37.


Il se penche sur le berceau. Il ne se lasse pas de regarder cet enfant. Il le touche, lui parle, le caresse, le prend quelques instants dans ses bras avant que Mme de Montesquiou ne s'en empare, ne s'éloigne avec lui.

Il a un fils.

Il le présente avec fierté aux sénateurs, aux conseillers d'État qui, à tour de rôle, entrent dans la chambre de l'enfant.

- J'ai ardemment désiré ce que la Providence vient de m'accorder, dit-il. Mon fils vivra pour le bonheur et la gloire de la France. Les grandes destinées de mon fils s'accompliront. Avec l'amour des Français, tout lui deviendra facile.

Mon fils : ces mots lui emplissent la bouche, il les répète. Il a l'impression, quand il les prononce, que sa poitrine se dilate. Pourtant, après quelques semaines, il s'étonne : sa joie se fait chaque jour plus fugace. Il ressent une fatigue qui l'alourdit. Ses jambes enflent. Il ne trouve pas le sommeil. Il couche à nouveau seul, et il mange avec la hâte d'autrefois.

Il voit chaque jour Marie-Louise, mais elle reste allongée, épuisée par l'accouchement, le plus souvent somnolente, ne voyant son fils que quelques instants par jour, se souciant peu de lui, le confiant à Mme de Montesquiou. Habitude d'archiduchesse qui fut éloignée de sa mère dès sa naissance.

Lorsqu'il la quitte pour regagner son appartement, il marche lentement dans les galeries de ce château de Saint-Cloud, puis, chez lui, s'attarde dans son bain. Il est morose. Tout a changé dans son destin : il a l'héritier qu'il espérait, et cependant rien ne s'est transformé.

Au sortir de son bain, après que Roustam l'a séché, il s'installe sur un canapé. Il y demeure longtemps, songeur.

Autour de lui, malgré la naissance du roi de Rome, il sent l'inquiétude et la lassitude. On lui obéit, mais avec plus de lenteur.

Il s'est emporté contre Clarke, le ministre de la Guerre, devant le temps perdu par les unités qui doivent, à partir de France, d'Italie et de Westphalie, converger vers le nord de l'Allemagne pour faire face à la menace russe. Car Alexandre pousse ses armées vers le grand-duché de Varsovie.

- Un ordre doit toujours être exécuté, dit-il à Clarke. Quand il ne l'est pas, il y a crime et le coupable doit être puni.

Il s'indigne de ces défaillances. Il ne peut dormir. Il dicte des ordres durant des nuits entières, dans ces premiers jours du mois d'avril 1811, parce qu'il veut tendre à nouveau les rênes. Il ne peut accepter que l'Empire lui échappe, au moment où la naissance d'un fils vient lui assurer l'avenir.

Il faut à nouveau se battre ? Il se battra. Contre les maréchaux incapables de venir à bout des Espagnols en Espagne. Ney refuse d'obéir à Masséna, et Junot est contraint d'évacuer le Portugal. Masséna recule, et Wellington avance. Est-ce possible ? Il destitue Masséna.

Au nord, sur la frontière du grand-duché de Varsovie, tous les renseignements confirment la concentration des troupes russes.

Le lundi 15 avril 1811, alors qu'on célèbre la fête de Pâques, il harcèle les ministres. De temps à autre, il quitte son cabinet de travail pour accueillir les délégations qui viennent le féliciter de la naissance du roi de Rome. Il écoute les compliments, les discours. Il accompagne l'Impératrice, qui s'avance sur la terrasse des Tuileries pour sa première promenade et que la foule acclame.

Mais à quoi serviraient ces hommages, et pourquoi ce fils, si l'Empire s'effondrait ?

Se battre, donc.

Il retourne dans son cabinet de travail. Il y passe plusieurs nuits. Il est persuadé que les troupes russes peuvent attaquer un jour ou l'autre. Il reçoit Champagny. Le ministre paraît désemparé. Il est incapable de faire face à la situation. Homme fidèle mais qui n'a pas su prévoir ces risques de guerre.

