8.
Napoléon, les mains derrière le dos, parcourt les pièces de cette grande demeure entourée d'un parc immense que prolongent les forêts de sapins. Derrière les arbres, il devine la petite localité de Finckenstein, qu'il vient de traverser, arrivant du château d'Osterode par la route de Marienwerder.
Il sent que cette maison lui convient. Les meubles sont peu nombreux, la décoration, composée de tableaux représentant des scènes de batailles et de quelques tapisseries, est austère, bien dans le goût prussien.
Il lui plaît que cette demeure ait été construire par un comte de Finckenstein, gouverneur de Frédéric II, et qu'elle appartienne aujourd'hui au comte Kohna, grand maître de la Maison du roi de Prusse.
Il établira ici son quartier général jusqu'à ce que les hostilités reprennent, dit-il à Duroc.
C'est au grand maréchal du palais de faire appliquer une étiquette stricte, que l'Empereur désire voir respectée par tous.
Napoléon va jusqu'à l'une des fenêtres de la pièce d'angle qu'il a choisie pour cabinet de travail.
Il veut, autour de lui, dit-il, un état-major réduit, mais toute l'infanterie de la Garde. Elle s'installera dans le parc du château. Qu'elle construise des baraques. Il veut de l'ordre. Il veut profiter de cette période d'accalmie avant l'affrontement, inévitable, puisque les troupes de Bennigsen n'ont pas été détruites, pour redonner toutes ses forces à la Grande Armée. Parade tous les jours devant la maison, dans le parc, dit-il. Manœuvres dans la campagne voisine. Il faut faire venir des approvisionnements, acheter des chevaux par milliers en Allemagne, reconstituer les régiments de cavalerie. Il les passera en revue. Il veut tout voir.
Il convoque déjà le chirurgien des armées Percy. Il dit à Duroc et à ses aides de camp qu'il ne tolérera plus que les blessés se traînent sur les routes. Il a, dans les heures qui ont suivi Eylau, abandonné sa voiture pour aider à leur transport. Il faut donner des moyens au service de santé.
Sa tête bouillonne d'idées. Il a hâte de se mettre au travail. Il est à l'aise ici. Il faut que Marie Walewska vienne y séjourner avec lui. Il trouvera, après ces mois sombres, cet hiver de froid et de sang, le calme nécessaire à l'organisation de l'avenir, à la préparation de la bataille qui mettra enfin les Russes et les Prussiens dans l'obligation de conclure la paix. Et, eux vaincus, que pourra l'Angleterre, sinon s'incliner, étranglée par le blocus continental ?
Il est gai, pour la première fois depuis la bataille d'Eylau. Il descend dans le jardin, s'y promène longuement en compagnie de Murat qui vient d'arriver à Finckenstein et qui, comme à son habitude, se pavane dans un uniforme extravagant, bonnet et gilet de fourrure, plumet. Napoléon l'écoute avec bienveillance. Murat a été héroïque et le sera encore. Qu'il entraîne ses régiments et qu'il se prépare.
Le temps est agréable en ce début d'avril 1807. On entend les chants d'oiseaux malgré les coups de masse des sapeurs charpentiers qui ont commencé de bâtir une petite ville de planches en avant de la forêt, pour les cantonnements des régiments - deux de grenadiers, deux de chasseurs et un de fusiliers.
Il chassera dans la forêt. Il respire longuement. Il va faire de Finckenstein le centre, la tête et le cœur de l'Empire.
Il rentre dans le château.
De part et d'autre de la grande porte en bois ouvragé, des grenadiers montent la garde. Il dit à Duroc de s'enquérir au plus vite du lieu où se trouve Marie Walewska afin... Il n'a pas besoin de conclure. Duroc s'incline et s'éloigne.
Dans son cabinet de travail, Napoléon écrit sa première lettre. C'est le jeudi 2 avril 1807.
« Je viens de porter mon quartier général à Finckenstein, dit-il à Joséphine. C'est un pays où le fourrage est abondant et où ma cavalerie peut vivre. Je suis dans un très beau château, qui a des cheminées dans toutes les chambres, ce qui m'est fort agréable, me levant beaucoup la nuit. J'aime voir le feu. Ma santé est parfaite. Le temps est beau, mais encore froid. »
Le matin, il est levé à l'aube. Dans le brouillard, il aperçoit les premiers feux des grenadiers qui s'allument dans le parc. Il a hâte d'être au travail. Il rudoie Constant et Roustam, trop lents pour sa toilette. Les affaires l'attendent, dépêches arrivées de Paris, décrets, règlements à dicter, ordres à renvoyer au maréchal Lefebvre qui dirige le siège de Dantzig où les troupes prussiennes du maréchal Kalkreuth refusent de se rendre.
