34.
Il a voulu qu'éclatent les salves d'artillerie et que retentissent les fanfares au moment de son arrivée au château de Saint-Cloud avec Marie-Louise, ce vendredi 30 mars 1810, un peu après 17 heures.
Il la regarde. Depuis qu'à la porte Maillot toute la cavalerie de la Garde a entouré leur voiture, elle a cette expression étonnée où se mêlent l'effroi et le ravissement. Il aime la surprendre.
À Stains, quand ils sont entrés dans le département de la Seine, il y avait foule pour les accueillir : des courtisans, des dames du palais, des curieux. Et le préfet Frochot voulait lire un discours de bienvenue. Napoléon l'a interrompu et a donné ordre de repartir aussitôt. Elle a écarquillé les yeux comme une enfant devant laquelle on fait un tour de magie. Il veut être pour elle cet homme de tous les pouvoirs. Le magicien qui lui donne tous les plaisirs, qui la fait entrer dans un monde inconnu dont il détient toutes les clés.
Il lui saisit la main et l'aide à descendre de voiture. Les canons tonnent. Les tambours roulent. Il passe lentement avec elle devant ses vieux grenadiers. C'est sa plus belle victoire. Il a conquis la jeune fille de l'empereur ennemi, du chef qu'ils ont battu. Marie-Louise, c'est le butin de Wagram. Il faut qu'ils la voient.
Pourtant il a hâte de se retrouver seul avec elle. C'est la quatrième nuit qui commence, mais il a le même ravissement. Elle se transforme sous ses caresses. Il la fait naître femme. Et c'est lui qu'elle surprend par ses curiosités et ses audaces naïves. Il ne pense plus à rien. Parfois, dans un éclair, il se souvient qu'avant, même avec une femme désirée, même avec Joséphine la rouée, celle qui lui a fait découvrir ce que peut faire une femme quand son corps tout entier devient des lèvres, il continuait de penser.
« Je travaille toujours, lui disait-il. Rien ne peut m'empêcher de méditer. Je travaille en dînant, au théâtre, la nuit je me réveille pour travailler. » Je travaille en aimant.
Maintenant, il n'a plus rien dans la tête quand Marie-Louise est là contre lui, corps soumis et généreux, ample et souple comme celui d'une jeune jument qu'il veut dresser. Et plus rien ne l'obsède que d'être ce maître de manège.
Il a hâte d'en finir avec ces jours de cérémonie, et cependant il veut ce triomphe pour qu'elle sache qu'il est l'Empereur des rois et que les fastes de Paris, sa capitale, dépassent tout ce qu'elle a vu, ce qu'elle a pu imaginer. Et il faut qu'on la voie, elle, si jeune, l'épouse de l'Empereur.
Le dimanche 1er avril, il la conduit à 14 heures vers leurs fauteuils placés sur une estrade et sous un dais, au bout de la grande galerie du château de Saint-Cloud.
Toute la cour se presse. Il serre la main de Marie-Louise quand elle répond, après lui : oui, elle veut être l'épouse de Napoléon.
- Au nom de l'Empereur et de la loi, je déclare unis..., commence Cambacérès.
Mais les canons placés sur la terrasse du château se mettent à tirer, et aux détonations se mêlent les cris de la foule.
La nuit, il l'entraîne vers la fenêtre qu'elle aime à garder ouverte. Le parc du château est illuminé, la foule encore nombreuse.
Il la cache derrière les rideaux. Il ne veut pas qu'on les voie. La nuit, elle n'est qu'à lui.
Mais, le lundi 2 avril, il la veut parée de la couronne et du manteau de l'Impératrice. Il avance cependant que ses sœurs soulèvent les pans de ce manteau que Joséphine a porté autrefois.
Mais aujourd'hui est mon véritable sacre. J'entre par cette union dans la famille des rois. Et je suis le premier de tous.
Il observe Marie-Louise. Il ne quitte pas ses yeux écarquillés. Une haie de troupes borde la route de la porte Maillot aux Tuileries. Les cavaliers de la Garde caracolent. Partout la foule. Sur l'esplanade de Chaillot, elle est massée dans deux vastes amphithéâtres. Les salves d'artillerie ponctuent la marche du cortège. Il se penche vers Marie-Louise pour mieux saisir sa surprise devant l'arc de triomphe de l'Étoile, sous lequel ils vont passer. Il a voulu que le monument à peine commencé soit achevé à l'aide de charpentes et de toiles afin que l'illusion soit parfaite. Il est fier. C'est la capitale dont il est le maître.
