41.
Il est 7 heures du soir, ce dimanche 31 mai 1812. Napoléon s'approche de la fenêtre, dans la pièce de cette maison de Posen où il a passé la journée à étudier l'état des effectifs, la situation des armées. Le soleil est encore haut. Des cris retentissent. La foule qui a entouré la maison depuis qu'il s'y est installé est encore là, enthousiaste, courant dans les rues pavées, toutes conditions mêlées - soldats, paysans des environs, notables, femmes. En se rendant à la messe, en fin de matinée, il a remarqué des visages, des silhouettes ressemblant à Marie Walewska. Il a été ému, heureux d'être là, en Pologne, parmi ce peuple. Puis il s'est enfermé dans cette pièce avec Méneval, dictant des dépêches, feuilletant les registres.
Il éprouve un sentiment d'orgueil et de puissance. Jamais une telle armée n'a été rassemblée : 678 080 hommes, peut-être vingt nations, 11 042 officiers et 344 871 sous-officiers et soldats français, 7 998 officiers et 284 169 étrangers. Étrangers ! Il ne veut pas entendre ce mot : il l'a dit au maréchal Berthier. Ces contingents viennent des départements du Grand Empire, ou bien sont des alliés.
Il doit tout savoir de chaque unité, il voudrait connaître chaque homme. Ce matin, dans les environs de Posen, il a passé en revue le 23e corps de chasseurs à cheval. Il s'est avancé vers le chef d'escadron. Il a reconnu Marbot, un officier de valeur. Il l'a harcelé de questions sans le quitter des yeux.
- Combien avez-vous de mousquetons provenant de Tulle ou de Charleville ? Combien avez-vous de chevaux normands ? Combien de bretons ? Combien d'allemands ? Quelle est la moyenne d'âge de tous vos soldats ? de vos officiers ? de vos chevaux ? Avez-vous des approvisionnements pour tous, et pour combien de jours ? Vos hommes ont-ils cinq kilos de farine dans leurs sacs, du pain pour quatre jours et des biscuits pour six jours, comme je l'ai exigé ?
Marbot a bien répondu. On ne gagne une guerre que par la combinaison des grandes pensées stratégiques et du souci du détail.
Il se tourne vers Méneval, commence à dicter un ordre du jour.
« Les officiers feront des inspections tous les matins pour s'assurer que chaque soldat n'a mangé que le jour de vivres qu'il devait, et qu'il a le reste pour le nombre de jours voulu. »
Il faut qu'Eugène retarde le mouvement de son armée jusqu'à nouvel ordre, « car avant tout il faut que vous ayez des vivres. Faites-moi connaître combien vous avez de pain. Je me déciderai alors à vous donner un ordre de mouvement. Dans ce pays-ci, le pain est la principale des choses ». Maintenant, il faut questionner le maréchal Davout : « Je suppose que vous vous êtes assuré de vingt-cinq jours de vivres pour votre corps d'armée ? »
Il s'arrête. Maret vient d'arriver. Le duc de Bassano, ministre des Relations extérieures, a quitté Dresde il y a quelques heures. A-t-il des lettres de l'Impératrice ? Il les tend. Napoléon les pose sur la table, puis fait signe qu'il veut rester seul. Il les lit, commence à répondre.
« Mon amie, j'ai reçu tes trois lettres. Je commençais à trouver bien long d'être deux jours sans avoir de tes nouvelles. J'apprends avec peine que tu es triste et je sais gré à la princesse Thérèse de te faire promener. Je suis fatigué d'avoir travaillé toute la journée. Je vais monter une heure à cheval. Je partirai cette nuit pour être demain matin à Thorn. Dis bien des choses de ma part à ta tante et au roi et à la famille de Saxe.
« Tu as raison de penser à moi. Tu sais que je t'aime et j'éprouve bien de la contrariété de ne plus te voir deux ou trois fois par jour. Mais je pense que dans trois mois cela sera fait.
Addio, mio dolce amore.
« Tout à toi.
