28.
L'automne vient. Déjà ! Est-ce possible ? Napoléon a pris ses habitudes ici à Schönbrunn. Il parcourt la campagne à cheval, traversant à pas lents les villages où l'on s'est battu et où les paysans achèvent de reconstruire leurs maisons. Les moissons dans la plaine d'Essling et sur le plateau de Wagram sont rentrées. Les pluies de septembre et d'octobre ont commencé à creuser des ornières dans la terre, et la nuit interrompt brutalement les crépuscules.
Les soldats cantonnés à Nikolsburg ou à Krems, à Brunn ou à Goding, non loin de la frontière hongroise, accueillent l'Empereur par leurs vivats. Il les passe en revue, les fait manœuvrer.
Un samedi de septembre 1809, le 17, il prend la route d'Olmutz. Il monte un cheval blanc plein de vigueur qui saute les fossés et les haies, et il arrive ainsi avant son état-major et son escorte sur le champ de bataille d'Austerlitz. Les troupes du 3e corps, en le voyant, crient : « Vive l'Empereur ! » Il caracole. Il se souvient.
Les princes Dietrichstein l'attendent dans leur château. On lui offre des noix et du vin blanc de Bisamberg. Il repart pour Brunn où il décide de passer la nuit à l'Hôtel du gouvernement. Il a le sentiment d'être partout chez lui. Et il en serait ainsi d'un bout de l'Europe à l'autre. Les Anglais, vient de lui annoncer le général Clarke, s'apprêtent à rembarquer et à abandonner l'île de Walcheren. Leur tentative d'invasion a échoué. Peut-être, du Tyrol à l'Espagne, réussira-t-il à pacifier l'Empire ?
Il rentre à Schönbrunn. Il voit Marie Walewska, puis il se rend au théâtre, où presque chaque soir on danse, déclame ou chante pour lui. Il félicite les acteurs italiens qui viennent d'interpréter Le Barbier de Séville.
Champagny, après le spectacle, lui présente l'état des négociations avec les Autrichiens en vue du traité de paix. Il s'indigne. Quelle comédie joue Metternich ? Napoléon veut prendre en main personnellement les discussions, ici, à Schönbrunn.
Il veut aboutir. Tout à coup pensif, il marche dans sa chambre. Voilà près de six mois qu'il a quitté Paris, un 13 avril, et l'on est déjà à la mi-octobre. Marie Walewska va regagner son château de Walewice pour que l'enfant naisse au sein de sa famille. Il faudra bien qu'il rentre à Paris, qu'il affronte Joséphine.
À cette idée, il se trouble. Il imagine. Elle a su tant de fois le désarmer alors qu'elle était infidèle et qu'il avait décidé à son retour d'Égypte de rompre avec elle. Elle est si habile, et elle a tant de souvenirs partagés avec lui. S'il ne prend pas garde, elle mettra le siège devant sa chambre, elle y rentrera en se tordant les bras, en sanglotant. Elle suppliera.
Il ne veut plus céder.
Il convoque Méneval en pleine nuit, lui dicte une lettre pour l'architecte qui a la charge des travaux de réfection du château de Fontainebleau où il compte séjourner à son retour. Il veut, dit-il, qu'on mure la galerie qui relie son appartement à celui de l'Impératrice.
Ainsi ses intentions seront claires. Elle comprendra, tous verront.
Il ne cédera pas. Il ne pourra plus céder.
Le jeudi 12 octobre 1809, à midi, il traverse la cour d'honneur du château de Schönbrunn pour assister à la parade. À quelques dizaines de mètres la foule se presse derrière les gendarmes. Il se place entre le maréchal Berthier et le général Rapp, son aide de camp, qui, au bout de quelques minutes, s'éloigne, se dirige vers les badauds et les gendarmes qui les contiennent. Il apprécie l'intelligence et le dévouement de cet Alsacien de Colmar que sa connaissance de l'allemand rend précieux sur le champ de bataille. Il peut interroger les prisonniers, les paysans, conduire une négociation. Et c'est aussi un homme courageux qui, à Essling, a chargé à la tête des fusiliers de la Garde.
Rapp, après la parade, s'approche de Napoléon, demande à s'entretenir avec lui. Napoléon le dévisage. Pourquoi cette figure grave ? Il tient à la main un objet enveloppé dans une gazette, qu'il ouvre.
Je vois ce couteau d'un pied et demi de long1, tranchant sur ses deux côtés et d'une pointe acérée.
Napoléon recule. Il écoute Rapp raconter comment il a été intrigué par un jeune homme botté portant une redingote de couleur olive et un chapeau noir, qui demandait à remettre une pétition à l'Empereur en personne. Rapp, en voulant l'écarter, a deviné que le jeune homme dissimulait quelque chose sous son habit.
- Ce couteau, Sire.
Le jeune homme, un dénommé Frédéric Staps, avait l'intention de tuer l'Empereur avec ce couteau. Il ne veut s'en expliquer qu'avec l'Empereur.