C'est cela, le plus urgent, faire tomber cette place afin d'avoir le flanc libre pour se porter contre Bennigsen quand il commettra la faute de s'avancer.
Car tel est le plan. Napoléon revoit les cartes. Le maréchal Ney est en avant des lignes françaises, comme un appât. Il reculera afin d'attirer Bennigsen, qu'on enveloppera par les flancs et qu'on détruira comme on a déjà détruit les troupes russes à Austerlitz. Il faut une victoire aussi éclatante pour que le tsar Alexandre Ier comprenne enfin qu'il doit traiter. Et peut-être alors pourra-t-on conclure avec lui une alliance qui partagerait l'Europe en deux zones d'influence. Et qui ferait plier l'Angleterre.
Napoléon hausse la voix. Il dicte une lettre pour Talleyrand. Il vient d'apprendre qu'à Londres un nouveau cabinet s'est constitué autour du duc de Portland et qu'il a rassemblé autour de lui Canning, Castlereagh, Hawkesbury, tous des hommes de Pitt, des partisans de la guerre à outrance. Comment imaginer qu'on puisse traiter avec ces hommes-là ? Il faut les vaincre, donc battre les Russes, puis tenir le continent et faire entendre raison aux Anglais.
Mais qui comprend ces enjeux ? À Paris, on murmure, on rêve de paix, et cette sérénade se fait entendre jusque dans les salons de l'Impératrice.
« Ridicule coterie ! » s'exclame Napoléon.
Il écrit à Fouché, le ministre de la Police générale. Ne devrait-il pas surveiller et empêcher cela ?
« Il faut donner à l'opinion une direction plus ferme..., dit Napoléon. Il n'est pas question de parler sans cesse de paix, c'est le bon moyen de ne pas l'avoir... »
Napoléon froisse les journaux, les jette dans le feu. Ces hommes de lettres parlent et écrivent à tort et à travers, donnent dans leurs articles des informations militaires qui instruisent l'ennemi. Cela est fort bête.
Il se calme.
« L'esprit de parti étant mort, dicte-t-il, je ne puis voir que comme une calamité dix polissons sans talent et sans génie clabauder sans cesse contre les hommes les plus respectables, à tort et à travers. »
Mais qui d'autre que lui analyse clairement la situation ? Talleyrand lui-même, l'habile, le retors prince de Bénévent, s'illusionne sur l'attitude de tel ou tel, de l'Autriche qui offre sa médiation.
Napoléon se tourne vers Caulaincourt, son écuyer. Il l'interroge, insiste jusqu'à ce que Caulaincourt réponde qu'il regrette que « les espérances de paix s'éloignent, Sire ». Et le général Clarke approuve en hochant la tête.
Ils espèrent tous en la paix !
Et qui ne la voudrait ? Mais croient-ils qu'on la désire à Londres, et même à Vienne ? Croient-ils qu'on se détermine en fonction des sentiments ?
« Aimer, je ne sais trop ce que cela veut dire en politique ! » s'exclame Napoléon.
Peut-il faire comprendre qu'il voudrait, lui aussi, une paix générale, un congrès européen ?
Il convoque Talleyrand à Finckenstein, l'entraîne dans le parc, le fait assister aux parades qui se déroulent chaque jour à midi. Il est familier, détendu.
« Il faut être circonspect dans les négociations, lui dit-il. Marcher doucement et voir venir. »
Il observe longuement Talleyrand. Il devine les pensées que cache ce visage poudré, souriant, qui ne laisse paraître aucune émotion. Talleyrand, au lieu de se trouver en Pologne, à Varsovie ou à Finckenstein, préférerait jouir de sa fortune dans son hôtel de la rue d'Anjou !
Ces messieurs Talleyrand, Caulaincourt et leur coterie n'aiment pas les bivouacs ni les logements de hasard.
Croient-ils que je les aime ? Imaginent-ils que je suis un fou de guerre ? Ou bien, comme l'a murmuré Caulaincourt, que je cède à la « polonaisomanie » ?
