26.


Napoléon est assis dans son cabinet de travail. Il regarde les jardins qui entourent le château de Schönbrunn. Les fenêtres sont ouvertes. Ces matinées du début du mois de juin 1809 sont douces. Ce pourrait être la paix. Il imagine quelques instants sa vie ici, avec Marie Walewska. Les lettres qu'elle lui écrit de Pologne sont là, sur la table. Il se souvient de ces longues journées dans le château de Finckenstein, après la bataille d'Eylau, avant la victoire de Friedland. Il avait cru alors qu'il avait établi un système d'alliance avec le tsar qui empêcherait la guerre. Rien ne s'est produit comme il l'avait espéré et tout est survenu comme il l'avait craint.

Et l'armée de l'archiduc Charles est toujours sur la rive gauche du Danube, sur le plateau de Wagram.

Elle élève des palissades, elle crée des redoutes, elle installe des postes d'artillerie fixe pour empêcher toute traversée du fleuve.

Il doit la détruire. Il doit franchir le Danube.

Je ne peux compter que sur moi. Le tsar fait manœuvrer ses troupes, mais c'est bien plus pour empêcher les Polonais de Poniatowski de vaincre et de reconstituer un royaume de Pologne que pour menacer les Autrichiens. Bel allié que cet Alexandre Ier !

Napoléon se lève. Il appelle le général Savary. Il veut savoir quels régiments participeront ce matin à la parade, quels maréchaux et généraux seront présents. Il doit distribuer des croix d'honneur, élever des grenadiers à la dignité de chevalier d'Empire.

Il veut redonner de la vigueur à ces troupes malmenées à Essling. Il veut effacer de leur mémoire le souvenir des camarades morts et blessés, près de vingt mille ! Il veut qu'ils oublient qu'ils ont dû se replier. Ils doivent être prêts à se battre à nouveau dès que les ponts seront reconstruits, dès que les renforts seront arrivés. Il attend de France 20 000 fantassins, 10 000 cavaliers, 6 000 grenadiers de la Garde, et de l'artillerie. Il disposera alors de 187 000 hommes et de 488 canons à opposer aux 125 000 hommes de l'archiduc Charles.

Il va jusqu'à la fenêtre.

Mais il y a ce fleuve à traverser, ces soldats de l'armée de l'archiduc Jean, le frère de Charles, qui ont été battus en Italie mais qui se sont regroupés en Hongrie et représentent une force de plus de trente mille hommes.

Napoléon se tourne vers Savary. Il veut tous les matins se rendre dans l'île Lobau. C'est une fois de plus le pivot de son dispositif. De là il pourra observer les Autrichiens, mesurer l'état d'avancement des ponts et choisir le moment où les troupes passeront de la rive droite dans l'île et de celle-ci sur la rive gauche.

Il faudra réussir. Il n'est pas un souverain d'Europe qui n'attende sa défaite pour se précipiter contre lui.

Le roi de Prusse ou le bel allié Alexandre guettent mes défaillances.

- Ils se sont tous donné rendez-vous sur ma tombe, dit-il à Savary, mais ils n'osent s'y réunir.

Il renvoie Savary. Il reste seul. Il entend les pas des régiments qui se mettent en place dans la cour d'honneur. La parade commencera à 10 heures comme chaque matin.

Il a besoin de cette organisation précise du temps.

Après le tumulte de la bataille, l'inattendu et la mort qui viennent à chaque instant bouleverser les données de la partie, il veut ici, à Schönbrunn, que l'ordre règne, que l'étiquette la plus rigoureuse soit respectée. Il ne peut travailler avec efficacité que dans la routine des habitudes. Alors l'esprit est libre. Alors il peut imaginer cette bataille à venir, ces ponts, ce mouvement des troupes qui balaieront le plateau de Wagram après avoir touché la rive gauche, là où l'archiduc Charles ne les attend pas, en aval d'Aspern et d'Essling.

C'est un bref moment de joie. Il a la vision du mouvement des troupes. Il fera intervenir l'artillerie en masse, comme on ne l'a jamais fait avant lui dans les batailles. Il trompera l'archiduc Charles en lui faisant croire qu'il porte son assaut sur Essling et en le tournant.

Il revient à la table des cartes. Il pointe le doigt sur Gross-Enzersdorf. C'est là que se jouera la bataille.

