13.
Napoléon fait signe à Fouché de s'asseoir, mais le ministre de la Police générale demeure debout. Napoléon l'observe. Fouché tient un portefeuille à la main.
Il a le visage encore plus fermé qu'à l'habitude. Les rides autour de la bouche creusent les joues. Les pommettes sont saillantes, les lèvres si minces qu'elles disparaissent. Visage pierreux, pense Napoléon.
Que veut Fouché ? Il n'est pas homme à solliciter une audience pour des raisons futiles, à venir de Paris à Fontainebleau pour faire sa cour.
- Monsieur le duc d'Otrante..., commence Napoléon.
Fouché incline la tête. Peut-être veut-il parler de l'expédition au Portugal, des affaires d'Espagne qui se compliquent.
Une nouvelle lettre du roi Charles IV est arrivée. Ferdinand, prince des Asturies, a reconnu ses torts, s'est humilié.
- Indigne ! s'exclame Napoléon.
Il a décidé de faire entrer en Espagne une nouvelle armée de vingt-cinq mille hommes, sous les ordres du général Dupont, afin de soutenir les troupes de Junot. Elles avancent sur la route de Lisbonne, gravissent sous les averses et dans le vent froid les massifs rocailleux de la montagne ibérique.
Que pense le duc d'Otrante de ces Bourbons, lui qui fut régicide ?
Fouché se tait, toujours debout, les paupières si lourdes qu'on n'aperçoit pas ses yeux.
Ce silence est irritant. Napoléon se détourne de Fouché.
- Talleyrand, dit-il, m'assure qu'il suffit de quelques dizaines de milliers d'hommes pour en finir avec les Bourbons d'Espagne.
- Ne vous méprenez pas sur les dispositions des peuples de la péninsule, Sire.
Napoléon fixe Fouché. Le visage n'a toujours aucune expression. Les yeux sont restés mi-clos.
- Prenez garde, poursuit Fouché. L'Espagnol n'est pas flegmatique comme l'Allemand ; il tient à ses mœurs, à son gouvernement, à ses vieilles habitudes. Encore une fois, prenez garde de transformer un royaume tributaire en une nouvelle Vendée.
- Monsieur le duc d'Otrante...
Napoléon commence à arpenter le salon.
- Que dites-vous ? poursuit-il. Tout ce qui est raisonnable en Espagne méprise le gouvernement ; quant à ce ramas de canailles dont vous me parlez, qui est encore sous l'influence des moines et des prêtres, une volée de coups de canon le dispersera. Vous avez vu cette Prusse militaire...
Il s'arrête devant Fouché.
- Cet héritage du Grand Frédéric est tombé devant nos armées comme une vieille massue. Eh bien, si je le veux, vous verrez l'Espagne tomber dans ma main sans s'en douter et s'en applaudir ensuite.
Fouché reste impassible.
Napoléon va vers la fenêtre. Le vent fait trembler les couleurs rousses de l'automne sur les grands arbres de la forêt.
Napoléon revient lentement vers Fouché. Il n'a rien décidé encore. Il a simplement demandé à son chambellan, M. de Tournon, de se rendre à Madrid afin d'apporter une réponse à Charles IV et de se renseigner sur l'état du pays, de son armée, des postes qu'elle occupe, et aussi de bien examiner l'opinion du pays.
Monsieur le duc d'Otrante est-il satisfait ?
Fouché, lentement, lève le bras, montre son portefeuille qu'il tient à la main. Il veut lire un mémoire à Sa Majesté, dit-il. C'est l'objet de sa visite.
- Lire ?
Napoléon s'assoit et fait un signe.
Fouché commence à lire de sa voix métallique.
Napoléon écoute Fouché qui dit, sans lever les yeux, qu'il est nécessaire pour le bien de l'Empire de dissoudre le mariage de l'Empereur, de former immédiatement un nouveau nœud plus assorti et plus doux, et de donner un héritier au trône sur lequel la providence a fait monter l'Empereur.
