7.


Napoléon, du sommet de la colline, domine le ravin. Au-delà d'un pont étroit, dans un petit bois qui cache en partie la ville de Hoff, il distingue les uniformes des grenadiers russes. Il faudrait disposer de pièces d'artillerie pour débusquer ces troupes qui fourmillent sous les branches couvertes de neige. Ils sont là plusieurs bataillons, à n'en pas douter.

Est-ce enfin le début de la vraie bataille ? Depuis une semaine, Bennigsen se dérobe, recule vers Eylau et Königsberg.

« Je pense que nous ne sommes pas éloignés d'une affaire », dit Napoléon.

Mais il n'en est pas sûr. Il a déjà livré bataille à Allenstein. Davout a bousculé les Russes à Bergfride. Il ne s'est agi que d'affrontements limités.

« Je manœuvre sur l'ennemi, reprend Napoléon en s'adressant à Murat, s'il ne se retire pas à temps il pourrait fort bien être enlevé. »

Il se penche sur l'encolure de son cheval. Il veut accrocher les Russes, les retenir pour les encercler et les écraser. Mais c'est à croire que Bennigsen est au courant de la manœuvre. Il recule à point nommé. Peut-être a-t-il saisi l'un des courriers envoyés à Ney ou à Bernadotte, qui sont sur l'aile gauche et remontent la rivière Passarge cependant que Davout tient l'aile droite.

- Chargez sans attendre, dit Napoléon à Murat.

La cavalerie légère, hussards et chasseurs, s'élance, puis les dragons du général Klein.

Il faut rester impassible, voir les chevaux et les hommes basculer du pont sous la mitraille, s'abattre dans la neige, glisser sur la glace.

Maudit soit ce pays.

Il l'a écrit à Joseph, qui plastronne dans son royaume de Naples.

« C'est donc une mauvaise plaisanterie que de nous comparer à l'armée de Naples, faisant la guerre dans le beau pays de Naples où l'on a du vin, de l'huile, du pain, du drap, des draps de lit, de la société et même des femmes. »

Ici, rien.

Depuis qu'il a quitté Varsovie, il y a huit jours, Napoléon vit aux côtés des soldats. Il voit. Il entend les plaintes. Du pain, réclament-ils. Et même la paix !

Les ventres sont creux, les paupières sont brûlées par le froid.

« Officiers d'état-major, colonels, officiers ne se sont pas déshabillés depuis deux mois, et quelques-uns depuis quatre, explique encore Napoléon à son frère aîné. J'ai moi-même été quinze jours sans ôter mes bottes... Au milieu de ces grandes fatigues, tout le monde a été plus ou moins malade. Pour moi, je ne me suis jamais trouvé plus fort, et j'ai engraissé. »

Il descend de cheval. Les rescapés des charges se regroupent. Les corps des hommes et des chevaux abattus se sont amoncelés au-delà du pont.

Hoff est un point stratégique. Il commande la route d'Eylau et de Königsberg. Et c'est pour cela que Bennigsen résiste, organise une contre-attaque. Si Hoff tombe, il devra cesser de fuir, accepter la bataille. Enfin.

Napoléon lance un ordre à un aide de camp. Que les cuirassiers du général d'Hautpoul chargent.

Il les voit passer, énormes, serrés dans leurs gilets de fer, avec un casque surmonté d'une houppette et d'une crinière noire. Leurs lourds chevaux à l'énorme poitrail dévalent la pente. Ils s'élancent, le pont tremble, la terre résonne. La mitraille russe les décime mais ils continuent, enfoncent les lignes.

Les bataillons russes s'égaillent dans le bois. Hoff tombe. La route d'Eylau est ouverte. C'est à Eylau qu'on se battra.

D'Hautpoul vient rendre compte, cavalier qui domine Napoléon de sa haute taille.

Napoléon l'embrasse devant les troupes.

- Pour me montrer digne d'un tel honneur, lance d'Hautpoul, il faut que je me fasse tuer pour Votre Majesté.

Napoléon fixe d'Hautpoul.

