23.
Ce n'est plus qu'une question de jours. Il convoque à tout instant Berthier. Il veut des états de situation de chaque corps d'armée, ceux de Davout, de Masséna, de Lannes. Il a nommé Lefebvre à la tête des troupes bavaroises. Il s'emporte quand le roi de Bavière réclame le commandement de ses soldats pour le prince royal. Il dicte une réponse comme on claque une porte : « J'ai nommé pour les commander le duc de Dantzig, qui est un vieux soldat... Quand le prince royal aura fait six ou sept campagnes dans tous les grades, il pourra les commander ! »
Il se sent nerveux, irritable. Il a l'impression qu'autour de lui on tente de s'esquiver, c'est comme si les rênes glissaient entre ses mains, comme si le cheval était rétif, fourbu. Il a, à chaque instant, envie de bousculer ceux qui l'entourent. Il n'aime pas leurs regards angoissés. Il fuit les soupirs de Joséphine. Elle le supplie, chaque fois qu'ils dînent ensemble ou qu'ils sont assis côte à côte dans une loge de théâtre, de la laisser l'accompagner quand il partira en campagne.
Il ne répond pas. Il voudrait tant que cette guerre qu'il sent gronder aux portes s'éloigne comme un orage avorté. Mais il sait depuis des mois, depuis Erfurt, qu'elle éclatera, puisque Alexandre Ier a refusé de dire les mots, de signer les phrases qui eussent retenu l'Autriche sur le chemin de l'affrontement avec la France.
Trahison.
Il chasse dans la forêt de Rambouillet, la rage au cœur. Trahison du tsar, mais n'est-elle pas naturelle ? Alexandre joue sa carte puisque la plaie d'Espagne reste ouverte et la France affaiblie. Trahison de Talleyrand, des royalistes du faubourg Saint-Germain.
Il donne deux violents coups d'éperon. Son cheval bondit. Le cerf zigzague, affolé, dans le sous-bois humide. La meute est à ses trousses. L'animal fauve est puissant, mais sa course s'alourdit. Il va droit vers l'étang de Saint-Hubert. Napoléon contourne l'étang, met pied à terre. On lui tend un fusil. L'animal sort de l'eau, le poitrail clair, large.
Je dois donner la mort.
Il ferme les yeux. Le cerf est couché sur la berge, l'eau de l'étang rougit. La meute hurle.
Il se détourne, rentre au pas par les allées déjà sombres. Dans l'un des salons du château, il aperçoit Andréossy, l'ambassadeur de France en Autriche, qui a couru depuis Vienne pour rejoindre la France. Il porte sur lui toute la fatigue de ce voyage, le visage et les vêtements froissés.
Napoléon jette sa cravache et son chapeau, fait fermer les portes du salon.
D'un signe, il demande à Andréossy de parler.
Il écoute seulement le début des phrases. Il suffit d'un mot pour comprendre.
L'archiduc Charles rassemble ses troupes. Une milice bourgeoise remplace l'armée régulière à Vienne. L'archiduc s'apprête à lancer un manifeste aux peuples allemands pour les appeler à se soulever contre l'Empereur. Des négociateurs anglais sont à Vienne afin de préparer un traité d'alliance entre l'Angleterre et l'Autriche. Londres fournira les crédits nécessaires à la guerre.
Napoléon ne commente pas.
La guerre roule vers moi de plus en plus vite, comme une masse énorme.
Au Tyrol, les Autrichiens poussent les populations à se soulever contre la Bavière. Les paysans sont fanatisés par le capucin Haspinger. On cite le nom d'un chef de guerre populaire, Andreas Hofer. Vienne procure les armes.
Il renvoie Andréossy.
Combien de jours encore avant de quitter la France pour retrouver les bivouacs, les pluies, la boue, voir les soldats morts ? Et entendre crier les blessés ?
Il rentre aux Tuileries. Il le faut. Mais l'atmosphère du palais lui pèse. Les galeries, les salons, les cercles de la cour sont silencieux comme si l'on veillait un agonisant.
Moi, qu'on porte déjà en terre.
Il lit un rapport secret que lui envoie Joseph Fiévée, l'un de ces observateurs à gages dont il dispose dans tous les milieux. Celui-ci était royaliste, mais depuis des années il espionne, analyse, écoute pour l'Empereur. L'homme est pénétrant d'intelligence, ses oreilles traînent partout.
« La France est malade d'inquiétude », écrit-il. On se répète dans les salons du faubourg Saint-Germain la phrase d'un dignitaire qu'on ne nomme pas. Peut-être s'agit-il de Decrès, le ministre de la Marine, à moins que ce ne soit Talleyrand. Il a confié : « L'Empereur est fou, absolument fou, il se perdra et nous perdra, nous avec lui. »
Napoléon jette le rapport de Fiévée dans la cheminée.
Fou ? On ose prononcer de tels mots parce qu'on imagine que je ne pourrai pas relever le défi, qu'on me voit étranglé. L'Autriche est en armes. L'Espagne, insurgée. Les Anglais sont au Portugal. L'Allemagne frémit. La Russie me guette. Et ici, en France, on complote, on me trahit.
