29.
Où est-elle ? Napoléon cherche Joséphine des yeux. Il saute de sa berline de voyage, s'arrête un instant au bas du grand escalier du château de Fontainebleau. Le grand maréchal du palais, Duroc, qui a quitté Schönbrunn quelques heures avant lui, vient à sa rencontre. Des aides de camp et des officiers l'entourent. Où est-elle ? Il lui avait demandé d'être présente avec les dames de la cour, mais elle a préféré ses aises, comme à son habitude.
Il est vrai que le jour commence à peine à se lever, ce jeudi 26 octobre 1809.
Napoléon aperçoit l'archichancelier Cambacérès, l'entraîne et, tout en marchant vers son cabinet de travail, le félicite pour sa ponctualité et commence à l'interroger. Qu'en est-il de l'opinion ? Pourquoi a-t-on été si lent à repousser le débarquement anglais dans l'île de Walcheren ? Quelle folie que d'avoir osé nommer Bernadotte à la tête des Gardes nationales chargées de cette tâche !
Bernadotte est un incapable, soucieux de ses petites intrigues et malade de jalousie et d'ambition. C'est Fouché, n'est-ce pas, qui l'a désigné ? Que sait-on à Paris de ce jeune Frédéric Staps, de ce fanatique, de ce fou qui voulait me poignarder ?
Napoléon s'arrête devant Cambacérès, debout au milieu du cabinet de travail.
Il ne craint pas la mort, dit-il. Les poignards ou les boulets, le poison seront impuissants contre lui, car il a un destin à accomplir.
Il s'assied. Il observe longuement Cambacérès. Cet homme avisé, prudent, reste le plus souvent silencieux. Il a toujours soutenu Joséphine. Il s'est, chaque fois que le bruit en a couru, montré hostile au divorce. C'est l'adversaire de Fouché.
Il craint une réaction de l'opinion si l'Empereur épouse une descendante de la dynastie des Habsbourg, une Autrichienne, ou une héritière de la dynastie des Romanov.
Où est l'Impératrice ? interroge à nouveau Napoléon.
Les souverains viennent à moi, les armées et les places fortes capitulent, les maréchaux et les ministres m'attendent à l'aube, et cette vieille femme n'est point capable de me recevoir après des mois d'absence. Qu'imagine-t-elle ? A-t-elle peur ? Il faudra bien qu'elle accepte ma décision.
Il se lève et commence à marcher. Il prise. Il ne se préoccupe plus de Cambacérès. D'ailleurs, il n'attend rien de l'archichancelier, sinon qu'il écoute ce qu'il doit lui dire.
Il a décidé de divorcer, dit-il, et le plus tôt sera le mieux. Mais que Cambacérès garde le secret. Il faut d'abord parler à Joséphine et lui faire expliquer les raisons de cette décision par Eugène de Beauharnais ou par Hortense. Mais il préfère le vice-roi d'Italie à la reine de Hollande. Eugène est comme un fils. Il est soucieux des intérêts de la dynastie. Il donnera à sa mère de bons conseils.
- J'ai réellement aimé Joséphine, dit Napoléon.
Il est songeur, s'éloigne de Cambacérès, revient vers lui.
- Mais je ne l'estime pas, reprend-il. Elle est trop menteuse.
Cambacérès se tait.
- Elle a un je-ne-sais-quoi qui plaît, reprend-il. C'est une vraie femme.
Il rit, murmure comme pour lui-même :
- Elle a le plus gentil petit cul qui soit possible.
Le visage empourpré de Cambacérès l'enchante. Cet homme-là ne saura jamais ce que c'est qu'une femme. Ses goûts sont ailleurs.
- Joséphine est bonne, ajoute Napoléon, dans ce sens qu'elle invite tout le monde à déjeuner. Mais se priverait-elle de quelque chose pour donner ? Non !
Il s'emporte tout à coup.