Cet homme est à moi. Et je dois être digne de lui. Son sacrifice à ma personne est un devoir de victoire et de grandeur dont il me charge.

D'Hautpoul me donne tout de sa vie.

Comme tous ces cavaliers vers lesquels d'Hautpoul se tourne pour clamer :

- Soldats, l'Empereur est content de vous. Il m'a embrassé pour vous tous. Et moi, soldats, moi, d'Hautpoul, je suis si content de mes terribles cuirassiers que je vous baise à tous le cul.

Des vivats résonnent dans le ravin rempli de morts.

C'est la loi de la vie. Jusqu'à aujourd'hui.

Il fait nuit. Le froid est intense. Napoléon va et vient autour d'un brasier allumé par les soldats de sa Garde. Il a les mains derrière le dos. Il vient de traverser Hoff, conquis. Les rues étaient jonchées de morts, les maisons pleines de blessés.

Il murmure :

- La guerre est un anachronisme. Les victoires s'accompliront un jour sans canons et sans baïonnettes.

Il s'assoupit quelques minutes, assis au bord du feu, puis il donne l'ordre d'avancer vers Eylau.

Le jour se lève, clair. Le froid est vif, mais le soleil luit.

Il parcourt le plateau de Ziegelhof, regarde autour de lui, ordonne d'établir son bivouac. La Garde va camper tout autour.

Il prend une prise, parle calmement.

- On me propose d'enlever Eylau ce soir, dit-il au maréchal Augereau, mais, outre que je n'aime pas les combats de nuit, je ne veux pas pousser mon centre trop en pointe avant l'arrivée de Davout qui est mon aile droite, et de Ney qui est mon aile gauche.

Il dévisage les membres de son état-major.

- Je vais donc les attendre jusqu'à demain matin sur ce plateau, qui, garni d'artillerie, offre à notre infanterie une excellente position.

Il pense à Iéna, au plateau du Landgrafenberg.

- Puis, reprend-il, quand Ney et Davout seront en ligne, nous marcherons tous ensemble sur l'ennemi.

Tout à coup, en contrebas, vers Eylau, le bruit d'une fusillade s'amplifie.

La ville s'embrase de toutes parts. Un officier arrive, explique que les fourriers de l'Empereur, avec les caissons et les bagages, sont entrés dans Eylau, se sont installés dans la maison de poste aux chevaux, pensant la ville conquise. Ils ont commencé à préparer le cantonnement de l'Empereur, à faire la cuisine, quand ils ont été attaqués par les Russes. Les troupes du maréchal Soult sont intervenues pour les défendre et les Russes ont contre-attaque. La bataille est générale.

- Il faut aller au feu, dit Napoléon.

Un chef doit encourager les troupes par sa présence. Il monte à cheval, abandonne le bivouac, va s'installer dans la maison de la poste d'Eylau. La Garde l'entoure. Les boulets russes commencent à tomber. C'est la nuit du 7 février 1807.

Le temps change. Le ciel est couvert. Le dimanche 8 février, à 8 heures, les Russes lancent une nouvelle attaque. On se bat dans le cimetière d'Eylau. La neige, brusquement, tombe en rafales épaisses poussées par le vent du nord, qui prend les Français de face.

Napoléon ne bouge pas. Il voit les hommes s'abattre par centaines. Les chevaux morts s'entassent sur les blessés et les cadavres. Les caissons d'artillerie, les charges de cavalerie écrasent les vivants et les morts. Les canons se déchaînent, la terre tremble.

Il faut, il doit lancer les hommes dans cette tourmente. Il voit, devant lui, les troupes d'Augereau disparaître dans la neige, aveuglées.

Tout à coup, une éclaircie. Napoléon se hisse sur un caisson. Il découvre tout le champ de bataille. Des morts à l'infini, du sang qui rougit la neige.

On dépose, aux pieds de Napoléon, Augereau blessé, désespéré. Il ne reste, de ses régiments hachés par la mitraille russe, que quelques hommes.

Il faut garder l'esprit déterminé, ne pas se laisser entamer par la gangrène du désespoir.