Il faut toujours faire face à son destin. Il veut voir Staps.
Napoléon entre dans son cabinet, où l'attend Champagny.
- Monsieur de Champagny, dit-il, les ministres plénipotentiaires autrichiens ne vous ont-ils pas parlé de projets d'assassinat formés contre moi ?
Champagny ne paraît pas étonné par la question.
- Oui, Sire, ils m'ont dit qu'on leur en avait fait plusieurs fois la proposition et qu'ils l'avaient toujours rejetée avec horreur.
- Eh bien, on vient de tenter de m'assassiner. Suivez-moi.
Il ouvre les portes du salon.
C'est donc ce jeune homme qui se tient debout près du général Rapp qui voulait me tuer. Il a le visage rond, doux et naïf. Je veux savoir. Rapp traduira mes questions.
Frédéric Staps répond calmement, et cette tranquillité déconcerte. Ce fils d'un pasteur est-il fou, malade, illuminé ? Peut-on, à dix-sept ans, vouloir tuer un homme sans raison personnelle ?
- Pourquoi vouliez-vous me tuer ?
- Parce que vous faites le malheur de mon pays.
- Vous ai-je fait quelque mal ?
- Comme à tous les Allemands.
Est-il possible de le croire lorsqu'il affirme qu'il a agi de sa propre initiative, qu'il n'a ni inspirateur ni complice ? Et cependant on me hait à la cour de Berlin et à Weimar, comme à Vienne. La reine Louise de Prusse, blessée dans sa vanité, est femme à me faire assassiner par un fanatique, comme ce jeune homme au visage angélique et dont l'esprit est celui d'un fou.
- Vous avez une tête exaltée, dit Napoléon. Vous ferez la perte de votre famille. Je vous accorderai la vie si vous demandez pardon du crime que vous avez voulu commettre et dont vous devez être fâché.
Je l'observe. Il n'a qu'un léger tressaillement des lèvres avant de parler.
- Je ne veux pas de pardon, dit-il. J'éprouve le plus vif regret de n'avoir pas réussi.
- Diable ! il paraît qu'un crime n'est rien pour vous ?
- Vous tuer n'est pas un crime, c'est un devoir.
Tant de haine déterminée et tranquille contre moi !
Napoléon regarde Rapp, Savary, Champagny, Berthier et Duroc, qui entourent Frédéric Staps. Ils semblent tous fascinés.
- Mais enfin, reprend Napoléon, si je vous fais grâce, m'en saurez-vous gré ?
- Je ne vous en tuerai pas moins.
Napoléon quitte la pièce.
Cette haine, cette détermination sont-elles celles de tout ce peuple allemand comme elles sont celles du peuple d'Espagne et de ces Tyroliens qui continuent de combattre mes armées ?
Il convoque le général Rapp. Il faut que l'interrogatoire de Frédéric Staps soit poursuivi par Schulmeister. Cet homme habile saura peut-être lui faire avouer le nom de ses inspirateurs et de ses complices.
Rapp persiste à penser que Staps a agi seul.
Napoléon secoue la tête.
- Il n'y a pas d'exemple qu'un jeune homme de cet âge, allemand, protestant et bien élevé, ait voulu commettre un pareil crime.
Il prend plusieurs prises tout en marchant dans son cabinet.
Si cette haine est celle des peuples, si les souverains, de Prusse, d'Autriche, d'Angleterre, et le bel allié de Russie, et le pape, ont réussi à détourner contre moi l'incendie qui devait au contraire les menacer, si les peuples préfèrent le fanatisme à la raison, les coutumes et la religion au Code civil et aux Lumières, alors il me faut composer au plus vite, signer la paix avec Vienne à tout prix.
Et même, comme je le pensais déjà, m'unir à l'une de ces dynasties, puisque les peuples continuent de les défendre.
Qui épouserai-je ? Une princesse de Habsbourg ou une grande-duchesse de Russie ?
Mais il faut d'abord que rien ne soit connu de cet attentat. Les assassins ont toujours des imitateurs.
Il avertit Fouché.
« Un jeune homme de dix-sept ans, fils d'un ministre luthérien d'Erfurt, a cherché à la parade d'aujourd'hui d'approcher de moi. Il a été arrêté par les officiers et, comme on a remarqué du trouble dans ce petit jeune homme, cela a excité des soupçons ; on l'a fouillé et on lui a trouvé un poignard. Je l'ai fait venir et ce petit misérable, qui m'a paru assez instruit, m'a dit qu'il voulait m'assassiner pour délivrer l'Autriche de la présence des Français. »
Aussi important que le fait, il y a toujours l'opinion que l'on en tire.
« J'ai voulu vous informer de cet événement, reprend Napoléon, afin qu'on ne le fasse pas plus considérable qu'il ne paraît l'être. J'espère qu'il ne pénétrera pas. S'il en était question, il faudrait faire passer cet individu pour fou. Gardez cela pour vous secrètement, si l'on n'en parle pas. Cela n'a fait à la parade aucun esclandre ; moi-même je ne m'en suis pas aperçu. »
Il faut insister encore.
