19.
Il quitte Erfurt au début de la soirée du vendredi 14 octobre 1808. Il pleut. Il fait froid. Les lampes à huile brûlent dans la berline. Il s'est installé sous l'une d'elles. Il lit les dépêches qui viennent d'arriver de Paris et d'Espagne. Il suffit de quelques phrases du général Clarke, ou bien des appels à l'aide de Joseph qui réclame des renforts, propose des opérations insensées, pour qu'il imagine ce que doit être, au milieu d'un peuple en révolte, la situation de ses soldats. Ils sont égorgés. Ils pillent. Ils massacrent. Ils ont peur. Les Anglais de John Moore sont maintenant plusieurs dizaines de milliers à combattre en Espagne, venant du Portugal.
Il repousse les dépêches. Il commence à dicter une lettre pour le général Junot, qui s'est rendu aux Anglais à Cintra et a été rapatrié en France, conformément aux accords de capitulation.
« Le ministre de la Guerre m'a mis sous les yeux tous vos mémoires... Vous n'avez rien fait de déshonorant, vous ramenez mes troupes, mes aigles et mes canons. J'avais cependant espéré que vous feriez mieux... Je vais publiquement approuver votre conduite : ce que je vous écris confidentiellement est pour vous seul. »
Napoléon reste plusieurs minutes silencieux, puis il reprend :
« Avant la fin de l'année, je veux vous remplacer moi-même à Lisbonne. »
Il est tendu. Il ne veut pas qu'on fasse halte, sinon pour changer les attelages. On passe à Francfort. On continue sur Mayence.
Une partie vient de se terminer. Une autre commence. Il faut qu'il prenne, comme il l'avait prévu, la tête des troupes, qu'il entre à Madrid et à Lisbonne. Qu'il brise cette révolte et chasse les Anglais de la péninsule.
Les bonnes troupes dont il dispose sont sur la rive nord de l'Èbre. Il a demandé qu'elles attendent les Espagnols afin de pouvoir, le moment venu, en enfonçant leur centre, puis en se rabattant, les envelopper. Mais Joseph, incapable de conduire une armée, a donné des ordres, et Ney et Lefebvre, emportés par leur fougue, ont attaqué sur les ailes, remporté des succès. Mais que n'ont-ils compris que compte seule la victoire qui détruit totalement l'ennemi ?
Il dicte une lettre pour Joseph : « À la guerre, il faut des idées saines et précises, dit-il. Ce que vous proposez n'est pas faisable. »
Qu'on attende son arrivée.
Il fait forcer l'allure.
Il doit gagner vite cette partie espagnole pour pouvoir revenir, combattre ici, contre l'Autriche.
Si, à Erfurt, il avait pu...
Il n'a pas de regret. Il a fait ce qu'il a pu, mais Alexandre était insaisissable. Il reprend l'un des rapports de police qu'il vient seulement de lire.
À Erfurt, tous les soirs, après le spectacle, le tsar s'est rendu chez la princesse Tour et Taxis, où il a retrouvé Talleyrand. Chaque soir, ils se côtoyaient plusieurs heures, s'isolant souvent des autres invités rassemblés chez la princesse. Le baron de Vincent, l'envoyé de l'empereur d'Autriche, a souvent participé à ces conversations.
Talleyrand m'a trahi. Sa politique est depuis toujours de protéger Vienne. Mais a-t-il été plus loin ? Ne se contentant pas de convaincre Alexandre de ne pas se joindre à moi pour menacer l'Autriche, mais le dressant contre moi ? Combien ce prince « Blafard » a-t-il touché de Vienne ?
Que veut-il ? Prendre des garanties pour son avenir, si je meurs ou suis battu ? Ou bien coaliser l'Europe contre moi pour me soumettre ? Dois-je le briser ? Ou l'utiliser encore, sans illusion ?
Il hésite, puis il dicte un ordre pour le prince de Bénévent : il faut savoir aussi se servir de l'ennemi.
« Vous donnerez chez vous au moins quatre fois par semaine un dîner de trente-six couverts, composé en grande partie de législateurs, de conseillers d'État et de mes ministres, afin de les mettre à même de se voir, et que vous puissiez ainsi connaître les principaux et cultiver leurs dispositions. »
Que ce prince Blafard serve comme un valet.
Il éprouve un sentiment de dégoût. Au fond, il n'estime que ceux des hommes qui exposent leur poitrine au feu d'une bataille. Les autres sont poisseux et salissent quand on s'approche d'eux.
Il arrive au château de Saint-Cloud le mardi 18 octobre 1808, peu avant minuit.
