4.


Il a peu dormi. Ce lundi 27 octobre 1806, il voit, dans la cour du château de Charlottenburg, les chasseurs de la Garde qui commencent à se rassembler. Ils lui serviront d'escorte pour son entrée dans Berlin, aujourd'hui.

Il veut une parade militaire qui frappe les esprits. Un véritable triomphe. Déjà il a exigé que les gendarmes nobles prussiens, qui avaient aiguisé leurs sabres sur les marches de l'ambassade de France, traversent Berlin, prisonniers entre deux colonnes de soldats français, afin qu'on les punisse de leur jactance !

Hier soir, il a dit à Daru, l'intendant général de la Grande Armée, qu'il fallait s'emparer de tout l'argent qu'on trouverait à Berlin afin de le verser dans les caisses du payeur de l'armée.

- Mon intention est que Berlin me fournisse abondamment tout ce qui est nécessaire pour mon armée, a-t-il poursuivi, pour que mes soldats soient dans l'abondance de tout.

Puis il a entraîné Daru dans les appartements de la reine Louise. Il a montré les papiers qu'elle avait laissés. Ce n'était pas, comme il l'avait imaginé un instant, une correspondance amoureuse, mais des pièces montrant la détermination de la reine à déclencher la guerre.

- Contre moi, Daru, contre nous.

Elle appelle Napoléon Noppel, et son perroquet prononce Moppel, ce qui signifie en argot berlinois : « petit roquet vantard ». Elle écrit cela.

Il a même trouvé dans ses papiers un rapport de Dumouriez, oui, le vainqueur de Brunswick à Valmy, sur la tactique à employer pour battre les troupes françaises.

- Malheureux les princes qui laissent prendre aux femmes de l'influence sur les affaires politiques ! s'est exclamé Napoléon.

Ce lundi, il fera beau.

Il regarde les régiments se former. Ces hommes espèrent en avoir fini avec les marches, les bivouacs, les combats. Ils ont échappé à la mort. Ils rêvent de paix. Ils ne savent pas que la paix se conquiert. Les Prussiens attendent les Russes qui avancent, dont les rapports précisent qu'ils ont traversé la Vistule, qu'ils sont entrés dans Varsovie. Faut-il aider les Polonais qui veulent leur indépendance ? Mais qu'est-ce que vouloir ? Napoléon l'a dit à Dombrowski, ce Polonais qui voudrait que la France fasse renaître son pays : « Je verrai si vous méritez d'être une nation. » « Si la Pologne fournit quarante bons mille hommes de troupe sur lesquels on puisse compter comme si l'on avait un corps de quarante mille hommes de troupes réglées », alors c'est que les Polonais voudront vraiment leur indépendance. Sinon...

Et aider les Polonais, c'est ouvrir la boîte de Pandore : la guerre à n'en jamais finir avec les Russes et sans doute les Autrichiens. Et derrière eux, l'Angleterre, l'âme damnée des coalitions, le banquier des puissances, celle qu'il faut briser si l'on veut un jour obtenir la paix.

On annonce l'arrivée du général Zastrow, qui demande une audience de la part de Frédéric-Guillaume. Le roi de Prusse sollicite un armistice et l'ouverture de négociations.

- Les Russes sont-ils déjà sur le territoire prussien ? répond Napoléon.

- Il se peut que leurs têtes de colonne, en ce moment, franchissent la frontière, répond le général Zastrow en s'inclinant. Le roi n'attend pour leur faire rebrousser chemin qu'une parole rassurante.

Napoléon lui tourne le dos.

- Oh, si les Russes viennent, dit-il, je marche contre eux et je veux les battre.

Il faut quelques pas, revient vers Zastrow.

- Mais les négociations peuvent continuer, ajoute-t-il. Duroc, le grand maréchal du palais, en est chargé.

Mais d'abord, l'entrée dans Berlin. Il faut que ces Prussiens découvrent la force de la Grande Armée.

À 15 heures, Napoléon caracole sur Unter den Linden. Il est seul au milieu du défilé, petit homme en tenue verte de colonel des chasseurs de la Garde, coiffé de son chapeau corné, de sa « cocarde à un sou », comme disent les grenadiers. Il ne porte, comme décoration, que le cordon de la Légion d'honneur. Derrière lui se tient son mameluk, Roustam, et à quelques longueurs encore son état-major, les officiers de la maison impériale, Duroc, Caulaincourt, Clarke, les aides de camp, Lemarois, Mouton, Savary, Rapp, et puis les maréchaux, Berthier, Davout, Augereau.

Lefebvre et la Garde à pied précèdent l'Empereur, puis, après les officiers, viennent les chasseurs de sa Garde.

Napoléon voit tout cela, qu'il a voulu : les fanfares, les mameluks, vingt mille hommes, et ces grenadiers immenses avec leurs bonnets à poil. Et il voit la foule massée sur les côtés d'Unter den Linden. Il galope autour de la statue de Frédéric II, le chapeau levé. Il est l'Empereur vainqueur.