« Je vous répète et vous comprendrez bien qu'il faut qu'il ne soit aucunement question de ce fait. »
Il reste seul. Il ne craint pas la mort. Il s'approche de la table sur laquelle est posé le long couteau effilé que dissimulait Frédéric Staps.
Mon heure n'était pas venue. J'ai su depuis ma première bataille qu'il était inutile de vouloir se préserver des boulets. Je me suis abandonné à ma destinée. Être empereur, c'est vivre sans cesse sur un champ de bataille. Paix ou guerre, rien ne change pour moi. Dans la paix, les conspirations sont des boulets.
Mais il faut agir. Le destin est un grand fleuve sur lequel l'homme doit naviguer, utilisant le courant, essayant d'éviter les tourbillons.
Il appelle le ministre des Relations extérieures.
- Monsieur de Champagny, il faut faire la paix. Vous êtes en différend avec les plénipotentiaires autrichiens pour 50 millions de contributions. Partagez le différend. Je vous autorise à transiger à 75 millions si vous ne pouvez avoir plus. Pour le reste, je m'en rapporte à vous ; faites le mieux possible et que la paix soit signée dans les vingt-quatre heures.
Il ne dort pas. Il imagine. Il pense à Frédéric Staps.
Si ce jeune fanatique exprime les sentiments allemands, alors c'est l'Allemagne qu'il faut séduire, car elle est au cœur de l'Empire. C'est avec la dynastie des Habsbourg qu'il faut conclure cette union familiale qui désarmera peut-être d'autres Staps. D'ailleurs, la sœur aînée du tsar, mon bel allié, s'est mariée le 3 août avec le duc d'Oldenburg, peut-être pour ne pas avoir à se marier avec moi. Quant à sa sœur Anne, on la dit trop jeune.
Il somnole, lit, dicte. Marie Walewska est partie. Les nuits sont longues et fraîches.
À 6 heures, M. de Champagny se présente. Est-ce la paix ?
- Le traité est signé ?
- Oui, Sire, le voilà.
C'est comme si l'estomac, si souvent douloureux, se détendait tout à coup.
Il écoute. L'Autriche pert tout accès à l'Adriatique et trois millions cinq cent mille de ses ressortissants. Ces territoires deviennent le gouvernement général d'Illyrie, rattaché à la France. La Galicie est partagée entre le grand-duché de Varsovie et la Russie. Le Tyrol revient à la Bavière.
- Cela est très bien, c'est un fort bon traité, dit-il.
Il prise, tousse.
Qui respecte les traités ? Il faudra que le mariage entre lui et une princesse de Habsbourg lie les deux dynasties, rendant inaltérable ce traité. À moins que le bel allié de Saint-Pétersbourg ne consente à donner sa jeune sœur. L'Autriche, alors, serait prise dans un étau, et bien contrainte de respecter le traité.
Champagny, un instant silencieux, reprend : il a obtenu une contribution de 85 millions au lieu des 75 millions fixés par l'Empereur.
- Mais c'est admirable, cela ! Si Talleyrand avait été à votre place, il m'aurait bien donné mes 75 millions mais il aurait mis les 10 autres dans sa poche !
Le dimanche 15 octobre, dit-il, quand le traité aura été ratifié, il fera tirer le canon à la pointe du Prater, pour célébrer l'événement, la paix.
Toute la journée du dimanche, il entend, portés par le vent, les acclamations et les chants des Viennois qui célèbrent la paix.
Le lundi 16 octobre 1809, au moment de quitter le château de Schönbrunn, il se tourne vers le général Rapp.
- Sachez comment il est mort, demande-t-il.
Staps a été condamné à la peine capitale pour espionnage et il doit être exécuté ce lundi.
L'automne est beau, sur les routes d'Allemagne.
Le samedi 21, il arrive à Munich.
Il chasse dans les forêts des environs de la ville. Le pas des chevaux est étouffé par l'épais matelas de feuilles mortes. Il ne traque pas le gibier, le laissant s'enfuir, indifférent aux aboiements des chiens et aux cris des rabatteurs.
Il n'a en tête que le rapport de Rapp.
- Staps, a raconté Rapp, a refusé le repas qu'on lui proposait, disant qu'il lui restait encore assez de force pour marcher jusqu'au supplice. Il a tressailli quand on lui a annoncé que la paix était faite. Il a dit : « Ô mon Dieu, je Te remercie. Voilà donc la paix faite et je ne suis pas un assassin. »
À 4 heures du matin, le dimanche 22 octobre 1809, Napoléon griffonne quelques mots pour Joséphine.
« Mon amie, je pars dans une heure, je me fais une fête de te revoir et j'attends ce moment avec impatience. Je serai arrivé à Fontainebleau du 26 au 27. Tu peux t'y rendre avec quelques dames.
« Napoléon »
Quand lui parlera-t-il ?
1- Cinquante centimètres environ.