- L'empereur Alexandre est déjà loin de l'esprit de Tilsit, commence Napoléon. Toutes les idées de guerre viennent de la Russie. Si Alexandre Ier n'arrête pas promptement cette impulsion, il y sera entraîné l'année prochaine, malgré lui. Et ainsi la guerre aura lieu, malgré moi, malgré lui, malgré les intérêts de la France et ceux de la Russie.

Il fait quelques pas, fixe Champagny.

- J'ai déjà vu cela si souvent que c'est mon expérience du passé qui dévoile cet avenir, reprend-il.

Il hausse le ton, a un mouvement de tout le corps pour marquer sa colère.

- Tout cela est une scène d'opéra, et ce sont les Anglais qui tiennent les machines.

Champagny n'a pas compris ce mécanisme. Il faut le remplacer.

- Monsieur le duc de Cadore, dit-il en s'approchant de Champagny, je n'ai eu qu'à me louer des services que vous m'avez rendus dans les différents ministères que je vous ai confiés ; mais les affaires extérieures sont dans une telle circonstance que je crois nécessaire au bien de mon service de vous employer ailleurs.

Champagny baisse la tête.

Je ne veux humilier personne, mais mon devoir est de choisir les hommes capables et de renvoyer ceux qui sont incompétents.

Maret, duc de Bassano, qui travaille avec moi chaque jour, remplacera Champagny.

Il est tendu. Il retrouve Marie-Louise dans les jardins de Trianon ou dans les parcs des châteaux de Rambouillet ou de Compiègne. Elle l'émeut, mais depuis que le roi de Rome est né c'est comme si une parenthèse heureuse de bonheur et d'insouciance s'était refermée.

Il se plie à nouveau à la discipline exigeante du travail. Parfois même, au milieu de la nuit, il s'interrompt et mesure qu'il n'a jamais autant consacré d'heures à administrer l'Empire, à dicter. Et, peu à peu, il perçoit que la machine un instant ralentie se remet en route. Il en éprouve une sorte d'exaltation. Les enjeux sont encore plus grands qu'autrefois. Il a un fils. Il tient en main toutes les cartes de l'Europe, à trois exceptions près : l'Espagne, qui est une plaie ouverte ; l'Angleterre, que la crise économique étouffe ; et la Russie, qu'il faut soumettre.

Faudra-t-il lui faire la guerre ?

- Je ne veux pas la guerre, dit-il à Maret, mais j'ai du moins le droit d'exiger que la Russie reste fidèle à l'alliance.

Il compulse les registres de ses armées. Il faut de nouveaux régiments. Il faut lever de nouvelles recrues, remonter la cavalerie et l'artillerie. Faire avancer les troupes à travers l'Allemagne, sans attirer l'attention.

- Je préfère avoir des ennemis à avoir des amis douteux, dit-il. Et cela me serait en effet plus avantageux.

Souvent, après une nuit de travail, il a l'impression que tout son corps éclate. Il a besoin de mouvement. Il chasse dans la forêt de Saint-Cloud ou de Saint-Germain. Et il se lance dans des galops effrénés, toujours à la tête de la petite troupe de généraux ou d'aides de camp qui l'accompagnent.

Il oublie, dans l'effort, les problèmes qui l'assaillent.

Joseph se plaint, se prétend malade, veut quitter Madrid. Murat, à Naples, agit à sa guise, comme un souverain qui ne me devrait pas son trône et qui n'aurait pas à exécuter mes ordres.

- S'il croit qu'il règne à Naples autrement que pour le bien général de l'Empire, dit-il à Maret, Murat se trompe. S'il ne change pas de système, je m'emparerai de son royaume et le ferai gouverner par un vice-roi d'Italie.

Il rentre. Il aperçoit Marie-Louise, assise dans le parc. Elle paraît lasse. Il a vu Corvisart, qui a déconseillé vivement une seconde grossesse. Est-il possible qu'une si jeune femme, si vigoureuse, soit à ce point marquée par l'accouchement ? Il s'assied près d'elle, la cajole. Mme de Montesquiou s'approche avec le « petit roi ».

Mon fils.