Depuis que Marie Walewska est arrivée à Finckenstein, une nuit, début avril, en compagnie de son frère, Théodore Laczinski, un capitaine des lanciers polonais qui sert dans la Grande Armée, Napoléon perçoit dans son entourage, malgré les courbettes et le silence, des réticences. On parle de son « épouse polonaise » qui l'inciterait à prolonger la guerre parce qu'elle souhaite voir renaître son pays.
Clabauderies ! Comme s'il était homme à se laisser dicter ses choix par une femme !
Il vit avec elle dans une douceur paisible. Elle ne sort pas de sa chambre, n'assiste pas aux parades, garde souvent les volets clos. Mais elle est là, la nuit, jeune source d'énergie, elle est assise près de lui silencieuse pendant qu'il écrit et annote.
Parfois il lui lit quelques phrases d'une instruction qu'il rédige, mais il ne s'agit que d'affaires lointaines pour elle, un règlement sur la formation intellectuelle et morale des jeunes filles pensionnaires de la Légion d'honneur, ou bien la création d'une classe d'histoire au Collège de France, ou encore le texte d'un arrêté différenciant les quatre grands théâtres de Paris : Comédie-Française, Odéon, Opéra, Opéra-Comique.
Il la regarde. Il veut, dit-il, qu'elle vienne à Paris. Elle découvrira sa ville, la France. Il est l'Empereur. Il a le pouvoir de tout décider.
Elle le fixe longuement, puis elle baisse la tête. Elle est humble, tendre. Une femme qui l'apaise.
Les autres femmes, sa mère même, ses sœurs, et naturellement Joséphine, il doit les morigéner, les flatter, se moquer d'elles parfois. Elles sont pendues à ses basques ou bien elles le harcèlent, elles l'obligent à les tancer.
« Madame, doit-il écrire à sa mère, tant que vous serez à Paris, il est convenable que vous dîniez tous les dimanches chez l'Impératrice, où est le dîner de famille. Ma famille est une famille politique. Moi absent, l'Impératrice en est toujours le chef... »
Il doit défendre Joséphine contre sa mère mais lui rappeler qu'elle est l'Impératrice, qu'elle a donc un devoir de réserve.
« Je désire que tu ne dînes jamais qu'avec des personnes qui ont dîné avec moi ; que ta liste soit la même pour tes cercles ; que tu n'admettes jamais à la Malmaison, dans ton intimité, des ambassadeurs et des étrangers ; si tu faisais différemment, tu me déplairais. Enfin, ne te laisse pas trop circonvenir par des personnes que je ne connais pas et qui ne viendraient pas chez toi si j'y étais. »
Il doit toujours être aux aguets. Veiller à tout.
Marie seule est ma paix.
Joséphine est jalouse d'elle ? Il suffit de se moquer : « Ta petite tête créole se monte et s'afflige, tu deviens toute diablesse... »
Que peut-elle faire de plus ?
C'est à moi de décider de son sort. Comme je décide de tout.
Je dois décider pour le maréchal Lefebvre qui piétine devant Dantzig. Lefebvre est impétueux, courageux, mais il faut lui adjoindre des généraux du génie, Lariboisière, Chasseloup-Laubat, capables d'ouvrir des brèches dans les fortifications.
Il faut l'encourager : « C'est lorsque l'on veut fortement vaincre que l'on fait passer sa vigueur dans les âmes. » Il faut le conseiller : « Chassez de chez vous à coups de pied au cul tous les petits critiqueurs. » Il faut aussi le retenir.
Napoléon se souvient du siège de Saint-Jean-d'Acre, des assauts inutiles, de ce carnage vain. Et le cimetière d'Eylau est devant ses yeux, si proche.
« Réservez le courage de vos grenadiers pour le moment où la science dira qu'on peut l'employer utilement, écrit Napoléon. Et en attendant, sachez avoir de la patience... Quelques jours perdus ne méritent pas quelque mille hommes dont il est possible d'économiser la vie ? »
La vie ?
Il y pense sans cesse, lorsqu'il est seul avec Marie, lorsqu'il se promène dans le jardin ou bien au cours de ses longues chevauchées dans la forêt, ou encore quand il reçoit avec faste l'ambassadeur de Perse Mirza Riza Khan et qu'il donne en son honneur une grande parade. Les hommes, les cavaliers, leurs tenues remises à neuf, leurs jeunes chevaux piaffant, défilent devant l'ambassadeur, les maréchaux et Napoléon.
Toutes ces vies en mouvement, et dix-huit mille cavaliers encore dont le martèlement des sabots fait trembler la terre, qui galopent devant lui, dans la plaine d'Elbing.