Il passe en revue le troisième corps, celui du maréchal Davout, le duc d'Auerstedt. Il distribue plus de cinq cents croix, s'attarde longuement pour parler aux soldats. Il élève au grade supérieur de nombreux officiers.

- Les braves qui sont morts, dit-il, sont morts avec gloire. Nous devons désirer de mourir dans des circonstances si glorieuses.

Les troupes l'acclament, et Davout lance :

- Sire, nous sommes votre Dixième Légion ! Le troisième corps sera partout et toujours pour vous ce que cette Légion fut à César !

Il écoute.

Il se sent César en ce siècle.

Il se rend à l'hôtel de ville, parle avec violence aux notables prussiens rassemblés, assure qu'il a vu, dans la chambre à coucher de la reine Louise, le portrait du tsar Alexandre.

- Ce n'est pas vrai, Sire, lance une voix.

Des officiers se précipitent. Napoléon les arrête, pardonne au pasteur Erhmann qui a osé l'interrompre. Il reconnaît la sincérité, la franchise de cet homme, mais, rentré au palais royal où il va loger, il s'indigne lorsque le général Savary lui remet une lettre du prince Hatzfeld, celui-là même qui lui a présenté les clés de Berlin. Les agents de Savary ont intercepté cette correspondance de Hatzfeld au prince de Hohenlohe. Elle contient une énumération précise des forces françaises à Berlin, corps par corps, et donne même le nombre de leurs caissons de munitions.

Napoléon dicte aussitôt, d'une voix étranglée par la colère, l'ordre par lequel on doit traduire le prince Hatzfeld devant une commission militaire pour y être jugé comme traître et espion. Qu'on l'arrête, qu'on le fusille. Il lit la consternation dans les yeux de Berthier, de Ségur, mais n'ont-ils pas compris qu'on ne peut régner que sévèrement ? N'a-t-on pas fusillé, le 26 août 1806, un éditeur de Nuremberg qui diffusait un pamphlet antifrançais ?

Quelques instants plus tard, alors qu'il rentre d'une revue, que les tambours battent, une femme enceinte s'évanouit à la porte de son cabinet. La princesse Hatzfeld vient solliciter la grâce de son mari.

Napoléon regarde la jeune femme, lui tend la lettre, lui demande de la lire. Elle bégaie, pleure.

Être empereur, c'est aussi disposer du droit de grâce, jouir de cet émoi, rendre à la vie celui qu'on destine à la mort.

Napoléon regarde la princesse éplorée, assise devant la cheminée.

- Eh bien, dit-il, puisque vous tenez entre vos mains la preuve du crime, anéantissez-la et désarmez ainsi la sévérité des lois de la guerre.

Elle jette la lettre dans le feu.

Peu après, le prince Hatzfeld est libéré.

Il se retire, il écrit à Joséphine. Il est 2 heures du matin, le 1er novembre 1806.

« Talleyrand arrive et me dit, mon amie, que tu ne fais que pleurer. Que veux-tu donc ? Tu as ta fille, tes petits-enfants, et de bonnes nouvelles, voilà bien des moyens d'être contente et heureuse.

« Le temps ici est superbe, il n'a pas encore tombé de toute la campagne une seule goutte d'eau. Je me porte bien et tout va au mieux.

« Adieu, mon amie, j'ai reçu une lettre de Napoléon, je ne crois pas qu'elle soit de lui mais d'Hortense.

« Mille choses à tout le monde.

« Napoléon »

En effet, il se porte bien. Chaque jour, il assiste à la parade devant le palais royal. Il passe en revue la cavalerie. Il fait manœuvrer la Garde dans la plaine de Charlottenburg. Le reste de la journée, il travaille dans ce cabinet qu'il s'est fait aménager dans le palais royal. On y a transporté sa bibliothèque et ses cartes. Il suit les mouvements de troupes qui traquent les dernières forces prussiennes. Kustrin, Magdebourg, Stettin, Lübeck - ville libre où pourtant Blücher s'est réfugié - tombent.

« Tout a été pris, dit Napoléon, tué, ou erre entre l'Elbe et l'Oder. »

Lübeck a été mise à sac. « Elle ne doit s'en prendre qu'à ceux qui ont attiré la guerre dans ses murs, commente-t-il. Tout va aussi bien qu'il est possible de se l'imaginer », dit-il encore.

Et cependant Frédéric-Guillaume rejette les conditions de paix transmises par Duroc, espère toujours l'arrivée des Russes. Ils sont plus de cent mille en marche, sous le commandement des généraux Bennigsen et Buxhoewden.

La guerre est donc encore là et l'hiver approche. Il faut des hommes. Qu'on m'envoie des conscrits, dit-il à Berthier, même s'ils n'ont que huit jours d'instruction, pourvu qu'ils soient armés, avec culotte, guêtres, chapeau d'uniforme et une capote. Tant pis s'ils n'ont pas de costume. Cela suffira.