Elle n'a jamais vu les Tuileries, le Louvre. Le soleil illumine les vitres, éclaire les galeries où se pressent près de dix mille personnes. Il reconnaît le prince Kourakine, l'ambassadeur de Russie, qui fait bonne figure. Voici Metternich, triomphant.
Et toutes ces femmes autour d'eux qui se pressent pour la voir, celle que je tiens par la main, l'Impératrice, l'archiduchesse d'Autriche, d'à peine dix-huit ans.
Il entre dans le salon carré transformé en chapelle. Tout à coup, il a chaud sous sa toque de velours noir, son manteau et sa culotte de satin blanc. Il se sent engoncé dans ses vêtements couverts de diamants. Il voit Marie-Louise, rouge sous sa couronne, près de défaillir. Que le cardinal Fesch commence afin que cette cérémonie du mariage religieux soit la plus brève possible. Il a hâte d'en finir. Il aperçoit des sièges vides, ceux des évêques, qui, par fidélité au pape et pour protester contre les mesures prises contre lui, ont refusé d'assister à la cérémonie. Il se sent envahi par la colère.
Il veut que Bigot de Préameneu, ministre des Cultes, convoque ces cardinaux, qu'il les inculpe d'injure grave, qu'il leur interdise tout signe extérieur de dignité épiscopale, qu'ils deviennent des « cardinaux noirs » comme des corbeaux.
« Moi seul dans mon Empire, je désigne les évêques... Ce n'est pas le pape qui est César, c'est moi ! Les papes ont fait trop de sottises pour se croire infaillibles. Je ne souffrirai pas ces prétentions, le siècle où nous vivons ne les souffrira pas ! Le pape n'est pas le grand lama. Le régime de l'Église n'est pas arbitraire. Si le pape veut être le grand lama, dans ce cas je ne suis pas de sa religion. »
Il passe, sombre, dans la galerie, et il sent autour de lui la surprise que suscite sa physionomie.
On ouvre les portes qui donnent sur le jardin. L'air vif enfin ! La Garde défile. Les grenadiers agitent leurs bonnets placés au bout de leurs sabres. Ils crient : « Vive l'Impératrice ! Vive l'Empereur ! »
Il serre les poings.
- J'enverrai cent mille hommes à Rome si cela est nécessaire, murmure-t-il.
Il entraîne Marie-Louise, débarrassée de son manteau et de sa couronne, vers la salle de spectacle où doit se tenir le banquet.
Plus que quelques heures et je serai seul avec elle.
Mais il faut encore s'asseoir sur l'estrade, à la table placée sous le dais, puis se présenter au balcon, assister au feu d'artifice, répondre aux acclamations de la foule. Il faut se contenter de la regarder cependant que les grands aumôniers de France et d'Italie bénissent le lit.
Napoléon ne peut s'empêcher, d'un geste vif, de les renvoyer.
Les portes sont refermées, enfin !
Elle est exténuée. Et il se sent vigoureux, jeune, conquérant.
Il est son Empereur, son maître.
Il oublie tout ce qui n'est pas cette chambre, cette jeune femme.
Il veut jouir d'être avec elle tout au long de la journée. Il n'a jamais vécu cela. C'est comme si le temps avait changé de rythme. Il décide de quitter les Tuileries pour Compiègne. Il y sera mieux pour jouir d'elle. Il écarte les aides de camp qui apportent des dépêches. Il fait attendre plusieurs jours Murat, qui sollicite en vain une audience. Il parcourt les nouvelles en provenance d'Espagne. Joseph se désespère. Le général Suchet n'a pu conquérir Valence. Berthier interroge : quand donc l'Empereur prendra-t-il la tête de ses armées pour en finir avec le « chancre de cette guerre d'Espagne » ?
Il ne veut pas quitter Marie-Louise. Il convoque Masséna, le nomme à la tête de l'armée. N'est-il pas « l'Enfant chéri de la Victoire » ? Masséna doit être capable de bousculer les trente mille Anglais de Wellington et les cinquante mille Portugais que le général anglais a formés.