« Nap. »
Il fait rentrer Maret. Il l'écoute évoquer les propositions de Bernadotte qui tergiverse, hésite à engager la Suède aux côtés de la France, ménage les Russes et, en fait, laisse passer le temps pour choisir de se ranger aux côtés du vainqueur.
Napoléon donne un coup de pied dans une chaise, la renverse.
- Le misérable ! L'occasion d'abaisser la Russie est unique, et cette occasion négligée, il ne la retrouvera plus, car on ne verra pas deux fois un guerrier tel que moi marchant avec six cent mille soldats contre le formidable empire du Nord... Le misérable, il manque à sa gloire, à la Suède, à sa patrie ; il n'est pas digne qu'on s'occupe de lui.
Il donne à nouveau un coup de pied.
- Je ne veux plus qu'on m'en parle et je défends qu'on lui fasse arriver aucune réponse, ni officielle, ni officieuse.
Il sort, chevauche une heure, accompagné d'une faible escorte, puis, rentré, il essaie de dormir. Mais, à 3 heures du matin, il donne le signal du départ. Dans l'aube qui se lève, il observe les troupes en marche. Beaucoup de traînards. Il faudra que des unités de gendarmerie les rassemblent, les conduisent à leurs régiments.
À l'entrée de Thorn, la voiture s'immobilise. Il descend. Les rues sont encombrées par les troupes de Jérôme et d'Eugène. Il passe au milieu des soldats. La plupart parlent allemand ou italien, ne prêtent aucune attention à lui. Il entre dans le couvent où Caulaincourt a préparé son quartier général. Les salles voûtées sont pleines d'officiers alliés, d'Allemands.
- Que ces messieurs sortent, qu'ils ne me suivent pas d'aussi près, qu'ils restent en arrière à plusieurs journées de marche, dit-il.
Il commence à travailler. Où a-t-on prévu d'installer les hôpitaux ? Les équipages de pont sont-ils parvenus jusqu'ici ? Il dicte, il ordonne. Il passe la Garde et l'artillerie en revue. Il sort au milieu de la nuit pour une inspection des cantonnements.
Parce qu'il a besoin de respirer cet air plus frais de la nuit et d'entendre les voix des soldats, de retrouver l'atmosphère des veilles de bataille. Il rentre au quartier général. Il ne peut pas dormir. Mais il se sent bien. Il fredonne, puis sa voix éclate, tonnante.
Et du nord au midi la trompette guerrière
a sonné l'heure des combats
Tremblez, ennemis de la France...
Il s'interrompt. D'avoir chanté ainsi l'a apaisé, enfin. Il aime ce Chant du départ. Il en murmure pensivement les dernières paroles.
Rois ivres de sang et d'orgueil
Le peuple souverain s'avance
Tyrans, descendez au cercueil.
Je ne suis que le roi du peuple.
Il s'endort quelques instants. Lorsqu'il se réveille, il s'installe aussitôt à sa table.
« Ma bonne amie,
« Il fait une bien grande chaleur, comme en Italie. Tout est extrême dans ce climat. J'étais ce matin à cheval à 2 heures du matin. Cela me réussit fort bien. Je pars dans une heure pour Dantzig, tout est fort tranquille sur la frontière. La Garde que j'ai vue hier était fort belle.
« L'on m'a dit que tu avais des vomissements. Cela est-il vrai ? Mille choses à toute ta famille ainsi qu'à ton père et à l'impératrice.
« Je désire autant que toi te voir et j'espère que ce sera bientôt : trois mois d'absence et toujours avec toi.
« Mille baisers.
« Ton Nap. »
La nuit, la route.
Peut-être Marie-Louise est-elle enceinte ?
La poussière, puis les rues pavées de Dantzig, et le général Rapp, gouverneur de la place, qui s'avance, qui commence à se plaindre.
Napoléon écoute son ancien aide de camp, ce général valeureux, ancien compagnon de Desaix et de Kléber, couturé de blessures, et qui se sent à Dantzig comme un « enfant perdu ».
- Que font vos marchands de tout leur argent ? l'interrompt Napoléon. De celui qu'ils gagnent, de celui que je dépense pour eux ?