Où est-elle ? À Saint-Cloud, alors que je suis ici, qu'elle aurait dû s'y trouver pour m'accueillir !
Il renvoie Cambacérès, dicte un courrier pour Eugène puis commence à travailler, examinant les dépêches.
L'Espagne, toujours. La guerre s'y prolonge. Il lit et relit la lettre que le général Kellermann a fait parvenir à Berthier.
« C'est en vain qu'on abat d'un côté les têtes de l'hydre, écrit le fils du héros de Valmy, aujourd'hui vieux maréchal. Elles renaissent de l'autre, et sans une révolution dans les esprits, vous ne parviendrez de longtemps à soumettre cette vaste péninsule ; elle absorbera la population et les trésors de la France. »
L'Espagne me ruine. Joseph est incapable de maîtriser le pays. Les maréchaux Soult ou Mortier, qui y combattent, remportent des victoires qui ne sont jamais décisives. Faudra-t-il que je prenne à nouveau le commandement des armées d'Espagne ?
« J'en reviens à dire, écrit le général Kellermann, qu'il faut la tête et le bras d'Hercule. Lui seul, par la force et l'adresse, peut terminer cette grande affaire, si elle peut être terminée. »
Il faudra que Berthier parte en Espagne pour y préparer ma venue. Hercule ! Napoléon sourit. Hercule frappera, plus tard, après, quand il en aura fini avec Joséphine.
Ces bruits de pas et de voix dans les galeries du château puis dans l'antichambre annoncent sans doute l'arrivée de Joséphine à Fontainebleau. Enfin !
Il passe dans la bibliothèque d'un pas rapide. Il s'y enferme, commence à écrire. Il lui en veut du malaise qu'il ressent, de cette impossibilité où il est de lui parler dès ce soir.
Elle entre.
Il ne veut pas lever la tête. Elle ne dit rien. Voilà plus de sept mois qu'ils ne se sont vus. Pourquoi n'est-elle pas venue comme il le lui avait demandé ? Quelle habileté est-ce encore là ? Pense-t-elle qu'il est impatient ?
Il se redresse. Elle pleure silencieusement.
- Ah, vous voilà, madame. Vous faites bien, car j'allais partir pour Saint-Cloud.
Elle balbutie, elle s'excuse. Ce n'est pas cela qu'il veut ! Il veut qu'elle comprenne le moment où ils en sont arrivés de leur vie. Qu'elle lui rende la tâche facile. Qu'elle accepte !
Il l'embrasse. Il ne ressent rien que de la gêne.
Il déteste cette situation. Il ne peut lui parler alors qu'il doit le faire. Il ne supporte pas qu'elle paraisse devant lui avec ce visage gris, ces yeux remplis de larmes, ce regard de bête traquée.
Les jours suivants, il quitte le château dès qu'il le peut.
Il chasse avec une sorte de rage dans cet automne rayonnant de l'Île-de-France. Il chasse à courre dans la forêt de Fontainebleau, dans les bois de Boulogne ou de Versailles, autour de Melun et de Vincennes.
Quand il rentre au château de Fontainebleau et qu'il aperçoit Joséphine tenant son cercle dans son salon, il ne lui jette qu'un coup d'œil. Tant qu'il ne lui aura pas parlé, tant qu'elle n'aura pas accepté, il ne pourra la côtoyer. Pourquoi ne l'aide-t-elle pas ? Pourquoi n'a-t-elle pas la dignité de se soumettre à cette loi du destin qui fait qu'il a besoin d'un « ventre » fécond, d'un jeune ventre, d'une femme issue d'une famille qui soit à la hauteur de ce qu'il est devenu ?
Il convoque Champagny, le ministre des Relations extérieures.
Il doit exiger de l'ambassadeur auprès du tsar qu'il rappelle à celui-ci leur rencontre d'Erfurt, où il fut question de divorce et où Alexandre évoqua la possibilité d'un mariage avec la plus jeune de ses sœurs, Anne. Dites à Caulaincourt que « l'Empereur, pressé par toute la France, se dispose au divorce ». Qu'on sache à quoi s'en tenir et quelles sont les intentions de notre bel allié du Nord !