Il fait quelques pas dans ce bureau. Il ne peut penser à autre chose qu'à cet affrontement qui approche et dont il doit tenter de prévoir le déroulement.

Après, la victoire acquise, viendra peut-être la paix. Il la désire. Il a besoin de vivre autrement, d'arrêter cette course endiablée dont il ne peut interrompre le cours.

Il prend, sur la petite table placée près de celle où sont déployées les cartes, les lettres de Marie Walewska.

Il trace quelques mots. Il voudrait qu'elle vienne le retrouver ici, comme elle le fit au château de Finckenstein.

« Tes lettres m'ont fait plaisir, comme toujours, écrit-il. Je n'approuve guère que tu aies suivi l'armée à Cracovie, mais je ne puis te le reprocher. Les affaires de Pologne sont rétablies et je comprends les anxiétés que tu as eues. J'ai agi, c'était mieux que te prodiguer des consolations. Tu n'as pas à me remercier, j'aime ton pays et j'apprécie à leur juste valeur les mérites d'un grand nombre des tiens.

« Il faut plus que la prise de Vienne pour amener la fin de la campagne.

« Quand j'en aurai terminé, je m'arrangerai pour me rapprocher de toi, ma douce amie, car j'ai hâte de te revoir. Si c'est à Schönbrunn, nous goûterons ensemble le charme de ses beaux jardins et nous oublierons tous ces mauvais jours.

« Prends patience et garde confiance.

« N. »

Je n'ai jamais eu personne vers qui me tourner pour lui demander de me rassurer.

C'est en moi, en moi seul, que je dois puiser toute l'énergie et toute la confiance qui me sont nécessaires.

Dieu ? Il est silencieux. Et le pape, qui se prétend son représentant, m'excommunie !

« Plus de ménagements pour ce pape, c'est un fou furieux qu'il faut enfermer. »

À quoi me servirait d'être prudent avec des ennemis qui me vouent à l'enfer ?

Il me faut tenir tous les fronts, vaincre ici, régner partout. À Rome comme à Paris.

Il écrit à Fouché. Le duc d'Otrante doit prendre en main tous les pouvoirs que détenait le ministre de l'Intérieur, Crétet, malade de surmenage.

Est-ce que j'ai le loisir d'être malade ?

Il se tourne vers son secrétaire.

- Un homme que je fais ministre, lui lance-t-il, ne doit plus pouvoir pisser au bout de quatre ans !

C'est cela le pouvoir, se donner jusqu'au bout de ses forces, ou alors renoncer. Fouché est un homme trempé, qui saura tenir le pays.

Et puis la victoire fera taire les critiques, dissipera les inquiétudes. Pour l'instant, tant que les armes n'ont pas tranché, que Fouché tienne d'une main de fer la Police générale et le ministère de l'Intérieur.

« Je suis bien tranquille, vous y êtes, dicte-t-il. Tout cela changera dans un mois. »

Quand j'aurai défait l'archiduc Charles.

Alors parades, revues, inspection.

Chaque jour il est dans l'île Lobau. Il marche les mains derrière le dos durant sept à huit heures. Il s'arrête devant chacun des cent canons dont il a fait armer l'île. Il questionne le colonel Charles d'Escorches de Sainte-Croix. Il apprécie ce jeune officier d'à peine trente ans, fils d'un ancien ambassadeur de Louis XVI. Il veut que l'officier soit présent à Schönbrunn chaque matin à son lever, à l'aube, pour rendre compte de ce qui s'est passé dans la nuit sur l'île Lobau.

Sainte-Croix mesure-t-il mon inquiétude ? Sait-il que chaque nuit je crains une attaque de l'archiduc Charles sur l'île ?

Mais les Autrichiens ne pensent qu'à se fortifier !

Napoléon monte sur une immense échelle double dont le sommet dépasse la cime des arbres, et que Sainte-Croix a fait placer sur une hauteur de l'île Lobau de telle sorte que, des derniers degrés, on puisse apercevoir toute la rive gauche du Danube.

Napoléon reste longtemps agrippé à l'échelle. Il voit les redoutes ennemies le long de la rive gauche, mais vers Essling et Aspern. On franchira donc le Danube comme il l'a prévu, vers Enzersdorf.