Fouché se tait enfin, referme le portefeuille.
Que répondre ?
Les mots manquent. Fouché a toujours la pensée acérée. Il devine et pressent.
Dans mon esprit le divorce est arrêté. C'est, comme Fouché l'a dit, une nécessité politique. Mais comment rompre avec Joséphine sans la détruire ou l'humilier ?
Comment me séparer d'elle, qui m'a vu gravir toutes les marches de la destinée ? Comment ne pas craindre que ma rupture avec elle ne soit la chute de ma bonne étoile ?
À moins qu'elle ne consente au divorce, qu'elle ne soit à ce point protégée dans cette tourmente qu'elle s'y résolve elle-même, - mieux, qu'elle ne la suggère.
Que sa compréhension désarme le destin et me protège de sa vengeance.
Napoléon congédie Fouché.
Il a besoin d'être seul.
Ce divorce, il y pense sans cesse. Quand il regarde Joséphine, triste le plus souvent, comme accablée depuis la mort de son petit-fils, Napoléon-Charles.
Autour d'elle, Caroline et Pauline, et sa mère aussi, sont des rapaces qui guettent le moment où viendra enfin la répudiation. D'ailleurs, on se détourne déjà de Joséphine, on préfère le salon que tient Caroline Murat à l'Élysée, et où complotent Fouché, Talleyrand, qui veulent tous le divorce.
Mais Napoléon n'avait pas imaginé que Fouché eût pu avoir une telle audace.
C'est Fouché qui doit répandre dans Paris ces rumeurs que rapportent les espions de police. Le divorce est décidé, répète-t-on dans les salons. Napoléon hésite, observe Joséphine tout au long de ces soirées où elle préside les dîners ou son cercle. Elle est émouvante dans ce désespoir qu'elle n'arrive pas à masquer. Elle lui jette parfois des regards de noyée.
Il détourne la tête, quitte le salon, s'enferme.
Que peut-il ? Adopter le comte Léon ? Il a revu l'enfant d'Éléonore Denuelle, vigoureux et éveillé. Il l'a pris dans ses bras. Il a été ému, irrité par le bavardage prétentieux d'Éléonore. Il veut bien cet enfant mais il ne veut pas de cette mère-là. Il ne peut pas. Il est l'Empereur. Il lui faut une mère et un fils qui soient à la hauteur de sa dynastie. Aurait-il donc mieux marié ses frères qu'il ne l'est, lui ?
Il se rebelle.
Il chasse pour que le vent de la course dans la forêt balaie cette obsession qui l'habite.
Lorsqu'il rentre au château, Joséphine est là qui l'attend, tassée, les yeux remplis de larmes. Fouché lui a parlé dans l'embrasure d'une fenêtre, au moment où elle revenait de la messe. Il l'a invitée - oh, après mille détours - à accomplir, a-t-il dit, le « plus sublime et en même temps le plus inévitable des sacrifices ». Ce sont les mots qu'il a employés. A-t-il parlé sur l'ordre de l'Empereur ? demande-t-elle. Napoléon veut-il la répudier ?
Il la regarde longuement. Il se souvient de ce qu'elle a été pour lui. Il la prend dans ses bras.
Fouché a agi de sa propre initiative, murmure-t-il.
Qu'il le chasse, alors, dit-elle en se serrant contre lui.
Il s'écarte. Fouché a agi pour des raisons politiques, explique-t-il sans la regarder. Comprendra-t-elle qu'en disant cela, qu'en refusant de renvoyer Fouché, il dévoile ses pensées ? Mais il ne peut pas, il ne veut pas encore se séparer d'elle.
Il revient vers elle, la rassure.
Il choisira seul le moment. Il décidera seul.