Il voit s'éloigner Masséna. Il regarde dans le parc du château Marie-Louise qui essaie, entourée de ses dames d'honneur, de monter à cheval. Il rit de ses maladresses. Il se précipite. Il se sent léger, insouciant. A-t-il jamais connu cette impression de n'avoir aucun devoir sinon celui de s'amuser, de donner et de prendre du plaisir ? Est-ce cela, la vie ?
Il faut qu'il dévore cette vie-là aussi, comme il a englouti l'autre, celle d'avant Marie-Louise. Il soulève Marie-Louise, la met en selle. Il tient le cheval par la bride, il court à côté. Il rit quand elle crie d'effroi. Il se fait approcher un cheval, il le monte sans bottes. Il est libre. Il est heureux. Il ne se souvient pas d'avoir éprouvé une telle sensation d'insouciance, sauf peut-être sur les quais d'Ajaccio, quand il était enfant.
Elle est une enfant qui ne sait rien, et il a envie de se laisser entraîner par elle à ces jeux de colin-maillard qu'elle aime. Il s'attarde à table parce qu'il lui plaît de la voir manger. Il n'a plus envie de se rendre à son cabinet de travail après avoir englouti quelques bouchées des différents plats. Il a envie d'étendre les jambes, de placer la main gauche dans son gilet. Il grossit. Il fait changer ses vêtements pour dissimuler son embonpoint. Il prise moins. Il se parfume à l'eau de Cologne. Il attend la nuit.
Le matin, il voit le docteur Corvisart, qui l'ausculte avec attention. Quelques furoncles là, des battements de cœur irréguliers, une toux tenace. Il repousse le médecin. Il se sent bien. Fatigue ? Allons donc ! Quarante et un ans ? On a l'âge de ses désirs ! Des nuits de jeune homme ? Et pourquoi pas, puisqu'il le peut ?
Corvisart ne sait-il pas encore que je suis un homme hors du commun ?
C'est ce qu'oublient même ceux qui furent mes proches. Chacun juge l'autre à sa mesure ! Ainsi Joséphine ! Les lettres qu'elle m'écrit depuis son château de Navarre sont une longue litanie de plaintes et de reproches. Qui croit-elle que je suis ?
Napoléon passe dans son cabinet de travail. Ces lettres de Joséphine l'irritent, viennent lui rappeler un temps passé.
« Mon amie, écrit-il, je reçois ta lettre du 19 avril. Elle est d'un mauvais style. Je suis toujours le même, mes pareils ne changent jamais. »
Peuvent-ils comprendre cela, que, même dans le lit d'une Habsbourg de dix-huit ans, je ne joue pas à être un autre, que c'est seulement une partie de moi étouffée que je mets au jour ? Mais ils sont si simples, ces gens qui m'entourent, qu'ils ne peuvent imaginer que je suis divers en un !
« Je ne sais ce qu'Eugène a pu te dire, reprend-il. Je ne t'ai pas écrit parce que tu ne l'as pas fait, et que j'ai désiré tout ce qui peut t'être agréable.
« Je vois avec plaisir que tu ailles à la Malmaison et que tu sois contente ; moi, je le serai de recevoir de tes nouvelles et de te donner des miennes. Je ne t'en dis pas davantage, jusqu'à ce que tu aies comparé cette lettre à la tienne, et, après cela, je te laisse juge qui est meilleur et plus ami de toi ou de moi.
« Adieu, mon amie, porte-toi bien et sois juste pour toi et pour moi.
« Napoléon »
Mais qui est juste envers moi ?
Mon frère Louis, parce que je l'ai fait roi de Hollande, joue sa partie, refuse d'abdiquer afin que la Hollande devienne française, essaie de retourner les Hollandais contre moi. Il négocie avec les Anglais, les rapports de police sont formels. Il s'est associé à Fouché, à Ouvrard, le fournisseur, et tous travaillent à une paix avec l'Angleterre sans me consulter.
Juste, le tsar ? Il n'a pu me berner. Il reconstitue son armée, la fait glisser vers l'ouest, menace le grand-duché de Varsovie, essaie de s'appuyer sur le Danemark, envoie des émissaires à Vienne et renoue avec Londres comme s'il pensait à la guerre contre moi !