Au-delà s'étendent les champs de blé mûr que la brise couche et qu'aucun paysan ne vient moissonner. Il faudra que les cavaliers et les fantassins avancent au milieu des épis.

Napoléon descend de l'échelle. Il convoque le maréchal Masséna. Il veut voir l'ennemi de plus près.

Napoléon endosse comme Masséna une capote de sergent. Le colonel de Sainte-Croix s'habille en simple soldat. Napoléon ouvre la marche, descend vers le rivage de l'île. Les Autrichiens sont de l'autre côté du fleuve. Mais entre soldats, dans cette période d'accalmie, on s'observe. Le colonel se déshabille. Il n'est qu'un soldat qui veut se baigner. Napoléon et Masséna s'assoient au bord de l'eau comme deux sergents en promenade. Les sentinelles autrichiennes regardent, plaisantent. Une sorte de trêve s'est établie en ce lieu de baignade.

Napoléon a vu. Il remonte vers le centre de l'île. Il ne modifiera pas son plan. Il suffit d'attendre que les ponts soient construits, prêts à être jetés. Quatre ponts entre l'île Lobau et la rive gauche, et trois ponts de la rive droite à l'île Lobau.

Il parcourt une nouvelle fois l'île. Les troupes y sont maintenant si nombreuses que des grenadiers de la Garde doivent y organiser la circulation des chariots et des canons, qui viennent s'accumuler dans l'attente du passage sur la rive gauche.

Tout à coup le cheval de Masséna trébuche, tombe dans un trou caché par de hautes herbes. Napoléon saute à terre. Est-ce à nouveau l'un de ces mauvais présages, pareil à ceux qui ont précédé la bataille d'Essling ?

Il a besoin de Masséna, cet orphelin sans fortune qui a bourlingué comme mousse avant de gravir sous l'Ancien Régime tous les grades, de caporal à adjudant-major, et de devenir général de brigade en 1793 grâce à son talent et à son courage.

Masséna a la cuisse ouverte. Il ne peut plus monter ni marcher. Ses troupes sont pourtant le pivot de la bataille. Elles sont prévues pour se tenir à l'aile gauche du dispositif, recevoir tout le choc de l'attaque autrichienne qui se produira dès l'arrivée des troupes sur la rive gauche, et elles devront tenir jusqu'à ce que l'archiduc Charles soit tourné.

Napoléon regarde Masséna, se penche sur sa blessure. Perdra-t-il aussi cet officier-là ? Guerrier avide d'argent, avare, mais « Enfant chéri de la Victoire », et fait duc de Rivoli ?

Masséna se redresse. Il grimace de douleur. Mais il commandera ses troupes en calèche, dit-il, avec un médecin à ses côtés.

Le vendredi 30 juin, au château de Schönbrunn, Napoléon convie à dîner Eugène de Beauharnais, les maréchaux Davout et Bernadotte. Il aime Eugène, courageux, fidèle. Presque un fils. Il apprécie Davout, duc d'Auerstedt, un ancien cadet-gentilhomme de l'École militaire de Paris, comme lui. Un homme qui a fait tirer en 1793 sur Dumouriez lorsque celui-ci a trahi la république. Un général qui n'a jamais été battu.

Napoléon parle sans regarder Bernadotte. Il se méfie de ce vieux rival, l'époux de Désirée Clary. Comme tout cela est loin, et comme la jalousie est tenace !

Bernadotte a retenu ses troupes à Austerlitz et à Iéna. Il a même conspiré contre moi. Il a refusé de s'engager le 18 Brumaire. Il commande les divisions saxonnes. Puis-je compter sur lui ?

À 22 heures, un aide de camp de Masséna annonce que les troupes ont commencé à passer sur la rive gauche, créant une tête de pont vers Essling afin de fixer l'ennemi.

C'est l'ouverture de la partie.

Napoléon, de la même voix égale, conclut le propos qu'il tenait sur le théâtre :

- Si Corneille vivait, je le ferais prince.

Puis il se lève, se tourne vers Montesquiou, le grand chambellan.

- À quelle heure se lève le jour ?

- Sire, à 4 heures.

- Eh bien, nous partirons demain matin à 4 heures pour l'île Lobau.

Il est debout à 3 heures. Comment dormir davantage ?

À 5 heures, ce samedi 1er juillet 1809, il arrive dans l'île Lobau.