Napoléon appelle Murat.

- Nous laisseras-tu dévorer par ces gens-là ? lance-t-il.

Murat donne des éperons. Les escadrons s'ébranlent. La terre tremble encore. Ils sont plus de quatre-vingts escadrons, chasseurs, dragons cuirassiers, à charger. L'attaque russe est stoppée.

Mais où sont les fantassins de Ney ?

Il faut tenir, attendre, refuser de faire donner la Garde.

Napoléon continue d'être debout dans le cimetière aux tombes retournées par les boulets et où les squelettes se mêlent aux soldats morts.

Il entend les cris de milliers de grenadiers russes qui montent à l'assaut.

Ne pas bouger. Rejeter d'un regard dédaigneux le cheval que Caulaincourt lui présente afin de lui permettre de s'éloigner.

D'une voix calme, il ordonne que le général Dorsenne place un bataillon de la Garde à cinquante pas devant lui. Et il attend que l'assaut russe vienne.

Dorsenne crie :

- Grenadiers, l'arme au bras ! La vieille Garde ne se bat qu'à la baïonnette !

Napoléon est resté les bras croisés, attendant que l'assaut russe soit brisé.

Un aide de camp qui a réussi à franchir le barrage de feu lui annonce qu'une colonne prussienne, celle de Lestocq, vient d'arriver sur le champ de bataille, qu'elle attaque déjà le maréchal Davout.

Ne rien laisser paraître de ce coup que l'on reçoit. Se tourner vers Jomini, ce Suisse féru de stratégie qui sert à l'état-major de Ney et que Napoléon s'est attaché. Il faut analyser calmement la situation, tout prévoir, même de se retirer.

- La journée a été rude, commence Napoléon. Je ne comptais l'engager qu'au milieu de la journée, n'ayant pas tous les corps sous la main, ce qui a occasionné des pertes d'hommes mémorables. Ney ne vient pas. Bernadotte est à deux marches en arrière. Eux seuls ont leurs troupes et leurs munitions intactes...

Napoléon regarde autour de lui. Les morts forment des buttes sombres que peu à peu la neige recouvre. Il baisse la voix.

- Si l'ennemi ne se retire pas à la nuit tombante, nous partirons à 10 heures du soir. Grouchy, avec deux divisions de dragons, formera l'arrière-garde, vous serez avec lui ; vous ferez des patrouilles, vous me rendrez compte promptement de ce que fait l'ennemi... Silence absolu sur cette mission.

Napoléon fait quelques pas, puis se tourne vers Jomini.

- Revenez ce soir à 8 heures chez moi recevoir votre dernière instruction. Peut-être y aura-t-il quelques changements.

Il attend encore. La nuit tombe. Quand les tirs s'espacent pour quelques minutes, il entend les cris des blessés et voit les ombres des maraudeurs qui, au risque de leur vie, fouillent les cadavres et les déshabillent.

La fatigue commence à l'écraser. Tout à coup une fusillade nourrie éclate au loin sur la gauche.

- Ney ! crie quelqu'un. Le maréchal Ney !

Il n'éprouve aucune joie, mais la fatigue s'efface. Quinze mille hommes, estime-t-il, vont prendre les Russes de flanc, les contraindre sans doute à reculer.

C'est le moment où, il le sait, il ne doit pas relâcher son attention, même si la victoire se dessine. Quelle victoire ? Tant de morts. La tristesse l'étreint. Il pense à Marie Walewska, à Joséphine. Il voudrait pouvoir écrire, échapper un instant à la cruauté, mais il se redresse, lance des ordres.

Il faut prévoir le lendemain. Bennigsen va-t-il reculer ou au contraire s'accrocher ?

Il faut penser aux blessés, exiger qu'on leur apporte des secours, qu'on les recueille, tous.

- Tous, répète-t-il.

Il faut s'assurer des distributions de pain et d'eau-de-vie. Mais il sait que rien de cela n'est organisé comme il le faudrait.

À 8 heures du soir, il donne l'ordre qu'on allume les feux de bivouac.