Combien de ces vies resteront après quelques jours de bataille, dans ce printemps de 1807 où va se dérouler l'affrontement décisif, puisque Russes et Prussiens ont conforté leur alliance à Bartenstein, le 26 avril, et que ce sont donc les armes qui trancheront ?
Dantzig, heureusement, est tombée, et avec elle la forteresse de Weichselmunde, livrant ses entrepôts, ses réserves de vin, ses milliers de fusils anglais.
Napoléon, à la nouvelle de la chute de la ville, fait aussitôt atteler les six chevaux de sa berline. Il veut aller à Dantzig, féliciter le maréchal Lefebvre.
Il le rencontre sur la route, à l'abbaye d'Oliva.
C'est l'un des moments heureux de la vie, quant on peut féliciter, gratifier.
- Bonjour, monsieur le duc, dit l'Empereur, asseyez-vous auprès de moi. Aimez-vous le chocolat de Dantzig ?
Napoléon rit devant l'incompréhension de Lefebvre, qui ne saisira que plus tard qu'il est fait duc de Dantzig, lui le roturier, l'ancien sous-officier des Gardes françaises, lui, marié à une blanchisseuse de la rue Poissonnière. Et qu'en guise de chocolat il reçoit des centaines de milliers de livres de rente.
On murmure.
Qu'ils jasent ! Un sous-officier des Gardes françaises fait duc, et une blanchisseuse faite duchesse, voilà la nouvelle noblesse ! Au mérite. Quant aux autres, les nobles d'Ancien Régime, qu'ils prennent la file.
« Moi aussi, j'ai des émigrés près de moi, dit Napoléon à son frère Louis ; mais je ne les laisse point tenir le haut du pavé. »
Mais que sait un Louis de ce qu'il faut faire et ne pas faire ?
Louis veut être aimé, être le « roi bon », adulé des Hollandais !
« L'amour qu'inspirent les rois doit être un amour mâle, mêlé d'une respectueuse crainte et d'une grande opinion d'estime, lui écrit Napoléon. Quand on dit d'un roi que c'est un bon homme, c'est un règne manqué ! »
Mais que Louis prenne garde.
« Vous pouvez faire des sottises dans votre royaume, c'est fort bien, mais je n'entends pas que vous en fassiez chez moi ! »
Or, Louis se mêle de distribuer des décorations à des citoyens français !
Est-il possible que ce frère soit à ce point aveugle ?
Et il faut le sermonner depuis Finckenstein, alors que les troupes russes de Bennigsen ont commencé de s'avancer. Tant mieux ! Elles entrent dans la nasse.
« Je serai fort aise que l'ennemi voulût nous éviter d'aller à lui. Mon projet est de me mettre en mouvement le 10 juin. J'ai fait toutes mes dispositions de magasins pour aller à sa rencontre à cette époque », dit-il au maréchal Soult.
D'ici là, il faut régler heure après heure, de l'aube à la nuit, et durant celle-ci aussi, toutes les questions que pose l'Empire, depuis la place d'un buste de D'Alembert dans les salons de l'Institut de France, jusqu'à la levée anticipée des conscrits de 1808, parce que la bataille est là qui vient.
L'enjeu est capital. Il s'agit de la paix en Europe par l'alliance avec les Russes, après les avoir vaincus. Et Napoléon, souvent, s'impatiente quand on le harcèle avec des questions ridicules, qu'il faut pourtant trancher.
Louis encore, qui se querelle sans cesse avec son épouse Hortense de Beauharnais.
Il faut aussi lui expliquer qu'on « ne traite pas une jeune femme comme on mène un régiment. Laissez-la danser tant qu'elle veut ; c'est de son âge. J'ai une femme qui a quarante ans : du champ de bataille je lui écris d'aller au bal, et vous voulez qu'une femme de vingt ans vive dans un cloître, soit comme une nourrice, toujours à laver son enfant ? ».
Il se penche vers Marie Walewska, la regarde. Elle est comme « un joli bouton de rose ». « Sois calme et heureuse », murmure-t-il.
Cette tendresse, voilà ce qu'il recherchait. Mais Louis ! Napoléon reprend la plume. « Il vous aurait fallu une femme comme j'en connais à Paris, écrit-il. Elle vous aurait joué sous jambe et vous aurait tenu à ses genoux. Ce n'est pas ma faute, je l'ai souvent dit à votre femme. »
Il est attaché à Hortense, au fils aîné de ce ménage qui porte son nom, Napoléon-Charles, qui est, s'il n'a pas de fils - mais il aura un fils, il le veut, il sait qu'il peut avoir un fils -, son héritier.