Mais quelle confiance peut-on avoir en Alexandre ? Le conseiller d'ambassade de l'Autriche à Paris, le chevalier Floret, laisse au contraire entendre que Metternich et l'empereur François Ier sont disposés à « céder » à Napoléon l'archiduchesse Marie-Louise, une jeune fille de dix-huit ans.
Une Habsbourg ! Il imagine. Une Autrichienne, comme le fut Marie-Antoinette ! Il se souvient des journées révolutionnaires dont il fut le témoin en juin, en août 1792, de ces cris qu'il a encore en tête et qu'il entendait dans le jardin des Tuileries. « À mort l'Autrichienne ! »
Il va et vient dans son cabinet de travail. Uœne Autrichienne, comme Marie-Antoinette. Mais il n'est pas Louis XVI.
Si le tsar se dérobait, ce qu'il craint, ce qu'il pressent, l'Autriche pourrait alors devenir l'alliée nécessaire.
Cette Marie-Louise a dix-huit ans. Elle est la petite-fille de Charles Quint et de Louis XIV.
Je suis devenu moi. J'ai droit à elle si je le veux.
Il reçoit aux Tuileries les rois de Bavière, de Saxe, du Wurtemberg, et Murat, roi de Naples, et Jérôme, roi de Westphalie, et Louis, roi de Hollande.
Il préside, autour de l'arc de triomphe du Carrousel, les parades de la nouvelle Grande Armée. Et il entend les acclamations de la foule. « Vive l'Empereur ! Vive le vainqueur de Wagram ! Vive la paix de Vienne ! »
Il tient du bout des doigts la main de Joséphine, car il doit parfois paraître à ses côtés. Il ne peut la regarder. Elle cherche encore à l'émouvoir.
Mais je ne suis que fidèle à mon destin.
Il préfère, plutôt que de s'asseoir près d'elle, se promener dans la calèche de Pauline, princesse Borghèse, sœur confidente, depuis toujours favorable au divorce, sœur complice qui s'éloigne quand apparaît l'une de ses dames d'honneur, une petite Piémontaise effrontée, blonde et gaie, et qui ne baisse pas les yeux.
Cette nuit il rejoindra Christine, la Piémontaise. Demain il parlera à Joséphine.
Je suis l'Empereur des rois. Personne ne peut s'opposer à mon destin.
C'est le jeudi 30 novembre 1809. Il dîne seul avec Joséphine. Il ne parle pas. Il ne peut pas. Lorsqu'il lève la tête, il n'aperçoit que le grand chapeau qu'elle porte pour cacher ses yeux rougis et son visage marqué.
Il ne peut avaler une bouchée. Il fait tinter le cristal des verres avec son couteau. Il se lève, dit : « Quel temps fait-il ? » puis passe dans le salon voisin.
Quand un page apporte le café, Joséphine fait un geste pour remplir la tasse de l'Empereur. Il la devance, se sert lui-même. D'un signe, il ordonne qu'on les laisse, qu'on ferme la porte.
Déjà elle sanglote, se tord les bras.
- Ne cherchez pas à m'émouvoir, dit-il d'un ton brusque en lui tournant le dos. Je vous aime toujours, mais la politique n'a pas de cœur, elle n'a que de la tête.
Il lui fait face.
- Voulez-vous de gré ou de force ? Je suis résolu.
Elle paraît frappée de stupeur.
- Je vous donnerai 5 millions par an et la souveraineté de Rome.
Elle crie, elle murmure : « Je n'y survivrai pas », elle tombe sur le tapis, elle geint, puis elle semble s'évanouir.
Il ouvre la porte, fait entrer le préfet du palais, Beausset. C'est un homme corpulent, que son épée gêne.