Il retourne vers la table. Il reconnaît l'écriture de cette supplique. M. René de Chateaubriand demande une nouvelle fois la grâce de son cousin, Armand de Chateaubriand, pris sur une plage du Cotentin les poches bourrées de lettres d'émigrés réfugiés à Londres ou à Jersey et destinées aux royalistes gde Bretagne.
Armand de Chateaubriand n'est qu'un courrier royaliste au service de l'Angleterre et des Bourbons. La mort.
Et M. René de Chateaubriand, pour me fléchir, m'envoie son dernier livre, Les Martyrs. Qu'ai-je à faire de cela ? Sait-il ce qu'est la guerre ?
« La mort de son cousin donnera à M. de Chateaubriand l'occasion d'écrire quelques pages pathétiques qu'il lira dans le faubourg Saint-Germain. Les belles dames pleureront et cela le consolera ! » s'exclame-t-il.
Qu'on laisse la justice passer et qu'on exécute cet espion, cet émigré, ce traître, dans la plaine de Grenelle !
Il se sent revenu aux temps difficiles. Point d'ovations quand il s'assied dans la loge impériale au Théâtre-Français. Des regards presque affolés, comme s'il était porteur d'une malédiction.
Fontanes, le servile Fontanes, que j'ai fait grand maître de l'Université, s'approche, murmure, courbé comme un laquais : « Vous partez, et je ne sais quelle crainte inspirée par l'amour et tempérée par l'espoir trouble toutes les âmes. »
Leurs âmes ? Ou leurs rentes ?
Il ricane.
Ils n'ont jamais exposé leur poitrine aux balles, aux boulets, aux sabres. Ils sentent seulement que la partie qui s'engage est l'une des plus redoutables. Une coalition, et mon armée engagée en Espagne.
Il brandit devant Roederer les registres militaires.
- Oui, je laisse à Joseph mes meilleures troupes, et je m'en vais à Vienne avec mes petits conscrits et mes grandes bottes !
Et il lance d'une voix forte à Roederer, au moment où celui-ci sort :
- Je ne fais rien que par devoir et par attachement pour la France.
Mais peuvent-il concevoir cela, ceux qui se sont accrochés à mon pouvoir comme des parasites, pour en tirer tout le suc dont ils sont avides ? Croient-ils que j'entre dans cette guerre avec joie ?
Elle m'accable. Mais je ne peux que relever le défi.
Le jeudi 23 mars, il lit une dépêche qui vient d'être transmise par le télégraphe : « Un officier français a été arrêté à Braunau, et les dépêches dont il était porteur lui ont été enlevées de vive force par les Autrichiens, quoique scellées des armes de la France. »
Devrai-je accepter cela ?
À 16 heures, il convoque le comte de Montesquiou, grand chambellan.
Il dit d'une voix sourde :
- Faites savoir à M. le comte de Metternich que l'Empereur et Roi ne recevra pas ce soir.
Quelques mots prononcés et la guerre s'est encore approchée.
Il donne l'ordre à Berthier de partir pour l'Allemagne et de prendre le commandement de toute l'armée, dans l'attente de son arrivée.
Chaque jour, les dépêches qu'il ouvre annoncent que la guerre a fait un pas de plus. L'archiduc Charles proclame le 6 avril que « la défense de la patrie appelle à de nouveaux devoirs ». Le 11, la flotte anglaise attaque des navires français dans la rade de l'île d'Aix.
Le mercredi 12 avril, à 19 heures, Napoléon confère avec son aide de camp, Lauriston, et Cambacérès. Un courrier du maréchal Berthier est annoncé. D'un signe, Napoléon le fait entrer. Il lit la dépêche. Sa poitrine tout à coup est serrée par un étau, sa gorge prise. Ses yeux brûlent comme s'il pleurait. Puis il dit sans tourner la tête afin qu'on ne voie pas ses yeux, et les mots viennent lentement :
- Ils ont passé l'Inn, c'est la guerre.
Il partira donc cette nuit.
Il est calme maintenant. Au dîner, l'Impératrice insiste à nouveau pour l'accompagner. Il la regarde distraitement, dit : « Entendu. »
Dans son cabinet de travail, il dicte des lettres à Joseph, à Eugène. L'archiduc Jean serait entré en Italie, par Caporetto. Il faut le contenir, le refouler, marcher sur Vienne.
Il boit à petites gorgées du café. Il reçoit Fouché vers 23 heures. Il faut bien lui faire confiance pour tenir le pays, envoyer des espions dans toute l'Allemagne. Pas de guerre sans police et sans renseignement.
Il se couche à minuit.
Le temps est revenu des sommeils hachés.
À 2 heures, il se réveille. Partir, combattre, c'est son destin. Vaincre, c'est son devoir.
À 4 h 20, il monte dans la berline. Les lampes à huile sont allumées, les portefeuilles, pour qu'il puisse travailler, sont posés sur une banquette. Joséphine est assise dans un des coins de la voiture, les jambes enveloppées d'une fourrure. Il ne la regarde pas. Il donne le signal du départ. Il entend le galop de l'escadron des chasseurs de la Garde qui sert d'escorte.
C'est le refrain de sa vie.