Il se souvient des premiers pas de l'enfant à la Malmaison. Il est heureux d'apprendre, le 12 mai, que Napoléon-Charles, après avoir été longuement malade, est guéri.
« Je conçois toute la peine que cela a dû faire à sa mère ; mais la rougeole est une maladie à laquelle tout le monde est sujet, écrit-il à Joséphine. J'espère qu'il a été vacciné, et qu'il sera quitte au moins de la petite vérole. »
Il se promène dans le jardin après la parade de midi.
La vie. Il veut avoir un fils. C'est une exigence de tout son être, et aussi sa volonté politique.
Il rentre. Il regarde longuement Marie Walewska. Une femme comme elle pourrait être la mère de son fils, mais il faudrait qu'elle soit à la hauteur impériale. Voilà ce qu'il veut, ce qu'il doit chercher maintenant. Si la guerre se conclut comme il l'entend, alors il pourra peut-être nouer un mariage avec une princesse russe. Pourquoi pas ?
Il rêve.
Et tout à coup, le 14 mai, cette lettre inattendue qui annonce la mort de Napoléon-Charles, victime du croup.
Napoléon se tasse. Tant de morts autour de lui. Et maintenant cet enfant. Cette mort si injuste.
Mais qu'est-ce qu'une vie ? Il écrit à Hortense, lui dit que « la vie est semée de tant d'écueils et peut être la source de tant de maux, que la mort n'est pas le plus grand de tous ».
Mais la douleur est là qui le creuse.
« Je conçois tout le chagrin que doit te causer la mort de ce pauvre Napoléon ; tu peux comprendre la peine que j'éprouve, écrit-il à Joséphine. Je voudrais être près de toi, pour que tu fusses modérée et sage dans ta douleur. Tu as eu le bonheur de ne jamais perdre d'enfants ; mais c'est une des conditions et des peines attachées à notre misère humaine. Que j'apprenne que tu as été raisonnable et que tu te portes bien ! Voudrais-tu accroître ma peine ?
« Adieu, mon amie.
« Napoléon »
Misère humaine.
Il galope dans la forêt. Il répète : « Ce pauvre petit Napoléon. » Que peut-on faire ? Il dit : « C'était son destin. » Il l'écrit, puis se rebelle.
« Depuis vingt ans, il s'est manifesté une maladie appelée croup, qui enlève beaucoup d'enfants dans le nord de l'Europe, écrit-il au ministre de l'Intérieur. Nous désirons que vous proposiez un prix de 12 000 francs qui sera donné au médecin auteur du meilleur mémoire sur cette maladie et la manière de la traiter. »
Que peut-on faire d'autre ? Se lamenter contre la cruauté du destin ? À quoi bon ? Mais ni Hortense, ni Joséphine, ni Louis ne sont raisonnables.
« N'altérez pas votre santé, prenez des distractions », leur dit-il. Ignorent-ils donc ce qu'est la vie ? Ce qu'est le destin ?
Et les vivants ? Qu'en font-ils, ceux qui pleurent les morts sans fin ?
« Hortense n'est pas raisonnable et ne mérite pas qu'on l'aime puisqu'elle n'aimait que ses enfants, écrit-il à Joséphine. Tâche de te calmer ! À tout mal sans remède, il faut trouver des consolations ! »
Il ne modifie pas un seul instant l'ordre de ses journées. Chaque jour, il passe à midi les troupes en revue. Il administre l'Empire. Il dicte. Il ordonne. Il étudie les cartes.
Quand il apprend, le 5 juin, que les troupes de Bennigsen ont attaqué celles du maréchal Ney, il tressaille. Enfin ! Il interroge les aides de camp que Ney lui envoie. « Est-ce une attaque sérieuse ou n'est-ce qu'une escarmouche ? »
Il sent pourtant que l'appât a joué son rôle. Bennigsen s'avance. Et Napoléon donne à Ney l'ordre de se retirer. Que Bennigsen tombe dans le piège. On l'attaquera sur les flancs. Et, cette fois-ci, il n'en réchappera pas.
Le samedi 6 juin 1807 à 20 heures, Napoléon monte dans une calèche. Il quitte Finckenstein pour Saalfeld.
Il passe au milieu de sa Garde. Murat tient les rênes comme un cocher.