'Hortense. Il l'a vu devenir un homme, un soldat, en Égypte, en Italie, en Allemagne. Il l'écoute dire :
- Il vaut mieux tout quitter, nous aurons une position fausse, ma mère finira peut-être par vous gêner. Désignez-nous un endroit où nous puissions, loin de la cour et des intrigues, aider notre mère à supporter son malheur.
Napoléon secoue la tête. Il l'a déjà dit à Hortense, il ne peut pas accepter cela. Il ne supporterait pas cette blessure. Il n'en voit pas la nécessité.
Ne peuvent-ils me faciliter cette tâche ?
Il s'approche d'Eugène. Il a fait du garçon de quinze ans d'autrefois un vice-roi d'Italie.
- Eugène, dit-il, si j'ai pu vous être utile dans ma vie, si je vous ai tenu lieu de père, ne m'abandonnez pas. J'ai besoin de vous. Votre sœur ne peut me quitter. Elle se doit à ses enfants, mes propres neveux. Votre mère ne le désire pas.
Il saisit Eugène par les épaules. Il doit le convaincre.
- Avec toutes vos idées exagérées, vous feriez mon malheur. Je dirai plus : vous devez songer à la postérité. Restez si vous ne voulez pas qu'elle dise : l'Impératrice fut renvoyée, abandonnée. Elle le méritait peut-être.
Il sent qu'Eugène est ébranlé. Même dans l'émotion, il faut lutter pour l'emporter.
- Son rôle n'est-il pas assez beau d'être encore près de moi, reprend Napoléon, de conserver son rang et ses dignités, de prouver que c'est là une séparation toute politique, qu'elle a voulue, et d'acquérir de nouveaux titres à l'estime, au respect, à l'amour d'une nation pour laquelle elle se sacrifie ?
Il a gagné. Il serre Eugène contre lui. Il veut qu'Eugène se rende auprès de sa mère, la raisonne, qu'elle consente à la séparation.
Le vendredi 8 décembre, dans la matinée, ils sont tous trois réunis. Joséphine, en présence de son fils, parle calmement. Napoléon l'observe. Elle a même retrouvé cette expression aiguë où se mêlent le désir et l'avidité. Il est sur ses gardes.
- Le bonheur de la France, dit-elle, m'est trop cher pour que je ne me fasse pas un devoir de m'y prêter.
Il la voit qui prend la main d'Eugène.
Elle veut, continue-t-elle d'une voix tout à coup sèche, que Napoléon transmette la Couronne d'Italie à Eugène.
C'est donc là le prix qu'elle demande. Dans sa souffrance, elle reste ce qu'elle est : une habile, une vorace.
Eugène s'est levé.
- Votre fils, s'écrie-t-il en répondant à Joséphine, ne voudrait pas d'une Couronne qui serait le prix de votre séparation !
Le fils vaut mieux que la mère.
Napoléon l'embrasse.
- Je reconnais le cœur d'Eugène, dit-il. Il a raison de s'en rapporter à ma tendresse.
Mais c'est mon fils à venir qui sera roi de Rome, je l'ai déjà décidé.
Elle a donc accepté.
Il faut maintenant, sur l'autre front, choisir la mariée. Il convoque Champagny, le ministre des Affaires extérieures. Il est urgent de savoir quelle est vraiment l'attitude d'Alexandre. Veut-il ou non donner sa sœur Anne ? Ou bien biaise-t-il ? Il faut une réponse rapide. Et que l'ambassadeur Caulaincourt, quand il verra le tsar, fasse comprendre qu'on n'attache aucune importance aux conditions, même à celle de la religion. Ce sont des enfants qu'on veut, un ventre fécond, donc. Et une réponse sans détour. Sinon, on se tournera ailleurs, vers Vienne.
Il est joyeux de ce mouvement qui commence. Enfin il a donné le branle.
Il se rend à la grande fête que donne le maréchal Berthier dans son château de Grosbois. Il chasse en compagnie de ses rois, ceux de Naples, de Wurtemberg et de Saxe. Il est leur Empereur à tous. Certains sont ses frères de sang : le roi de Hollande ou de Westphalie. Il a permis tout cela. Et bientôt il pourra plus encore, pour son fils.
Tout à coup, il voit Joséphine qui s'avance. On ne l'attendait pas. Elle s'assied dans la salle où l'on va jouer Cadet Rousselle, la pièce qui triomphe à Paris.