- Ils sont aux abois, Sire.
- Cela changera. C'est une chose convenue. Je les garderai pour moi.
Il passe en revue les troupes, retrouve Murat, Berthier.
- Qu'avez-vous, Murat ? Vous êtes jaune, vous n'avez pas votre belle mine. Auriez-vous du chagrin ? N'êtes-vous plus content d'être roi ?
- Ah, Sire ! je ne le suis guère.
- Voilà ce que c'est, vous voulez à toute force voler de vos propres ailes et vous embrouillez votre position. Croyez-moi, laissez là la petite politique qui sent le terroir de Naples, et soyez français avant tout. Votre métier de roi sera bien plus simple et bien plus facile que vous ne pensez.
Il quitte Murat, fait quelques pas avec Caulaincourt.
Murat ? « Un Pantaleone italien, murmure-t-il. Il a bon cœur ; au fond il m'aime encore plus que ses lazzaroni. Quand il me voit, il m'appartient, mais loin de moi il est, comme les gens sans caractère, à celui qui le flatte et l'approche. S'il fût venu à Dresde, sa vanité et son intérêt lui eussent fait faire mille sottises pour se ménager les Autrichiens. »
Il regarde longuement Caulaincourt. Les hommes ne sont-ils pas tous ainsi ?
Il s'est assis en face de Rapp dans la grande salle de la forteresse de Dantzig. Il chipote. Il observe Murat et Berthier, assis à sa droite et à sa gauche.
- Je vois bien, messieurs, commence-t-il, que vous n'avez plus envie de faire la guerre : le roi de Naples ne veut plus sortir de son beau royaume ; Berthier voudrait chasser à Grosbois, et Rapp habiter son superbe hôtel de Paris.
Murat et Berthier baissent les yeux.
- J'en conviens, Sire, répond Rapp. Votre Majesté ne m'a jamais gâté ; je connais fort peu les plaisirs de la capitale.
Il doit les convaincre. Les entraîner encore. Oublier que lui aussi aimerait sentir près de lui le corps de Marie-Louise et prendre son fils dans ses bras.
Est-elle enceinte une seconde fois ? Elle ne parle plus, dans ses lettres, de ses nausées.
- Nous touchons au dénouement, reprend-il en regardant l'un après l'autre Rapp, Murat et Berthier. L'Europe ne respirera que quand ces affaires de Russie et d'Espagne seront terminées. Alors seulement on pourra compter sur une paix profonde. La Pologne renaissante s'affermira. L'Autriche s'occupera plus de son Danube, et beaucoup moins de l'Italie. Enfin, l'Angleterre se résignera à partager le commerce du monde avec les vaisseaux du Continent.
Il se lève.
- Mon fils est jeune, dit-il, il faut bien lui préparer un règne tranquille.
Puis il s'attarde. Il a besoin de ses généraux, de ses maréchaux, dit-il.
- Mes frères ne me secondent pas. Ils n'ont des princes que la sotte vanité et aucun talent, point d'énergie. Il faut que je gouverne pour eux. Mes frères ne pensent qu'à eux.
Il hausse la voix.
- Je suis le roi du peuple, car je ne dépense que pour encourager les arts et pour laisser des souvenirs glorieux et utiles à la nation. On ne dira pas que je dote des favoris et des maîtresses. Je récompense les services rendus à la patrie et rien de plus.
Il sort d'un pas rapide. Il veut voir les troupes, les fortifications, parcourir la rade en canot. Puis il s'enferme dans son cabinet pour étudier les dépêches, les cartes, les états de situation des armées.
Il s'interrompt, se fait apporter sa plume.
« Ma bonne Louise, je n'ai pas de lettre de toi. Je suis à cheval dès 2 heures du matin, je rentre à midi, je dors deux heures et je vois des troupes le reste du jour. Ma santé est fort bonne. Le petit roi se porte bien ; il va être sevré. J'espère que tu en as reçu des nouvelles.