Il le prend dans ses bras, joue avec lui quelques instants, lui fait boire quelques gouttes de chambertin, rit de ses grimaces. Tout à coup, il pense à ces années qui le séparent du moment où ce fils sera en mesure de régner.

Il tend l'enfant à Mme de Montesquiou.

Je dois protéger cet Empire dont mon fils héritera. C'est cela, ma tâche.

Il parle à voix basse à Marie-Louise. Il faut que l'Impératrice comprenne qu'elle a, elle aussi, des devoirs, qu'elle doit - et elle le peut, puisqu'elle le doit - l'accompagner dans ce voyage qu'il va entreprendre dans l'ouest de la France, afin d'inspecter le port de Cherbourg, de vérifier que la flotte dont il a ordonné la reconstruction sera, un jour proche, capable d'affronter celle de l'Angleterre.

Il n'écoute pas les soupirs de Marie-Louise. Il ne veut pas tenir compte de sa fatigue. On quittera Rambouillet le mercredi 22 mai à 5 heures, dit-il. C'est cela, le métier de souverain.

Il le fait. Elle est Impératrice. Donc, qu'elle accepte de se plier à ses devoirs. Quand il voit son visage ennuyé, il se souvient de Joséphine qui savait écouter les compliments des notables, sourire, et repartir dans la berline pour une nouvelle course de plusieurs heures.

Le premier jour, on roule près de dix-neuf heures. Les étapes suivantes sont de douze heures. On passe à Houdan, Falaise et Caen. On séjourne à Cherbourg. Il veut visiter les navires. À bord du Courageux, alors qu'elle se repose, il fait ouvrir le feu par tous les canons de la frégate. Il la porte en riant près d'un sabord.

- Veux-tu que je te jette à la mer ? lui lance-t-il alors que les officiers les regardent avec étonnement.

Elle n'est qu'une jeune femme, son épouse, qui doit suivre son mari, accepter le rythme qu'il lui impose.

Il se tient debout face à la mer, contemplant le port qu'il a fait creuser et où son escadre pourra venir se mettre à l'abri quand elle aura affronté les navires anglais. Car Cherbourg sera la pointe avancée du Continent contre l'éternelle ennemie, l'Angleterre.

Il se rend au château de Querqueville, l'inspecte alors que Marie-Louise le suit lentement, épuisée. Ici, il établira l'un de ses quartiers généraux. Puis il repart pour Saint-Cloud, où il arrive le mardi 4 juin à 13 heures.

Il regarde Maire-Louise se diriger vers ses appartements. Il doit maintenant présider un Conseil des ministres, et demain il recevra Caulaincourt, qui arrive de Saint-Pétersbourg.

Il reste un moment immobile dans la galerie, suivant des yeux la silhouette de Marie-Louise. Il se sent plein d'énergie.

À Caen, alors qu'elle se reposait du voyage, il a eu le temps de retrouver Mme Pellapra, une maîtresse d'hier qui s'offre encore, qui lui parle d'Émilie, cette enfant dont il serait le père.

On ne refuse rien à la vie.

Il est époux et père. Amant. Conquérant toujours. Empereur.

Il fait entrer dans son cabinet de travail de Saint-Cloud, à 11 heures, ce mercredi 5 juin, Caulaincourt, duc de Vicence. Il doute de cet homme. Alexandre Ier l'a trop choyé ; de plus, Caulaincourt est proche de Talleyrand. C'est un grand écuyer dévoué, bon connaisseur de chevaux, mais un ambassadeur influençable.

Il l'observe avec sévérité. Mais l'homme a le courage de ses convictions.

- Les Russes veulent me faire la guerre, me forcer à évacuer Dantzig. Ils croient me mener comme leur roi de Pologne !

Napoléon tape du talon.

- Je ne suis pas Louis XV, le peuple français ne souffrirait pas cette humiliation.

Il écoute Caulaincourt défendre Alexandre.

- Vous êtes donc amoureux d'Alexandre !

- Non, Sire, mais je le suis de la paix !