Il quitte le cimetière. Les morts sont partout. Il s'arrête à deux kilomètres d'Eylau, dans une petite ferme. Il s'allonge tout habillé sur un matelas, au coin du poêle. Avant de fermer les yeux, il voit ses aides de camp qui se couchent autour de lui.

Il a l'impression, quand on le réveille le lundi 9 février, vers 9 heures du matin, qu'il n'a pas dormi. Un colonel de chasseurs se tient devant lui. C'est Saint-Chamans, aide de camp de Soult.

- Qu'y a-t-il de nouveau ? demande Napoléon.

Sa voix est sourde. Il le sait. Il est las.

Saint-Chamans répond que les Russes ont commencé leur retraite.

Napoléon se lève. Il respire longuement. Il sort de la ferme. Il a vaincu.

Le ciel est bas. Il fait sombre. Des blessés se traînent sur la route, se soutenant l'un l'autre, certains s'aidant, pour marcher, de leur fusil. Ils avancent tête baissée.

Il les regarde longuement.

Avec les troupes dont il dispose, avec ces hommes accablés, il ne peut pas poursuivre l'ennemi.

Cette victoire est comme le climat de ce pays, lugubre.

Il rentre dans la ferme. Il a besoin d'écrire, de laisser s'exprimer un peu de tendresse dans cet univers de mort. Il sait que Marie Walewska a quitté Varsovie pour Vienne. Il aimerait tant qu'elle soit là, comme une source de vie.

« Ma douce amie,

« Tu auras appris plus que je ne puis t'en dire aujourd'hui sur les événements, quand tu liras cette lettre. La bataille a duré deux jours et nous sommes restés maîtres du terrain.

« Mon cœur est avec toi ; s'il dépendait de lui, tu serais citoyenne d'un pays libre. Souffres-tu comme moi de notre éloignement ? J'ai le droit de le croire ; c'est si vrai que je désire que tu retournes à Varsovie ou à ton château, tu es trop loin de moi.

« Aime-moi, ma douce Marie, et aie foi en ton

« N. »

Il plie et scelle la lettre, puis prend une autre feuille de papier. Il a aussi besoin d'écrire à Joséphine.

« Mon amie, il y a eu hier une grande bataille ; la victoire m'est restée, mais j'ai perdu bien du monde ; la perte de l'ennemi qui est plus considérable encore ne me console pas. Enfin je t'écris ces deux lignes moi-même, quoique je sois bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t'aime.

« Tout à toi.

« Napoléon »

Maintenant il faut parler aux grognards, à ces hommes qui tentent de se réchauffer autour d'un feu de bivouac et dont il aperçoit les silhouettes tassées sur la neige. Jamais il n'a éprouvé un tel sentiment, presque du désespoir, en pensant à ces milliers d'hommes mutilés, broyés, ensevelis.

Il donne des ordres. Il veut retourner vers ce cimetière d'Eylau où il est resté hier, debout sous la mitraille. Il ne peut quitter ce champ de bataille où vingt généraux ont été blessés ou tués, et parmi eux les meilleurs. Il pense à d'Hautpoul, mort comme il l'avait souhaité. Combien d'hommes sont-ils tombés avec lui ? Peut-être vingt mille morts et blessés, et peut-être le double ou le triple chez les Russes ?

Il chevauche lentement sur la neige épaisse, entouré de son état-major. Les forêts de sapins qui entourent le champ de bataille ferment l'horizon, et les nuages d'un ciel noir s'accrochent à leurs cimes.

Des morts partout, des corps nus mêlés à ceux des chevaux, des blessés qui agonisent sur une neige sale, jaunie, rouge de sang. Il ne détourne pas la tête. Il tente d'éviter que les sabots de son cheval ne viennent piétiner des débris humains. Il entend ces appels déchirants qui se prolongent, aigus comme des cris d'oiseau. Des blessés se traînent vers lui, tendent leurs bras, implorent de l'aide.

On crie : « Vive l'Empereur ! » Mais il entend aussi ces voix qui lancent « Vive la paix ! », « Du pain et la paix ! », « Vive la paix et la France ! ».