Il ne connaît pas cette pièce. Il l'écoute et la regarde distraitement, quand tout à coup des répliques le font sursauter. L'acteur répète :
Il faut divorcer pour avoir des descendants ou des ancêtres.
Qui a choisi ce spectacle ? Napoléon suit avec attention cette comédie pleine d'allusions. Il a froid et honte.
À la fin de la représentation, il s'approche de Joséphine, lui prend le bras, marche à pas lents avec elle au milieu des invités. Il s'arrête devant Hortense et Eugène. Il les embrasse et fait baisser les yeux de ces dignitaires qui les entourent. Il reconduit l'Impératrice à sa voiture.
Il ne veut plus supporter cette situation fausse. Il ne veut pas s'infliger et provoquer des souffrances et des humiliations inutiles.
Il faut, maintenant que Joséphine a accepté, trancher vite et publiquement. Point de gangrène, mais une amputation franche.
Il voit le prudent Cambacérès, habile juriste et serviteur dévoué. Demain, le 15 décembre, un sénatus-consulte promulguera la dissolution du mariage. L'Impératrice conservera les titres et rangs d'Impératrice mère, et son douaire sera fixé à une rente annuelle de 2 millions de francs sur le Trésor de l'État.
Napoléon regarde Cambacérès. D'un signe il lui demande de ne pas noter.
Il laissera naturellement à Joséphine la Malmaison, dit-il. Il lui accordera aussi un autre château, loin de Paris, parce qu'elle ne peut rester à l'Élysée. Sa présence pourrait être gênante pour elle comme pour lui. Pourquoi pas le château de Navarre, près d'Évreux ?
Cambacérès se tait. Que pense-t-il ? Peu m'importe.
Qu'on ajoute que toutes les dispositions pourront être faites par l'Empereur en faveur de l'Impératrice Joséphine sur les fonds de la liste civile et seront obligatoires pour ses successeurs.
Ne suis-je pas généreux ?
Il ne demande pas de réponse. Il veut qu'aujourd'hui même, jeudi 14 décembre, à 9 heures du soir, la famille impériale se réunisse ici, dans le cabinet impérial, afin de prendre connaissance de la décision des deux époux et des dispositions du sénatus-consulte.
Il baisse la tête. Il est tout à coup inquiet. Il va franchir sans possibilité de retour la frontière entre deux parties de sa vie. Il veut ce passage, mais il se sent nerveux.
Il reste seul la plus grande partie de la journée. Il chasse dans le bois de Vincennes, il galope jusqu'à ce que son corps soit rompu.
Quand il rentre, il aperçoit dans la salle du Trône les rois et les reines, les maréchaux et les dignitaires dans leurs costumes d'apparat. Les femmes portent colliers et diadèmes, les souverains les grands cordons de leur ordre.
Il voit sa mère, Madame Mère, noire et maigre, qui ne peut dissimuler, comme ses filles - mes chères sœurs -, sa joie. Elles ont enfin ce qu'elles veulent depuis si longtemps, le divorce, puisqu'elles n'ont jamais accepté Joséphine, qu'elles l'ont dénoncée, critiquée, harcelée, moquée.
Chez lui, il se fait rapidement habiller par Constant avec son uniforme de colonel de la Garde, puis il passe dans son cabinet de travail, s'assied et fait ouvrir les portes.
Il voit s'avancer Joséphine dans sa robe blanche. Elle ne porte aucun bijou. Elle est émouvante comme une victime prête pour le sacrifice.
Il ne la regarde pas, se lève au moment où entrent à leur tour, après les membres de la famille impériale, Cambacérès et Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, le secrétaire de la maison impériale.
Napoléon commence à lire le texte qu'il a dicté, rejetant le discours officiel qui lui avait été préparé par Maret, son chef de cabinet.
« La politique de ma monarchie, l'intérêt et le besoin de mes peuples qui ont constamment guidé toutes mes actions, dit-il, veulent qu'après moi je laisse à des enfants héritiers de mon amour pour mes peuples ce trône où la Providence m'a placé. »
Il lève la tête, regarde Joséphine dont le visage paraît encore plus blanc que la robe.
