12.


Napoléon parcourt lentement les galeries du château de Fontainebleau. Il n'aime pas ces fins de journée d'octobre. Il sent déjà que le sommeil le gagne. Après le travail intense de la journée puis la chasse, souvent - et il galope plusieurs heures d'affilée dans les forêts qui entourent le château -, ces soirées lui pèsent. Il s'ennuie.

Il voit, devant l'entrée du grand salon où l'Impératrice rassemble son cercle, ces femmes qui le regardent s'avancer. Laquelle lui résisterait s'il la choisissait pour la nuit ? Pas une seule « cruelle », a-t-il lancé hier soir à Joséphine pour la provoquer, l'irriter, mettre un peu de piment dans cette conversation terne, inutile, qui le lasse si vite.

- Vous ne vous êtes jamais adressé qu'à des femmes qui ne l'étaient pas, a répondu Hortense, qui était assise près de sa mère.

Cela l'a amusé. Mais le poids de l'ennui est vite retombé. Même au théâtre de la cour, qu'il a fait aménager et où les acteurs de la Comédie-Française viennent deux fois par semaine donner une représentation, il succombe au sommeil. Il connaît par cœur Le Cid ou Cinna. Il bâille quand on donne une pièce de Marmontel, musique de Grétry, L'Ami de la maison. Il faut ne pas avoir vécu ce qu'il a vécu, les boulets tombant autour de lui, ou bien la belle reine Louise mordillant ses lèvres d'humiliation, de colère et de dépit, pour s'amuser de ces spectacles, qui ne le distraient plus.

Il préfère son cabinet de travail, cette excitation des dépêches, cette nécessité d'inventer une réponse, de concevoir un plan, de prévoir une politique, d'imaginer. Ah, imaginer ! Voilà qui tient en éveil !

Cet après-midi, alors qu'il chassait en avant de la troupe de ses invités, les femmes pelotonnées dans leurs calèches, il s'est tout à coup retrouvé dans une clairière, seul, ne sachant plus où il était. Forêt de Pologne ou d'Allemagne ? Forêt de Fontainebleau ?

Il est resté plusieurs minutes ainsi, emporté par ses souvenirs puis par l'imagination.

Comment répondre aux Anglais qui, après avoir bombardé durant cinq jours Copenhague, ont obtenu la capitulation danoise et se sont emparés comme des pirates de la flotte danoise ?

Maudite Angleterre ! Il faut lui serrer le cou.

Il a dicté ce matin un décret renforçant le blocus. Il doit être effectif de la Hollande au Portugal, de la Baltique à l'Adriatique.

Il a dû écrire à Louis pour qu'il fasse enfin fermer les ports de Hollande aux marchandises anglaises. « On n'est point roi quand on ne sait pas se faire obéir chez soi ! » lui a-t-il dit.

Quant au Portugal, « je me regarde comme en guerre avec lui », a-t-il expliqué à Champagny, qui n'a pas les habiletés de M. de Talleyrand mais qui est sans doute moins vénal que lui.

La guerre à nouveau ?

Son cheval piaffe dans la clairière. Napoléon a un moment de désespoir, imaginant des forêts nouvelles, au Portugal, peut-être en Espagne, où tant d'hommes pourront être fauchés, qu'il va avoir à parcourir par tout temps.

Mais peut-il laisser les Anglais dicter leur loi ? La Hollande, le Portugal doivent fermer leurs ports. L'Adriatique doit devenir un lac français. La Russie doit être une alliée dans ce conflit entre la terre et la mer.

Il se répète alors que la meute se rapproche, emplissant de ses aboiements la forêt : « Je me suis décidé à ne plus rien ménager envers l'Angleterre ; cette puissance étant la souveraine des mers, le moment est venu où je dois être le dominateur du continent. D'accord avec la Russie, je ne crains plus personne. Le sort en est enfin jeté. »

Le cerf passe, poursuivi par les chiens, qui reviennent bientôt dans la clairière, la langue pendante, bredouille.

La colère saisit Napoléon.

Que vaut donc cette meute ? Que sont donc ces rabatteurs ?

Il se dirige seul vers le pavillon de chasse qu'il a fait meubler douillettement.

Mme de Barrai l'attend.

Il faut une femme pour le distraire quelques minutes. Elle est là, avec sa silhouette massive. Il rit. Elle s'étonne. Peut-il lui dire qu'il pense, en la voyant, qu'il ne lui manque qu'un gilet de fer pour ressembler à un cuirassier, mais qu'elle ne sait pas résister à la charge ?

Elle est l'une des femmes qui sont ce soir à l'entrée du salon de l'Impératrice. Elle se tient proche de Pauline, dont elle est dame de compagnie.

Il ignore le regard complice de Pauline. Ses sœurs Pauline, Caroline, mais aussi Talleyrand ou Fouché, ont pour lui des femmes plein leurs manchons ou leurs poches. Et même Joséphine est complaisante, dès lors qu'il ne s'agit que de brèves étreintes.

Elle ne craint qu'une chose - la répudiation, le divorce. Et elle vit dans cette hantise depuis que Léon, mon fils, est né, depuis que Napoléon-Charles, le fils d'Hortense, est mort.

Elle sait que je pense à l'avenir de l'Empire et de la dynastie.

Alors, elle pousse vers le lit impérial l'une ou l'autre, qui ne pourront la remplacer sur le trône.

Elle a favorisé l'installation, dans l'un des appartements du château, de Carlotta Gazzani, qui fait partie de sa suite. Mais ce qu'elle a à craindre de cette belle Génoise ne l'inquiète pas. Joséphine n'a jamais eu le culte de la fidélité !