- Et moi aussi, reprend Napoléon. Mais la Russie a rompu l'alliance parce que le système continental la gêne. Vous êtes dupe des raisonnements d'Alexandre parce qu'il les enveloppe de cajoleries.

Il sourit.

- Moi, je suis un vieux renard, je connais les Grecs.

Il s'approche de Caulaincourt.

- Quel parti prendriez-vous ?

- Le maintien de l'alliance, Sire ! C'est le parti de la prudence et de la paix.

Comment Caulaincourt ne voit-il pas que le tsar a rompu avec l'esprit de Tilsit ?

- Vous parlez toujours de la paix ! s'exclame Napoléon. La paix n'est quelque chose que quand elle est durable et honorable. Je n'en veux pas une qui ruine mon commerce comme a fait celle d'Amiens. Pour que la paix soit possible et durable, il faut que l'Angleterre soit convaincue qu'elle ne trouvera plus d'auxiliaires sur le Continent. Il faut donc que le colosse russe et ses hordes ne puissent plus menacer le Midi d'une irruption.

Caulaincourt me parle encore de la Pologne que je voudrais rétablir !

- Je ne veux pas la guerre ! Je ne veux pas la Pologne, mais je veux que l'alliance me soit utile, et elle ne l'est plus depuis qu'on reçoit les neutres.

Napoléon s'éloigne. Caulaincourt évoque les propos d'Alexandre. « Notre climat, notre hiver feront la guerre pour nous, a dit le tsar. Les prodiges ne s'opèrent chez vous que là où est l'Empereur, et il ne peut pas être partout et des années loin de Paris. »

Il pense aux marécages de Pologne, à la bataille d'Eylau. À la boue et à la neige.

Je ne veux pas la guerre.

- Alexandre est faux et faible, dit Napoléon. Il a le caractère grec. Il est ambitieux. Il veut la guerre, puisqu'il se refuse à tous les arrangements que je propose.

Il s'interrompt.

- C'est le mariage avec l'Autriche qui nous a brouillés.

Caulaincourt secoue la tête.

- La guerre et la paix sont entre vos mains, Sire, dit-il. Je supplie donc Votre Majesté de réfléchir, pour son propre bonheur et pour celui de la France, qu'elle va choisir entre les inconvénients de l'une et les avantages bien certains de l'autre.

- Vous parlez comme un Russe, monsieur le duc de Vicence.

Napoléon tourne le dos à Caulaincourt.

Qui peut empêcher le mouvement des choses ?

Napoléon s'interroge quand il entend, quelques jours plus tard, le dimanche 9 juin, les salves d'artillerie qui saluent le départ du cortège impérial vers Notre-Dame.

Il pense aux canons qui roulent en ce moment sur les chemins d'Allemagne pour renforcer les troupes. Il s'assied aux côtés de Marie-Louise dans le carrosse qui a servi au sacre. Il voit, au moment où la voiture s'ébranle, le carrosse dans lequel se tient Mme de Montesquiou portant le roi de Rome sur ses genoux.

Il regarde la foule silencieuse, énorme, massée derrière la haie des troupes. Il est soucieux. Personne n'applaudit, comme si cette foule était écrasée par la splendeur du cortège qui conduit le roi de Rome vers les fonts baptismaux.

Le peuple imagine-t-il comme moi des lendemains de guerre ?

Napoléon avance lentement dans la nef où se pressent les dignitaires. Lorsque son fils passe devant lui, il arrête Mme de Montesquiou, prend l'enfant, l'embrasse trois fois et l'élève à bout de bras au-dessus de sa tête.

Alors les acclamations déferlent : « Vive l'Empereur ! Vive le roi de Rome ! »

Il est joyeux quelques instants.

Dans le carrosse qui le conduit, après le baptême, de Notre-Dame à l'Hôtel de Ville, il retrouve son inquiétude.

Les chevaux de l'attelage piaffent, hennissent, sont difficiles à maîtriser.

Tout à coup, un choc. Les traits viennent de casser.

Des écuyers se précipitent pour les réparer.

Il descend du carrosse.

Il va falloir attendre.

Il n'aime pas cet incident, ce présage.

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