Je ne veux que la paix ! Je veux que la Russie reste mon alliée ! Ne suis-je pas devenu le cousin, le frère, le neveu de tous ces souverains ?
Ne suis-je pas l'époux de l'une des leurs ?
Il faut que l'on sache partout, il faut que mes peuples apprennent que désormais il n'y a plus de raison de s'opposer à moi.
S'ils sont fidèles à leurs anciens souverains, qu'ils songent de qui je suis l'époux. Et s'ils croient aux valeurs nouvelles, qu'ils se souviennent que je suis l'Empereur qui a décidé le Code civil !
Ils le sauront s'ils nous voient.
Le dimanche 27 avril 1810 à 7 heures, il quitte Compiègne en compagnie de Marie-Louise. Il rit, il la réconforte. Elle est ensommeillée, fatiguée encore de ce changement de vie. Il aime qu'elle le regarde avec des yeux effarés qui disent : quel est cet homme inépuisable ? Il veut la montrer à ces pays du nord de son Empire qui furent jadis sous la domination autrichienne, qui verront une archiduchesse des Habsbourg aux côtés de leur Empereur.
Il donne le signal du départ aux six cents cavaliers de la Garde qui servent d'escorte à la longue suite de voitures où il a voulu que prennent place Eugène, les ministres, le roi Jérôme et la reine de Westphalie.
Il pleut. Les routes sont boueuses, les réceptions à Anvers, Breda, Bergen op Zoom, Middelburg, Gand, Bruges, Ostende, Dunkerque, Lille, Le Havre, Rouen, sont interminables.
Il observe Marie-Louise. Elle ne sait ni sourire à ceux qui lui délivrent leur message de bienvenue ni flatter ces notables qui attendent un signe de reconnaissance qui marquera leur vie. Il se souvient du talent qu'avait Joséphine pour séduire tous ceux qui l'approchaient. Ce souvenir l'irrite. Il s'emporte contre Louis, qu'il rencontre à Anvers et qui expose avec un mélange de naïveté et de suffisance les négociations qu'il a ouvertes en compagnie de Fouché et d'Ouvrard avec l'Angleterre.
Il hurle. Qui leur en a donné le droit ?
Heureusement, il y a les nuits, les promenades au bord de la mer, la gaieté de Marie-Louise lorsque déferlent les longues vagues de la marée. Il y a la joie, qui durant quelques jours envahit Napoléon quand Marie-Louise imagine qu'elle est enceinte.
Mais au retour à Paris, le vendredi 1er juin, il la voit s'approcher, pâle, boudeuse, secouant la tête. Elle n'aura pas d'enfant cette fois-ci !
Il s'isole. Il est déçu. C'est comme s'il se réveillait et découvrait qu'il ne s'était agi que d'un rêve.
Sur sa table, il reconnaît une lettre de Joséphine, plaintive, humble, celle d'une vieille femme malade. Il doit répondre.
« Mon amie, je reçois ta lettre, Eugène te donnera des nouvelles de mon voyage et de l'Impératrice. J'approuve fort que tu ailles aux eaux. J'espère qu'elles te feront du bien.
« Je désire te voir. Si tu es à la Malmaison, à la fin du mois, je viendrai te voir. Je compte être à Saint-Cloud.
« Ma santé est fort bonne, il me manque de te savoir contente et bien portante.
« Ne doute jamais de toute la vérité de mes sentiments pour toi ; ils dureront autant que moi ; tu serais fort injuste si tu en doutais.
« Napoléon »
Il se fait communiquer les autres dépêches, convoque Cambacérès. Il lit, écoute. Il est furieux. Voilà deux mois seulement qu'il a un peu lâché les rênes, deux mois pour lui, était-ce trop ? Il lui semble que tous les ressorts de l'Empire se sont détendus.
Caulaincourt, à Saint-Pétersbourg, pleurniche comme s'il avait cessé d'être l'ambassadeur de l'Empire français pour devenir un sujet amoureux d'Alexandre ! Joseph, à qui j'ai donné le trône d'Espagne, écrit à sa femme - et la police intercepte ses lettres : « L'essai de deux royaumes me suffit. Je veux vivre tranquille, acquérir une terre en France... Je désire donc que tu prépares les moyens pour que nous puissions vivre indépendants dans la retraite, et pouvoir être justes envers ceux qui m'ont bien servi. »
Est-ce la parole d'un roi ? Est-ce là le caractère du frère aîné de l'Empereur ?