« Cependant, depuis plusieurs années, j'ai perdu l'espérance d'avoir des enfants de mon mariage avec ma bien-aimée épouse, l'Impératrice Joséphine. »
Il respire longuement, dit d'une voix sourde :
« C'est ce qui me porte à sacrifier les plus douces affections de mon cœur, à n'écouter que le bien de l'État, et à vouloir la dissolution de notre mariage. »
Il a prononcé les mots décisifs, enfin. Sa voix se raffermit. Il dévisage les uns après les autres sa mère, ses sœurs et les dignitaires.
« Parvenu à l'âge de quarante ans, reprend-il, je puis concevoir l'espérance de vivre assez pour élever dans mon esprit et dans ma pensée les enfants qu'il plaira à la Providence de me donner. Dieu sait combien une pareille résolution a coûté à mon cœur, mais il n'est aucun sacrifice qui soit au-dessus de mon courage lorsqu'il m'est démontré qu'il est utile au bien de la France. »
Il se tourne vers Joséphine. Qu'elle ne doute pas de ses sentiments, dit-il.
« Je n'ai qu'à me louer de l'attachement et de la tendresse de ma bien-aimée épouse... et qu'elle me tienne toujours pour son meilleur et son plus cher ami. »
Ami. Ce mot comme un coup de poignard qu'il se donne à lui-même et dont il la frappe.
Ami : voilà ce qu'il est devenu.
Il se souvient des lettres qu'il écrivait à Joséphine au temps de la campagne d'Italie. Il ne la regarde plus.
Elle commence une phrase, puis les sanglots l'étouffent et c'est Regnaud qui lit son consentement au divorce.
Napoléon ne lève la tête que lorsqu'on lui présente le procès-verbal. Il écrase la plume, souligne son nom d'un large trait. Et il voit la main de Joséphine écrire sous ce trait, lentement, son nom, ces petites lettres enfantines. Il détourne la tête. Il entend le crissement de la plume. Quand le silence revient, il va vers Joséphine, l'embrasse et la reconduit en compagnie d'Hortense et d'Eugène vers ses appartements.
Tout est fini, donc. Il n'assiste pas au Conseil qui va adopter le texte du sénatus-consulte que le Sénat votera. Il suffira ensuite de faire déclarer la nullité du lien religieux par la commission ecclésiastique, que l'on saura et composer et soumettre. Il sait bien, dès ce 14 décembre 1809, qu'il obtiendra ce qu'il veut, même si certains contesteront la légalité de la procédure.
Il a donc réussi. Il s'est séparé de ce qui le liait encore au passé, au début de son ascension.
Il s'assied sur son lit. Il a tranché avec sa jeunesse. Il a désiré cela. Mais il n'éprouve aucune joie. Ce divorce, il l'a voulu pour être fidèle à son destin. Mais est-il encore fidèle à ses origines ?
Il se couche. La porte s'ouvre. Il voit Joséphine. Elle avance lentement vers le lit. Il la serre contre lui.
- Du courage, du courage, murmure-t-il.
Il la garde contre lui cependant qu'elle pleure, puis il appelle Constant, qui la reconduit.
Morne nuit.
Il lui semble, quand il se lève le lendemain matin, qu'il n'a plus d'énergie. Il se laisse habiller en soulevant ses bras lentement. Son corps est endolori. Il a dans la bouche cette saveur âcre de la bile. Son estomac est douloureux.
Il appelle Méneval, mais il ne peut dicter. Il est épuisé. Il se laisse tomber sur une causeuse. Il a l'impression que son corps est lourd. Il ne bouge plus, la tête appuyée sur la main, le front moite.
Il se lève brusquement quand un aide de camp lui annonce que les voitures de l'Impératrice sont prêtes au départ pour la Malmaison.
C'est la dernière épreuve.
Il descend par le petit escalier sombre. Il la voit, hagarde. Il la reçoit contre lui, l'embrasse, puis il la sent glisser. Elle s'évanouit. Il la porte jusqu'à un canapé.
Elle ouvre les yeux, tend le bras. Mais il s'éloigne. Que peut-il dire ? Que peut-il faire ? Il a choisi.
Il appelle son grand chambellan. Il ne veut pas rester aux Tuileries. Il va s'installer pour quelques jours à Trianon.
Il doit vivre.
Il monte dans sa voiture. Qu'on dise à la princesse Borghèse de le rejoindre avec sa dame d'honneur, Christine de Mathis.
Vivre, c'est aussi un choix de la volonté.