Le jeudi 5 novembre 1807, quand il rentre à son cabinet de travail après cette nuit passée avec Joséphine, il écrit, faisant de nombreuses taches sur la feuille, tant il trace vite les mots :
« Monsieur Fouché, depuis quinze jours, il me revient de votre part des folies ; il est temps que vous y mettiez un terme et que vous cessiez de vous mêler directement ou indirectement d'une chose qui ne saurait vous regarder, d'aucune manière ; telle est ma volonté.
« Napoléon »
Il a fermé dans sa tête ce tiroir du divorce. Pour l'instant. Il s'étonne même d'y avoir consacré tant de temps. Il n'en veut pas à Fouché. Peut-être cela prépare-t-il l'avenir.
Il se lève, ce vendredi 6 novembre 1807, avec le sentiment qu'il est plus léger. Les grandes choses qu'il doit accomplir n'attendent pas. Il interpelle le ministre de l'Intérieur, Crétet. Où en sont les grands travaux ? Qu'a-t-on entrepris pour faire disparaître la mendicité ?
- J'ai fait consister la gloire de mon règne à changer la face du territoire de mon Empire, dit-il.
Il examine les projets. Ouvrons « soixante ou cent maisons pour l'extirpation de la mendicité », dit-il. Au travail, de l'énergie ! « Faites courir tout cela et ne vous endormez pas dans le travail ordinaire des bureaux ! »
Ce ministre comprendra-t-il ? Il lui lance :
- Il ne faut point passer sur cette terre sans y laisser des traces qui recommandent notre mémoire à la postérité.
Il appelle Constant.
Il veut arborer, aujourd'hui, tout le jour, le grand cordon de Saint-André, la décoration que le tsar lui a remise. Les hommes sont sensibles à ces détails futiles. Et il reçoit le nouvel ambassadeur de Russie, le comte Tolstoï.
Il va au-devant du comte Tolstoï dans la grande galerie du château de Fontainebleau. Il faut sourire, séduire. Cette alliance avec la Russie est nécessaire. Mais cet homme au teint pâle ne lui plaît pas. Le comte Tolstoï répond par monosyllabes. Il ne remercie pas pour la résidence qui lui a été offerte, un hôtel particulier meublé, me Cerutti, acheté à Murat. Il se dérobe aux questions.
Quel ambassadeur le tsar m'a-t-il envoyé ?
Quand il parle, c'est pour réclamer l'évacuation de la Prusse par les troupes françaises.
- Le Prussien vous jouera encore de mauvais tours, dit Napoléon.
Évacuer la Prusse ? Pourquoi pas ? poursuit-il.
Il prend Tolstoï par le bras. Il sent le comte Tolstoï se raidir.
- Mais on ne déplace pas une armée comme on prend une prise de tabac, ajoute Napoléon.
L'ambassadeur ne sourit pas, ne semble même pas avoir remarqué le cordon de Saint-André.
Napoléon s'écarte.
Cet homme paraît inquiet de chaque marque d'attention.
Sait-il ce qui s'est passé à Tilsit entre Alexandre et moi ?
Mais j'ai besoin de l'alliance russe. La réalité dicte toujours sa loi.
Il doit donc toute la journée entourer Tolstoï de prévenances, multiplier les signes de considération.
Le lendemain, il convoque le grand écuyer Caulaincourt.
- Il me faut à Pétersbourg, dit-il, un homme bien né, dont les formes, la représentation et la prévenance pour les femmes et la société plaisent à la cour. Savary a envie de rester à Pétersbourg, mais il ne convient pas là. Alexandre vous a conservé de la bienveillance...
Il s'approche de Caulaincourt. Il sait que le grand écuyer ne veut pas être ambassadeur en Russie.
- Vous êtes une mauvaise tête, Caulaincourt.
Il lui pince l'oreille.
- La paix générale est à Pétersbourg, il faut partir.
Que m'importe que Caulaincourt refuse à nouveau ce poste d'ambassadeur ?
- C'est la belle Mme de Canisy qui vous retient à Paris.
Il pince à nouveau l'oreille de Caulaincourt.