- Êtes-vous assez fort pour enlever Joséphine et la porter chez elle par l'escalier intérieur afin de lui faire donner des soins ? demande-t-il en saisissant une torche pour éclairer l'escalier.
Il ne sait que penser.
Dans l'escalier, Beausset trébuche, Napoléon qui le précède se retourne. Il entend Joséphine chuchoter à l'oreille de Beausset : « Vous me serrez trop fort. »
A-t-elle jamais perdu connaissance ?
Il se retire, et dès qu'il a fait quelques pas il se sent oppressé. Il suffoque. Il entre dans son appartement. Il demande qu'on envoie chez l'Impératrice sa fille Hortense et le docteur Corvisart.
Il s'assied. Joséphine a sans doute exagéré sa peine, simulé l'évanouissement parce qu'elle est menteuse. Mais elle doit souffrir et il en est accablé. C'est un arrachement pour lui aussi. Toute une part de sa vie qui se ferme. Et la douleur l'étreint.
Il entend des pas. Voici Hortense.
Il va au-devant d'elle.
- Vous avez vu votre mère ? Elle vous a parlé ?
Ils s'expriment durement. Il essaie de contenir le désarroi qu'il sent monter en lui. Il serait si simple de ne jamais trancher, de ne jamais choisir, de ne pas se soumettre à la loi de son destin.
- Mon parti est pris, reprend-il. Il est irrévocable. La France entière veut le divorce. Elle le demande hautement. Je ne puis résister à ses vœux.
Il tourne le dos à Hortense. Il ne peut plus la regarder.
- Rien ne me fera revenir, ni larmes ni prières. Rien, martèle-t-il.
Il écoute, immobile, la voix claire et calme d'Hortense. Il se souvient de la très jeune fille, d'à peine treize ans, qu'il a connue, de la tendresse qu'il avait pour elle. De l'affection qu'il continue d'éprouver pour cette femme, épouse de Louis et sœur de celui qu'il considère comme un fils - Eugène, qui, lui, n'avait que quinze ans au moment de leur rencontre. C'est sa deuxième famille, depuis tant d'années.
- Vous êtes le maître de faire ce qu'il vous plaira, Sire, dit Hortense. Vous ne serez contrarié par personne. Puisque votre bonheur l'exige, c'est assez. Nous saurons nous y sacrifier. Ne soyez pas surpris des pleurs de ma mère. Vous devriez l'être plutôt si, après une réunion de quinze années, elle n'en versait pas.
Il se souvient. Il sent les larmes dans ses yeux.
- Mais elle se soumettra, ajoute Hortense, j'en ai la conviction, et nous nous en irons tous, emportant le souvenir de vos bontés.
Il ne peut pas se séparer d'eux. Il veut ajouter quelque chose à sa vie : une épouse royale, un héritier de son sang, mais il ne veut perdre ni Hortense, ni Eugène, ni leurs enfants, ni leur fidélité politique, et il ne veut pas même perdre Joséphine.
Il sent des larmes envahir ses yeux, des sanglots l'étouffer. Que ne comprennent-ils la dureté des choix qu'il s'impose, l'effort qu'il doit faire pour trancher ? Pourquoi faut-il qu'ils lui rendent l'accomplissement de son destin si difficile ? Pourquoi ne l'aide-t-on pas ?
- Quoi, vous me quitterez tous, vous m'abandonnerez ? s'exclame-t-il. Vous ne m'aimez donc plus ?
Ce n'est pas possible. Il ne l'accepte pas. Ce n'est pas de son bonheur qu'il s'agit, mais de son destin, de celui de la France.
- Plaignez-moi, plaignez-moi plutôt d'être contraint de renoncer à mes plus chères affections, répète-t-il.
Il continue de sangloter. Il devine l'émotion d'Hortense. Ni elle ni Eugène ne s'éloigneront de lui.
On n'abandonnera pas l'Empereur des rois. Il impose ses choix.