La France paraît si loin.

Il arrive sur le monticule où les soldats du 14e de ligne, ceux d'Augereau, se sont fait massacrer, aveuglés par la neige. Les corps sont alignés, entassés.

- Ils sont rangés comme des moutons, dit le maréchal Bessières.

Napoléon se retourne avec vivacité. Il a les yeux rougis.

- Des lions, comme des lions, dit-il, les dents serrées.

Lorsqu'il voit que les soldats du 43e de ligne ont accroché à leurs aigles des crêpes noirs, il se dresse sur ses étriers.

- Je ne veux pas voir, jamais, mes drapeaux en deuil ! crie-t-il. Nos amis et nos braves compagnons sont morts au champ d'honneur, leur sort est à envier. Occupons-nous de les venger et non de les pleurer, car les larmes ne conviennent qu'aux femmes.

Il rentre à son cantonnement, s'installe devant le poêle, appuyé à une caisse qui lui sert de table. Il entend Caulaincourt l'interroger sur la date du départ d'Eylau et lui demander le lieu où l'on doit préparer la future résidence de l'Empereur.

Il ne sait pas. Il ne veut pas répondre. Il ne peut pas quitter cette terre qui a bu tant de sang.

Il dicte le bulletin de la Grande Armée et lance une proclamation aux troupes.

« Soldats, nous commencions à prendre un peu de repos dans nos quartiers d'hiver quand l'ennemi a attaqué le 1er corps... Les braves qui de notre côté sont restés au champ d'honneur sont morts d'une mort glorieuse : c'est la mort des vrais soldats. Leurs familles auront des droits constants à notre sollicitude et à nos bienfaits. »

Il hésite puis, la tête baissée, il reprend : « Nous allons nous approcher de la Vistule et rentrer dans nos cantonnements. » Mais ce ne sera qu'un répit. La guerre n'est pas finie. « Nous serons toujours des soldats français, et des soldats français de la Grande Armée », dit-il.

Des mots cependant lui viennent douloureusement. Il pense à « cet espace d'une lieue carrée où l'on voit neuf ou dix mille cadavres, quatre ou cinq mille chevaux tués », « ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre ».

Et, comme un remords, il ajoute en post-scriptum au cinquante-huitième bulletin de la Grande Armée : « Un père qui perd ses enfants ne goûte aucun charme de la victoire. Quand le cœur parle, la gloire même n'a plus d'illusion. »

Il veut rester à Eylau. Encore. Pour s'assurer que les Russes font bien retraite, même s'il ne peut les poursuivre, même s'il a décidé de faire lui aussi reculer la Grande Armée sur la Passarge.

Le temps change.

Deux jours après la bataille, la neige commence à fondre, et il sent cette odeur de mort des corps en décomposition qui se répand. Les blessés meurent de la gangrène.

Il veut voir les chirurgiens aux armées, l'ordonnateur chargé des fournitures au service de santé. Il les interroge. Que deviennent les blessés ? Il écoute. Il s'indigne. Il a plusieurs fois déjà tenté de renforcer ce service. Rien n'y fait. La Garde dispose seule de ses ambulances, de ses chirurgiens, tel Larrey.

Les autres corps manquent d'hommes, de matériel.

- Quelle organisation, quelle barbarie, dit Napoléon.

Il donne des ordres, se retire, écrit.

« Mon amie, je suis toujours à Eylau, dit-il à Joséphine. Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n'est pas la plus belle partie de la guerre ; l'on souffre et l'âme est oppressée de voir tant de victimes. »

Il peut avouer cela à sa vieille compagne. Mais ce n'est qu'un soupir.

« Je me porte bien, reprend-il. J'ai fait ce que je voulais, et j'ai repoussé l'ennemi en faisant échouer ses projets.

« Tu dois être inquiète et cette pensée m'afflige. Toutefois, tranquillise-toi, mon amie, et sois gaie.

« Tout à toi.

« Napoléon »

Le 17 février, enfin, il ordonne le repli sur la Passarge.