Il regarde les troupes qui passent les ponts de la rive droite vers l'île et trouvent difficilement une place dans l'île encombrée de caissons d'artillerie, de chevaux, de dizaines de milliers d'hommes. Il faut les faire attendre pour que, le jour de l'attaque, ce soit un déferlement irrésistible sur la rive gauche.

Napoléon ne dort plus qu'une ou deux heures, quand il le peut, au milieu de la journée ou de la nuit. Il entre dans sa tente, établie près du grand pont. Il étudie les cartes. Il ressort pour une nouvelle inspection. Il interroge un espion qui, depuis plusieurs jours, s'est infiltré sur l'île et traverse chaque nuit le Danube pour rapporter ses informations aux Autrichiens. L'homme pleure, supplie. Il propose de passer à nouveau le fleuve, de communiquer de faux renseignements à l'archiduc. Il est né à Paris, explique-t-il, il s'est ruiné au jeu, il a fui ses créanciers. Il avait besoin d'argent.

Napoléon se détourne. Qu'on fusille cet homme.

Le mardi 4, la chaleur est étouffante. Le ciel se couvre. C'est dans la nuit que les troupes doivent traverser le Danube et se porter là où l'archiduc ne les attend pas, à Enzersdorf. À 21 heures, l'orage éclate.

Napoléon sort de la tente. Des trombes d'eau s'abattent sur l'île et le fleuve. Le vent ploie les arbres. Les eaux du Danube sont agitées de vagues qui viennent battre les ponts.

Il reste sous la pluie, les bras croisés. Il voit Berthier se précipiter vers lui. Il faut, dit le maréchal, ajourner l'attaque.

- Non, dit-il sans hésiter. Vingt-quatre heures de retard et nous aurons l'archiduc Jean sur les bras.

Il donne l'ordre d'ouvrir le feu sur Aspern et Essling, afin que l'archiduc soit persuadé que c'est là, à gauche, que va porter l'attaque.

Il lève le visage vers le ciel, sous la pluie. L'averse tiède lui couvre le visage, efface la fatigue.

Il rejoint Masséna qui est assis dans sa calèche. Les quatre chevaux blancs de l'attelage, qui ruent à chaque coup de tonnerre ou de canon, lui semblent un heureux présage.

- Je suis enchanté de cet orage, lance-t-il à Masséna.

Il parle fort pour que les aides de camp qui caracolent autour de la calèche entendent.

- Quelle belle nuit pour nous ! Mes Autrichiens ne peuvent voir nos préparatifs de passage en face d'Enzersdorf, et ils n'en auront connaissance que quand nous aurons enlevé ce poste essentiel, quand nos ponts seront placés et une partie de mon armée formée sur la rive qu'ils prétendent défendre.

C'est le mercredi 5 juillet 1809. Il fait encore nuit.

Il est passé sur la rive gauche avec les premières troupes qui attaquent Enzersdorf. Lorsque le village est pris, il monte à cheval et commence à parcourir les lignes qui se rabattent sur les Autrichiens.

Le jour se lève, éclatant, lavé par l'orage de la nuit. La chaleur est intense. Il fait tirer toutes les pièces d'artillerie. Et, ici et là, les blés hauts que le soleil a déjà séchés commencent à s'enflammer. Il voit dans sa lorgnette des hommes qui fuient l'incendie, d'autres qui tombent dans les flammes.

Il va d'un point à l'autre. Au nord de la plaine, à la lisière du plateau de Wagram, les troupes de Davout ont franchi le ruisseau de Russbach qu'il aperçoit, brillant dans le soleil.

Elles se rabattent maintenant afin d'envelopper le village de Wagram. Tout à coup, un aide de camp vient annoncer, couvert de sang, que les Saxons de Bernadotte se sont débandés, ont échangé des coups de feu avec les troupes de Macdonald qui, sans doute, ont confondu les uniformes saxons avec ceux des Autrichiens.

Ne pas laisser éclater sa colère contre Bernadotte, qui, une fois de plus, ne joue pas la partie. Mais ne pas oublier.

Napoléon marche devant sa tente pendant que la nuit tombe et que les combats cessent. Il entend les cris des blessés. Les incendies continuent d'embraser ici et là les champs de blé. Il flotte une odeur de chair brûlée.