- Vos affaires, puisque vous voulez vous marier, s'arrangeront mieux de loin que de près.
C'est ainsi. On ne discute plus. On obéit. On écoute.
Napoléon se met à marcher, mains croisées dans le dos.
- Ce monsieur de Tolstoï, commence-t-il, a toutes les idées du faubourg Saint-Germain et toutes les préventions de la vieille cour de Pétersbourg avant Tilsit, dit-il. Il ne voit que l'ambition de la France et déplore, au fond, le changement du système politique de la Russie, et surtout son changement à l'égard de l'Angleterre.
Napoléon a un haussement d'épaules.
- Il peut être un très galant homme, mais sa bêtise me fait regretter Markov1. On pouvait causer avec lui, il entendait les affaires. Celui-ci s'effarouche de tout.
Mais que pèsent les préjugés et les réticences du comte Tolstoï ?
« Les peuples veulent des idées libérales, confie Napoléon à Jérôme, ce frère qu'il a installé sur le trône de Westphalie.
« Ils désirent l'égalité, poursuit-il. Voilà bien des années que je mène les affaires de l'Europe, et j'ai eu lieu de me convaincre que le bourdonnement des privilégiés était contraire à l'opinion générale. »
Il s'interrompt, sort de son cabinet de travail.
Cette phrase qu'il vient de dicter le trouble. Est-il sûr de cela ? Ne cherche-t-il pas, depuis qu'il a accédé au pouvoir, à se concilier les privilégiés de l'ancienne noblesse ? Ne veut-il pas constituer une dynastie alliée aux vieilles familles régnantes ?
Il rentre dans son cabinet, rejette la lettre qu'il destinait à Jérôme. Il se sent hésitant, déchiré.
Il ne le supporte pas.
Il va quitter le château de Fontainebleau, dit-il tout à coup, pour se rendre en Italie. Voilà deux ans, depuis le printemps 1805, qu'il n'a pas visité ce royaume, dont il porte la couronne de fer. Il est temps.
Il répond à peine à Joséphine qui veut être du voyage.
Il part aussi pour la fuir, pour ne plus voir ce visage dont la tristesse l'accuse.
- Figurez-vous que cette femme-là pleure toutes les fois qu'elle a une mauvaise digestion, parce qu'elle se croit empoisonnée par ceux qui veulent que je me marie avec quelqu'un d'autre, c'est détestable, dit-il d'un ton impatient à Duroc.
Peut-être pourra-t-il, en Italie, prendre une décision.
Il se souvient brusquement de la sœur d'Augusta de Bavière, Charlotte. Il a organisé le mariage d'Augusta et d'Eugène de Beauharnais. S'il épousait Charlotte ? Il dicte fébrilement une lettre d'invitation au roi et à la reine de Bavière, d'avoir à se trouver à Vérone avec leur fille. Voyons-la !
Puis, le 15 novembre, la veille de son départ pour Milan, il est à nouveau saisi par le doute. Il reprend sa lettre à Jérôme.
« Soyez roi constitutionnel », lui écrit-il.
Lui ne l'est pas. Il a choisi de mêler l'ancien et le nouveau. D'habiller les idées libérales sous les vieux oripeaux des préjugés, dont il a mesuré l'importance.
Et c'est pour cela qu'il a tissé cette trame avec les familles régnantes. Pour cela qu'il va rencontrer le roi et la reine de Bavière à Vérone. Mais que Jérôme ne se méprenne pas :
« Que la majorité de votre Conseil soit composée de non-nobles », écrit-il.
Il sourit, ajoute :
« Sans que personne ne s'aperçoive de cette habituelle bienveillance à maintenir en majorité le tiers état dans tous les emplois. »
Car, s'il est sûr que ce n'est jamais le passé qui l'emporte, il faut ruser. Même lorsqu'on est l'Empereur des rois.
1- Ancien ambassadeur de Russie à Paris, qui a été rappelé à la fin de 1803 sur les plaintes de Bonaparte.