Il ne voit Joséphine que le lendemain matin. Elle a ce regard anxieux qu'il ne supporte pas. Elle ne l'interroge pas, mais ses yeux le harcèlent. Elle sait bien qu'il attend l'occasion de se séparer d'elle pour conclure l'un de ces mariages princiers auxquels il a contraint tous les membres de sa famille. Et pourquoi pas lui ?
Mais elle n'ose pas lui poser ouvertement la question. Elle se contente de se lamenter lorsqu'il lui dit qu'il ne va rester que quelques jours à Paris. Il veut assister à l'ouverture de la session du Corps législatif, se montrer aussi avec elle, l'Impératrice, dans les rues de la capitale, inspecter les travaux du Louvre et des bords de Seine. Puis rejoindre l'armée en Espagne.
Elle s'accroche à lui. Ainsi il faut qu'il reparte pour faire la guerre ? Cela ne cessera donc jamais ?
Il la rabroue. Il l'écarte. Croit-elle qu'il ne préférerait pas jouir d'un bon lit au lieu de patauger dans la boue des bivouacs ?
Il claque les portes, s'enferme dans son cabinet de travail. Il voit Cambacérès, Fouché, les ministres. Ils n'osent pas parler comme Joséphine. Ils obéissent, mais il devine leurs réticences.
Oui, la guerre, encore ! Qu'y peut-il ? L'Angleterre vient de répondre à l'offre de paix par des exigences inacceptables. Pourquoi cesserait-elle de combattre au moment où ses troupes remportent des succès et alors que l'Autriche arme ?
Il ne dispose pas des événements. Il y obéit. C'est son devoir envers la France. Son destin.
Dans la nuit du vendredi 28 octobre, il fait arrêter sa voiture rue de la Victoire. Il surprend Marie Walewska dans son sommeil. Il éprouve, à l'aimer, puis à la quitter, une émotion intense.
C'est cela, sa vie.
Il part pour Rambouillet, et de là, par Tours et Angoulême, pour Bayonne.
Vite. Il ne prononce que ce seul mot. À Saint-André-de-Cubzac, il fait arrêter la voiture. Les chemins sableux des Landes obligent à ralentir l'allure, et il ne le supporte pas. Il va finir le trajet à cheval. Il monte en selle. Il galope. Il est brisé quand il arrive à Bayonne, le jeudi 3 novembre, en compagnie de Duroc. Il est 2 heures du matin. Il titube de fatigue mais il crie des ordres. Il veut voir les magasins de l'armée. Il n'y a pas d'uniformes, alors que le froid est vif et que la pluie noie l'Espagne.
- Je n'ai plus rien, je suis nu ! crie-t-il. Mon armée est dans le besoin. Les fournisseurs sont des voleurs. Jamais on n'a été plus indignement servi et trahi.
Il est trop las pour poursuivre la route. Il rejoint le château de Marracq. Mais il ne peut dormir, dicte une lettre au général Dejean, le ministre qui dirige l'administration de la Guerre.
Puis, comme pour se parler à lui-même, il prend la plume, écrit à Joséphine.
« Je suis arrivé cette nuit à Bayonne, avec bien de la peine, ayant couru à franc étrier une partie des Landes. Je suis un peu fatigué.
« Je vais partir demain pour l'Espagne. Mes troupes arrivent en force.
« Adieu, mon amie. Tout à toi.
« Napoléon »
Il se réveille en sursaut après moins d'une heure de sommeil. Il veut voir les responsables de dépôts. Il les rudoie, exige que l'on constitue les convois d'approvisionnement qui suivront l'armée. Il passe un escadron de chevau-légers polonais en revue, puis il rejoint Tolosa, une petite ville située à quelques kilomètres au sud de Saint-Sébastien.
Il est en Espagne. La partie est engagée.
La grande salle du monastère dans laquelle il s'est installé est glaciale. Il pleut à verse. Le général Bigarré s'approche, s'incline cérémonieusement, le complimente au nom de Joseph, roi d'Espagne. Napoléon lui tourne le dos.
Joseph, il vient de le comprendre, se prend pour Charles Quint !
- Sa tête est perdue, bougonne-t-il. Il est devenu tout à fait roi !
Il entend un murmure. Une délégation de moines s'avance. Il dévisage ces têtes rondes, il écoute ces voix mielleuses qui protestent de leur bonne volonté et de leur respect.
- Messieurs les moines, lance-t-il, si vous vous avisez de vous mêler de nos affaires militaires, je vous promets que je vous ferai couper les oreilles.
Il entre dans la cellule qu'on lui a préparée pour la nuit. Il se jette tout habillé sur le lit étroit. Il fait froid.
C'est la guerre.