Il s'assied, étend les jambes, laisse tomber sa tête sur sa poitrine. Il est 1 heure du matin. Il va dormir trois heures. Il en a ainsi décidé.

Il se réveille comme il l'a prévu. Un corps, une tête sont des machineries qu'il faut savoir maîtriser.

Il commence à parcourir le champ de bataille.

Aujourd'hui, jeudi 6 juillet 1809, sera le jour décisif. Il fait une chaleur accablante déjà. Les boulets commencent à pleuvoir autour de lui. L'un d'eux éclate devant son cheval gris-blanc, qu'il a choisi à dessein pour qu'on le voie, qu'on sache qu'il est, lui, l'Empereur, exposé au feu comme n'importe quel soldat.

- Sire, lance un aide de camp, on tire sur l'état-major !

Quel est ce naïf ?

Napoléon lance, en piquant son cheval des éperons :

- À la guerre, tous les accidents sont possibles !

L'archiduc Charles a déclenché une attaque contre les troupes de Masséna, pivot de la manœuvre.

Masséna doit tenir. Napoléon galope dans sa direction, aperçoit sur la ligne de front la calèche tirée par les quatre chevaux blancs. Voilà un homme. Il saute à terre. Les boulets encadrent la calèche, blessent les aides de camp qui l'entourent. Napoléon monte dans la voiture. Il faut tenir, à tout prix, lance-t-il.

Debout, il parcourt avec sa lorgnette la ligne d'horizon. Les troupes de l'archiduc Charles avancent. Il aperçoit à l'ouest, dans le ciel clair, les maisons de Vienne et des milliers de mouchoirs blancs que les habitants de la capitale, depuis les toits ou les fenêtres, agitent pour saluer l'avance des troupes de l'archiduc.

Ils vont voir !

Il monte à cheval. Il donne l'ordre aux batteries d'artillerie concentrées dans l'île Lobau d'ouvrir le feu.

Il avait prévu cela. Les lignes autrichiennes sont brisées.

Il aperçoit l'aide de camp Marbot.

- Courez dire à Masséna qu'il tombe sur tout ce qui est devant lui et la bataille est gagnée ! hurle-t-il.

Il faut maintenant donner le coup de boutoir.

- Prenez cent pièces d'artillerie, crie-t-il au général Lauriston, dont soixante de ma Garde, et allez écraser les masses ennemies !

Il rejoint Lauriston au moment où celui-ci s'élance. Il veut, précise-t-il, que les pièces n'ouvrent le feu que lorsqu'elles seront à trois cents mètres des Autrichiens.

Il voit les artilleurs progresser sous les balles et les boulets, placer leurs canons roue contre roue, et déclencher enfin le feu alors que les Autrichiens semblent à quelques mètres seulement des pièces.

Les lignes sont éventrées. Les corps s'entassent, les blés prennent feu, les caissons de poudre sautent. Il voit les hommes projetés en l'air, leur giberne en feu.

- La bataille est gagnée ! lance-t-il.

Mais l'archiduc Charles se retire avec quatre-vingt mille hommes et se dirige vers Znaïm.

Il dort deux heures. À 3 heures du matin, le vendredi 7 juillet, il est debout.

Il chevauche dans les blés foulés et brûlés. Des blessés crient dans le jour qui se lève.

Il donne l'ordre que des détachements de cavalerie suivis par des voitures parcourent la plaine afin de secourir ces hommes que les épis cachent et qui vont pourrir dans la chaleur.

Est-ce ces cris, cette odeur des cadavres ou la chaleur intense ? Il sent tout à coup la fatigue. Il est pris de nausée.

Au château de Wolkersdorf où il s'installe, il commence à évaluer le chiffre des pertes. Combien de morts et de blessés ? Cinquante mille ? Sans doute autant chez les Autrichiens. Il a vu le maréchal Bessières étendu. Il n'a pas voulu s'approcher. Pas le temps de pleurer pendant la bataille. Cinq maréchaux ont été tués, trente-sept blessés.

Il écoute Savary qui lui parle de Bernadotte. Au soir du 5 juillet, Bernadotte a critiqué l'Empereur, déclaré que s'il eût commandé, lui, il aurait par une « savante manœuvre, et presque sans combat, réduit le prince Charles à la nécessité de mettre bas les armes ». Bernadotte a en outre publié un ordre du jour à la gloire de ses Saxons.