Il fait de petites étapes, dans cette campagne qui semble hésiter entre l'engourdissement de l'hiver et le réveil du printemps.

- La saison est bizarre, murmure-t-il à Caulaincourt.

Il gèle et dégèle en vingt-quatre heures. Mais c'est l'humidité et la boue qui peu à peu s'installent. La neige fond, les rivières débordent, envahissant les chemins où se traînent encore des blessés assoiffés, affamés.

Il prend ses cantonnements à Osterode.

« Je suis dans un mauvais village où je passerai encore bien du temps, écrit-il à Joséphine le 2 mars.

« Cela ne vaut pas la grande ville. Je te le répète, je ne me suis jamais si bien porté : tu me trouveras fort engraissé.

« Sois gaie et heureuse, c'est ma volonté.

« Adieu, mon amie, je t'embrasse de cœur.

« Tout à toi,

« Napoléon »

Il se regarde dans le miroir que lui tient Constant. Son visage est devenu rond. Il touche son ventre. Parfois, durant cette semaine passée à Eylau, il a été saisi de violentes douleurs d'estomac. Mais elles ont disparu.

« Je me porte très bien », « ma santé est fort bonne », répète-t-il à Joséphine lorsqu'il lui écrit de cette petite pièce à la cheminée qui tire mal et qu'il occupe, à Osterode, dans le vieux château d'Ordenschloss.

La bâtisse est humide. Les forêts de sapins qui l'entourent créent malgré le printemps qui revient une atmosphère de tristesse qui imprègne les journées.

Il voudrait voir Marie Walewska ici. Il lui a demandé de rentrer de Vienne. Elle est en route. Il faudra qu'elle le rejoigne, mais pas à Osterode, peut-être dans ce château de Finckenstein, que Caulaincourt a visité et qui se trouve à quelques lieues plus à l'ouest.

Mais, pour l'instant, peu importe le confort.

Il veut oublier ce qui l'entoure, cette nature morose que le réchauffement du climat n'égaie pas. Le brouillard souvent persiste toute la journée.

Il veut oublier son corps, dont la lourdeur commence à le gêner.

Mais il ne peut oublier qu'on affirme partout en Europe, et même à Paris, qu'Eylau est une défaite, que le général Bennigsen l'a emporté.

Napoléon s'indigne, rédige lui-même une relation de la bataille par un « témoin oculaire », qu'il fait éditer à Berlin et à Paris. Il corrige le chiffre des pertes. « Mille cinq cents morts et quatre mille trois cents blessés », dit-il. Quand le général Bertrand, qui prend sous la dictée ce récit et ces chiffres, relève la tête, Napoléon le fixe et, d'une voix chargée de mépris, il dit :

- C'est de cette manière que parlera l'Histoire.

Il s'éloigne, laisse Bertrand relire cette « relation de la bataille d'Eylau ».

Comment combattre le mensonge d'un Bennigsen qui prétend avoir remporté la victoire, sinon en combattant aussi pour la conquête de l'opinion ? L'esprit des hommes est un champ de bataille.

Mais il sait bien quelle est la réalité : il n'a pas détruit l'armée russe, même s'il l'a battue à Eylau. Il faudra reprendre au printemps le chemin de la guerre, jusqu'à ce que la paix soit imposée à ce roi de Prusse et à ce tsar, à cette Angleterre qui la refusent.

Et cette prochaine campagne, qui sera - il le faut - décisive, se prépare.

Il faut des hommes d'abord. Il dit à Berthier qu'il faut rallier les milliers de traînards, de maraudeurs, de fuyards qui errent dans la campagne.

« Il faut leur faire honte de leur lâcheté. »

Puis il faut des approvisionnements.

« Notre position sera belle lorsque nos vivres seront assurés, répète-t-il. Battre les Russes si j'ai du pain, c'est un enfantillage. »

Il convoque Daru, l'intendant général de la Grande Armée, qui invoque des difficultés pour l'exécution des ordres.

Que sont ces hommes-là ? Il les sent incertains. Il faut donc les secouer. Les reprendre en main.