Il se penche sur les cartes, dit au maréchal Mortier :

- Il est possible que dans quelques jours je me porte de ma personne au milieu de la Pologne.

Puis, marchant les mains derrière le dos, il ajoute :

- Les froids vont devenir vifs et l'eau-de-vie peut sauver mon armée. On m'assure qu'on trouve beaucoup de vin à Stettin ; il faut tout prendre, y en eût-il pour vingt millions. C'est le vin qui dans l'hiver me vaudra la victoire ; il faut le prendre en règle et on donnera des reçus.

Il sait qu'il lui faudra à nouveau combattre, donner une leçon définitive aux Russes, comme il vient de l'administrer aux Prussiens. Il a reçu de Murat une lettre triomphante après la prise de Magdebourg, le 7 novembre. « Sire, a écrit le grand-duc de Berg, le combat finit faute de combattants. » Mais il en surgit toujours de nouveaux. Les Russes seront-ils les derniers ? Il faudrait pour cela que la grande inspiratrice des coalitions, l'Angleterre, soit vaincue.

Dans le palais royal de Berlin, tout au long de ce mois de novembre 1806, Napoléon médite. Il lit le mémoire que lui a adressé Talleyrand, qui démontre que l'Angleterre a attenté au droit des gens en établissant un blocus des ports européens et qu'il faut lui répondre, que l'occasion est bonne puisque, après la défaite de la Prusse, l'Empereur contrôle les côtes de l'Europe, de Dantzig jusqu'à l'Espagne et de celle-ci à l'Adriatique.

Napoléon convoque son secrétaire, commence à dicter un décret qui, le 21 novembre 1806, institue le blocus continental. Il s'agit de vaincre la mer par la domination de la terre. « Tout commerce et toutes correspondances avec les îles Britanniques sont interdits », dit-il. Les îles sont donc déclarées en état de blocus, puisque Londres se conduit comme aux « premiers âges de la barbarie ». Les Anglais trouvés en France et dans les pays alliés sont prisonniers de guerre et leurs propriétés confisquées. Tous les produits anglais sont décrétés de bonne prise.

Il faut que l'Angleterre étouffe sous ses marchandises, qu'elle implore la paix pour dégorger ce qu'elle produit, sinon ce sera chez elle le chômage et le désordre.

Napoléon relit le décret. Il le sait, le blocus ne peut réussir que s'il est vraiment continental. Il faut que tout le monde en Europe se plie à ce principe. Mais n'a-t-il pas les moyens d'imposer à tous cette politique, qui, d'ailleurs, il en est convaincu, est dans l'intérêt de l'Europe ?

C'est un défi ? Mais n'en a-t-il pas déjà tant relevé, et avec succès ?

Il se détend. Il se distrait. Il écrit à Joséphine qui a été choquée par la manière dont il a traité, dans les bulletins de la Grande Armée, la reine Louise.

« Tu me parais fâchée du mal que je dis des femmes. Il est vrai que je hais les femmes intrigantes au-delà de tout... J'aime les femmes bonnes, naïves et douces, mais c'est que celles-là seules te ressemblent. »

Il pose la plume. Le pense-t-il vraiment ? Dans le passé, Joséphine... Mais il préfère ne pas se souvenir de ses trahisons, de sa duplicité. Elle est aujourd'hui le plus souvent triste, inquiète, jalouse.

« Sois contente, heureuse de mon amitié, de tout ce que tu m'inspires, lui écrit-il le 22 novembre à 10 heures du soir. Je me déciderai dans quelques jours à t'appeler ici ou à t'envoyer à Paris.

« Adieu, mon amie ; tu peux actuellement aller, si tu veux, à Darmstadt, à Francfort, cela te dissipera.

« Mille choses à Hortense.

« Napoléon »

Il appelle Caulaincourt, le grand écuyer. Il va quitter Berlin, dit-il, se rapprocher des troupes. Qu'on prépare les relais pour les chevaux.

Puis il se fait apporter les dépêches, les journaux publiés à Paris. Il s'emporte, les jette sur le sol. Il appelle son secrétaire, dicte une lettre pour le ministre de l'Intérieur.

« Monsieur Champagny, j'ai lu de bien mauvais vers chantés à l'Opéra. Prend-on donc à tâche, en France, de dégrader les Lettres ?.. Défendez qu'il ne soit rien chanté à l'Opéra qui ne soit digne de ce grand spectacle. Il y avait une circonstance bien naturelle, c'était de faire quelques beaux chants pour le 2 décembre. La littérature étant votre département, je pense qu'il faudrait vous en occuper car, en vérité, ce qui a été chanté à l'Opéra est par trop déshonorant. »

Le 25 novembre 1806, Napoléon quitte Berlin. Il est 3 heures. Il rejoint la Grande Armée, qui avance vers Varsovie à la rencontre des armées du tsar de Russie.

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