- Éloignez-le de moi sur-le-champ, qu'il quitte la Grande Armée dans les vingt-quatre heures ! crie Napoléon.

Il est en sueur, la bouche remplie d'une salive amère. Les uns meurent, comme Lannes ou le général Lasalle, tué d'une balle en plein front à trente ans, les autres sont blessés, souffrent, comme Bessières, et celui-là se pavane !

Tout son corps est douloureux.

Il sort dans la nuit fraîche. La lune éclaire les jardins du château. Il vomit. La peau de son visage est brûlée par le soleil. Il entre lentement dans le château. Il a l'estomac cisaillé par une douleur.

Il appelle Roustam. Il veut du lait.

Il est contraint de s'allonger. Il se soulève. La campagne n'est pas finie.

L'archiduc Charles a toujours des troupes organisées. Il faut se diriger vers la ville de Znaïm, livrer bataille encore.

Mais il vomit à nouveau.

Ce corps l'abandonne.

Il ferme les yeux.

Malade ? Qu'est-ce que ce mot ? Cet état inacceptable ? Il travaille. Il somnole, se réveille en sursaut, dicte. Le dimanche 9 juillet, il se sent mieux. À 2 heures du matin, il écrit à Joséphine.

« Tout va ici selon mes désirs, mon amie, dit-il. Mes ennemis sont défaits, battus, tout à fait en déroute. Ils étaient nombreux, je les ai écrasés. Mes pertes sont assez fortes. Bessières a eu un boulet qui a touché le gros de la cuisse ; la blessure est très légère. Lasalle a été tué.

« Ma santé est bonne aujourd'hui ; hier j'ai été un peu malade d'un débordement de bile, occasionné par tant de fatigues, mais cela me fait grand bien.

« Adieu, mon amie, je me porte bien.

« Napoléon »

Le lundi 10, il quitte le château de Wolkersdorf et galope en direction de Znaïm. Il connaît ce paysage. Il distingue au loin les pentes du plateau de Pratzen. C'était le 2 décembre 1805, Austerlitz. La veille, les milliers de torches des soldats célébraient, en attendant la bataille, l'anniversaire du sacre.

Il n'a pas cessé d'être à la tête d'une armée. Il doit combattre à nouveau ceux qu'il a vaincus !

Il lance des ordres pour qu'on attaque les troupes de l'archiduc Charles, qui viennent d'engager le combat pour protéger la retraite du gros de l'armée.

Vaincre.

Il entre dans sa tente, qu'on a dressée dans un champ couvert de hautes herbes. Un orage violent éclate tout à coup, mais on entend encore, mêlées au tonnerre, les explosions des boulets.

Il est 17 heures le mardi 11 juillet 1809. Un cavalier autrichien s'avance, précédé par une escorte française. C'est le prince de Liechtenstein qui vient demander une suspension des combats.

Napoléon est debout dans sa tente. Les maréchaux se présentent autour de lui. Davout répète qu'il faut en finir avec les Habsbourg, avec ces Autrichiens qui reçoivent de l'argent anglais. Oudinot, Masséna, Macdonald approuvent.

Il sort de la tente. La pluie a cessé. Le canon tonne. Dans une bande de ciel bleu qui barre l'horizon, il aperçoit à nouveau le plateau de Pratzen.

- Il y a eu assez de sang versé, dit-il.

D'un signe, il indique au maréchal Berthier qu'il doit accorder la suspension des hostilités.

Il va rentrer à Schönbrunn. Peut-être Marie Walewska l'attend-elle déjà. Peut-être sera-ce la paix.

Il griffonne quelques mots pour Joséphine.

« Je t'envoie la suspension d'armes qui a été conclue hier avec le général autrichien. Eugène est du côté de la Hongrie et se porte bien. Envoie une copie de la suspension d'armes à Cambacérès, en cas qu'il ne l'ait pas déjà reçue.

« Je t'embrasse et me porte fort bien.

« Napoléon

« Tu peux faire imprimer à Nancy cette suspension d'armes. »

Joséphine est à Plombières. Elle prend les eaux, vieille femme qui se défend, qui veut continuer de donner le change, de lutter contre le temps.

Tout est guerre.

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