Et Louis qui s'acoquine avec Fouché pour négocier sans mon consentement !
Il veut, demain, une réunion du Conseil des ministres au château de Saint-Cloud.
Il les voit, ce samedi 2 avril, prendre place comme des élèves fautifs, à l'exception de Fouché, plus pâle seulement qu'à l'habitude. Celui-là a du caractère, mais qui peut avoir confiance en lui ?
- Alors, monsieur le duc d'Otrante, lance Napoléon. Vous faites maintenant la paix et la guerre ?
Napoléon se lève, marche devant les ministres sans regarder Fouché, qui, d'une voix posée, justifie son attitude, chargeant Ouvrard de toutes les initiatives des négociations avec Londres.
- C'est la plus inouïe des forfaitures que de se permettre de négocier avec un pays ennemi à l'insu de son propre souverain, à des conditions que ce souverain ignore et que probablement il n'admettrait pas, reprend Napoléon. C'est une forfaiture que sous le plus faible des gouvernements on ne devrait pas tolérer.
Fouché commence à répondre.
- Vous devriez porter votre tête sur l'échafaud ! crie Napoléon.
Je ne veux plus de cet homme près de moi. On dira que je l'écarte parce qu'il a voté la mort de Louis XVI et que je suis devenu le neveu du roi. En fait, je ne veux pas d'un ministre de la Police générale qui a sa propre politique. Je veux un exécutant, dévoué corps et âme, quelqu'un qui effraie sans même avoir besoin d'agir.
Il pense au général Savary, duc de Rovigo, un homme qui fut l'aide de camp de Desaix, le colonel commandant la gendarmerie d'élite, sa Garde personnelle. L'homme qui arrêta le duc d'Enghien et veilla à ce qu'il fût exécuté.
- Le duc de Rovigo est fin, dit Napoléon à Cambacérès, résolu et pas méchant. On en aura peur, et par cela même il lui sera plus facile d'être doux qu'à un autre.
Il convoque Savary à Saint-Cloud, dévisage cet homme au visage rude, qui s'est bien battu à Marengo, à Austerlitz, à Eylau.
Il le prend par le bras, l'entraîne dans le parc.
- Pour bien faire la police, commence-t-il, il faut être sans passion. Méfiez-vous des haines, écoutez tout et ne vous prononcez jamais sans avoir donné à la raison le temps de revenir. Ne vous laissez pas mener par vos bureaux ; écoutez-les, mais qu'ils vous écoutent et qu'ils suivent vos directives.
Il s'arrête, fait quelques pas seul.
- Traitez bien les hommes de lettres, on les a indisposés contre moi en leur disant que je ne les aimais pas ; on a eu une mauvaise intention en faisant cela ; sans mes préoccupations, je les verrais plus souvent. Ce sont des hommes utiles qu'il faut toujours distinguer, parce qu'ils font honneur à la France...
Est-ce que Savary comprendra ? Fouché l'a déjà berné en brûlant tous les papiers de son ministère, en cachant la correspondance que j'ai eue avec lui. Il faut que Fouché s'éloigne au plus tôt à Paris, qu'il voyage ou qu'il se retire dans sa sénatorerie d'Aix.
- J'ai changé M. Fouché, parce que, au fond, je ne pouvais pas compter sur lui, reprend Napoléon. Il se défendait contre moi lorsque je ne lui commandais rien, et se faisait une considération à mes dépens.
Et puis Fouché incarnait une faction, le parti de la mort du roi.
- Je n'épouse aucun parti que celui de la masse, martèle Napoléon. Ne cherchez donc qu'à réunir. Ma politique est de compléter la fusion. Il faut que je gouverne avec tout le monde sans regarder à ce que chacun fait. On s'est rallié à moi pour jouir en sécurité. On me quitterait demain si tout rentrait en problème.
Il aperçoit Marie-Louise qui, sur le perron, entourée de ses dames, semble l'attendre. Il abandonne Savary, va vers elle d'un pas rapide.
Elle veut jouer au billard.