« Tout est fort tranquille, le temps s'est un peu mis à la pluie, ce qui fait du bien. Je serai demain à Königsberg.
« Il me tarde bien de te voir. Malgré mes occupations et les fatigues, je sens quelque chose qui me manque : la douce habitude de te voir plusieurs fois dans le jour. Addio, mio bene. Porte-toi bien, sois gaie, contente, c'est le moyen de me faire plaisir.
« Ton fidèle époux.
« Nap. »
Il est si impatient de reprendre la route qu'il n'attend pas que les voitures soient prêtes, monte à cheval et part à franc étrier. Il est à Marienburg, à Königsberg. Il reçoit Prévôt, le secrétaire de l'ambassade de France à Saint-Pétersbourg. Alexandre Ier a refusé, explique ce diplomate, d'accorder une audience à l'ambassadeur, le général Lauriston.
- C'en est fait, dit Napoléon. Les Russes, que nous avons toujours vaincus, prennent un ton de vainqueurs, ils nous provoquent, et nous aurons sans doute à les remercier. Nous arrêter sur un tel chemin, ce serait manquer le moment le plus opportun qui se soit jamais présenté.
Il reste silencieux quelques minutes.
- Acceptons comme une faveur l'occasion qui nous fait violence et passons le Niémen.
Il a tout à coup froid. Il sort. La campagne est couverte de neige. Une nuit de juin a suffi à transformer le paysage de printemps en un horizon hivernal.
Mais le soleil se lève. La neige fondra.
Un courrier arrive, porteur des lettres de Marie-Louise. Il les parcourt, répond aussitôt.
« Tu sais combien je t'aime. Je veux te savoir bien portante et bien gaie. Dis-moi que tu n'as plus ton vilain rhume. Ne souffre jamais que l'on dise devant toi rien d'équivoque sur la France et la politique.
« Je suis souvent à cheval, cela me réussit. L'on me dit du bien du roi, il grandit, marche et se porte bien.
« Je vois avec peine que ce que j'espérais n'a pas eu lieu. Enfin, il faut donc remettre cela à l'automne. J'espère recevoir de tes nouvelles demain... »
Elle n'est pas enceinte.
Où sera-t-il à l'automne ?
Le dimanche 21 juin 1812, il arrive à Wilkowiscki. La bourgade est envahie par les troupes du maréchal Davout. Au-delà des maisons, il aperçoit les bois, les collines sableuses derrière lesquelles coule le Niémen.
La chaleur, dès le matin, est étouffante. La neige d'une nuit a été comme un mirage.
Dans la pièce d'une maison au toit de chaume, il commence à dicter.
C'est la source des années de guerre qui resurgit en lui avec la même force. Elle pousse les mots, cependant qu'il arpente le sol de terre battue, les mains derrière le dos.
« Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée ; la première s'est terminée à Friedland et à Tilsit. À Tilsit, la Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l'Angleterre. Elle viole aujourd'hui ses serments !
« La Russie est entraînée par la fatalité ; ses destins vont s'accomplir. Nous croirait-elle donc dégénérés ? Ne serions-nous donc plus les soldats d'Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : le choix ne saurait être douteux.
« La seconde guerre de Pologne sera glorieuse aux armées françaises comme la première. Marchons donc en avant : portons la guerre sur son territoire. Passons le Niémen ! »
Il dort quelques heures. Lorsqu'il se réveille, le lundi 22 juin 1812, il commence à écrire.
« Ma bonne Louise, je suis ici, je pars dans une heure. La chaleur est excessive, c'est la canicule. Ma santé est bonne... Fais-moi connaître quand tu as le projet de partir. Aie soin de marcher la nuit, car la poussière, la chaleur sont bien fatigantes et pourraient altérer ta santé, mais en allant la nuit, à petite journée, tu supporteras bien la route.
« Adieu, ma douce amie, sentiments sincères d'amour.
« Nap. »
Il sort de la pièce. L'air est immobile. Il suffoque. Il regarde devant lui la forêt de pins que recouvre une brume grise.
- À cheval, dit-il, vers le Niémen.