« Il y a longtemps que je fais la guerre, Daru. Exécutez mes ordres sans les discuter... D'ailleurs, quand ce que je dis là ne conviendrait à personne, c'est ma volonté. »

Peut-être après la bataille d'Eylau l'a-t-on cru affaibli, hésitant, prêt à céder.

Il galope dans la campagne autour d'Osterode pour reprendre son corps en main.

Peut-être en effet a-t-il été atteint par cette sombre victoire, si sanglante. Mais quel serait le sens de tant de sacrifices s'il reculait maintenant ? Il faut au contraire tenir fort les rênes.

Il rentre au château d'Ordenschloss. Les dépêches de Paris viennent d'arriver. Il commence par les rapports des espions de police. On murmure pour la paix, on critique dans les salons. Et jusque dans celui de l'Impératrice. Il écrit rageusement à Joséphine :

« J'apprends, mon amie, que les mauvais propos que l'on tenait dans ton salon à Mayence se renouvellent : fais-les donc taire. Je te saurais fort mauvais gré si tu n'y portais pas remède. Tu te laisses affliger par les propos de gens qui devraient te consoler. Je te recommande un peu de caractère et de savoir mettre tout le monde à sa place...

« Voilà, mon amie, le seul moyen de mériter mon approbation. Les grandeurs ont leurs inconvénients : une impératrice ne peut aller là où va une particulière.

« Mille et mille amitiés. Ma santé est bonne. Mes affaires vont bien.

« Napoléon »

Amitié.

Il la blesse par ce mot. Il le sait. Mais comment ne pas l'employer alors qu'elle se refuse à comprendre, qu'elle répète maintenant dans ses lettres qu'elle veut mourir ?

« Tu ne dois pas mourir, reprend-il, tu te portes bien, et tu ne peux avoir aucun sujet raisonnable de chagrin.

« Tu ne dois pas penser à voyager cet été ; tout cela n'est pas possible. Tu ne dois pas courir les auberges et les camps. Je désire autant que toi te voir et même vivre tranquille.

« Je sais faire autre chose que la guerre, mais le devoir passe avant tout. Toute ma vie j'ai tout sacrifié, tranquillité, intérêt, bonheur, à ma destinée.

« Adieu, mon amie.

« Napoléon »

Si je ne tiens pas les rênes, ils se laissent aller.

Il ouvre une dépêche, la jette à terre.

« Junot m'écrit toujours avec du grand papier de deuil, qui me donne des idées sinistres quand je reçois ses lettres ! s'exclame-t-il. Faites-lui donc connaître que cela est contraire à l'usage et au respect et qu'on n'écrit jamais à un supérieur avec le caractère de deuil d'une affection particulière. »

Ont-ils oublié qui je suis ?

Ils se relâchent. Ils parlent. Cette madame de Staël s'est rapprochée de Paris alors qu'elle doit s'en tenir éloignée.

« Cette femme continue son métier d'intrigante... C'est une véritable peste... Je me verrai forcé de la faire enlever par la gendarmerie. Ayez aussi l'œil sur Benjamin Constant... »

Qu'imaginent-ils donc ? Que je vais laisser faire ?

Dans l'unique pièce qu'il occupe au château d'Ordenschloss parce que c'est l'une des rares à posséder une cheminée, il voit entrer le colonel Kleist, envoyé du roi de Prusse. Il écoute l'officier. Il l'observe. Cet homme ne veut que gagner du temps pour la Prusse et la Russie.

Napoléon est assis en face de Kleist. Il veut la paix, dit-il, même avec l'Angleterre. « J'aurais horreur de moi d'être la cause de l'effusion de tant de sang. »

Kleist ne peut dissimuler une expression de joie.

Lui aussi doit imaginer que je suis prêt à céder.

Napoléon se lève, tourne le dos au colonel Kleist.

Si les puissances ne veulent pas la paix, dit-il, « je suis décidé à faire encore pendant dix ans la guerre. Je n'ai que trente-sept ans. J'ai vieilli sous les armes et dans les affaires ».

Telle est ma destinée.

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