Et elle n'ignore pas combien l'ennui naît vite de la rencontre de deux corps qui ne recherchent que le plaisir !

Et elle sait que Napoléon ne supporte ni l'ennui ni la sensation de vide.

Il fait quelques pas dans le salon de l'Impératrice. Il voit Talleyrand dans son costume d'apparat de vice-Grand Électeur. Le visage du prince de Bénévent paraît encore plus pâle, contrastant avec son habit de velours rouge aux parements d'or, les manches couvertes de broderies d'or, du poignet à l'épaule, le cou caché par une cravate de dentelle.

Napoléon le prend par le bras, l'entraîne dans un coin du salon.

- C'est chose singulière, dit-il. J'ai rassemblé à Fontainebleau beaucoup de monde...

Il se tourne, il montre d'un geste cette famille de rois qu'il a constituée. Il y a là le roi de Westphalie, Jérôme, des princes allemands, des reines, de Hollande, de Naples, des maréchaux, des ministres.

- J'ai voulu qu'on s'amusât, reprend-il, j'ai réglé tous les plaisirs.

Il a fixé avec le grand maréchal du palais, Duroc, l'étiquette et même la mode des femmes pour la chasse et les dîners. « Vous savez que je m'entends très bien en toilette. »

Il a réglé l'emploi du temps des soirées - dîner ou cercle chez l'un ou chez l'autre. Il distribue lui-même les trente-cinq appartements au château pour les princes et les grands officiers, et les quarante-six appartements d'honneur. Le reste des six cents appartements est offert aux secrétaires et aux domestiques. Il a établi la périodicité des représentations théâtrales et des jours de chasse.

Napoléon s'incline vers Talleyrand.

- Tous les plaisirs, répète-t-il, et...

Il montre ceux qui les entourent.

- ... les visages sont allongés et chacun a l'air bien fatigué et triste.

Talleyrand baisse la tête d'un air contrit.

- Le plaisir ne se mène point au tambour, Sire..., murmure-t-il.

Il lève la tête.

Il faut lui sourire pour qu'il achève sa phrase.

- Ici comme à l'armée, Sire, vous avez toujours l'air de dire à chacun de nous : « Allons, messieurs et mesdames, en avant, marche ! »

Napoléon rit, fait le tour du salon, puis quitte la pièce.

Le lendemain matin, il convoque Talleyrand.

Il le regarde s'avancer dans son cabinet de travail qu'inonde le soleil voilé de cette matinée d'octobre. Au-dessus de la forêt de Fontainebleau et sur les pièces d'eau du parc, le brouillard ne s'est pas encore dissipé.

Comme à l'habitude, Talleyrand est impassible, distant, presque ironique. Il n'est plus ministre des Relations extérieures, mais cet homme avisé peut être de bon conseil.

Napoléon marche et prend plusieurs fois une prise de tabac.

- Nous ne pouvons arriver à la paix qu'en isolant l'Angleterre du Continent et en fermant tous les ports à son commerce, commence-t-il.

Talleyrand approuve d'un mouvement imperceptible de la tête.

- Le Portugal offre depuis seize ans la scandaleuse conduite d'une puissance vendue à l'Angleterre, reprend Napoléon.

Il élève la voix. Il dit avec passion :

- Le port de Lisbonne a été pour eux une mine de trésors inépuisable ; ils y ont constamment trouvé toutes espèces de secours... Il est temps de leur fermer et Porto, et Lisbonne.

Talleyrand ne bouge plus.

Homme habile.

Napoléon s'approche.

- J'ai donné ordre à Junot, dit-il, de franchir les Pyrénées, de traverser l'Espagne. J'ai hâte que mon armée arrive à Lisbonne. J'ai écrit tout cela au roi d'Espagne.

- Charles IV est un Bourbon, murmure Talleyrand, son fils Ferdinand, prince des Asturies, est l'arrière-petit-fils de Louis XIV. La reine Marie-Louise a un favori, Manuel de Godoy, prince de la Paix, dit-on. C'est lui qui gouverne, avec l'accord, la complaisance du roi.

Talleyrand sourit.

- Charles IV est un Bourbon, répète-t-il. Il a, assure-t-on, le caractère de Louis XVI.

Des Bourbons ! Il y a déjà songé à maintes reprises. Mais Talleyrand a insisté en personne habile qui sait choisir, inciter, sans paraître dire.

Il a quitté le cabinet de travail, et Napoléon s'exclame plusieurs fois :

- Des Bourbons !

Il se souvient de Louis XVI, ce roi coglione qu'il a vu le 20 juin, le 10 août 1792, ne pas oser se battre !

Les Bourbons : une dynastie épuisée !

Napoléon saisit les lettres que le prince des Asturies, Ferdinand, héritier de la Couronne d'Espagne, lui a adressées, quémandant des épousailles avec une princesse Bonaparte, lui, l'arrière-petit-fils de Louis XIV, et, pleurnichant comme une femme, accusant Godoy, l'amant de la reine, sa mère, de vouloir l'évincer.

Un Bourbon !

Et voici la lettre du père, Charles IV. Napoléon la relit en l'agitant comme si elle lui tachait les doigts.

« Mon fils aîné, écrit Charles IV, l'héritier présomptif de mon trône, avait formé le complot horrible de me détrôner. Il s'était porté jusqu'à l'excès d'attenter à la vie de sa mère ; un attentat si affreux doit être puni avec les rigueurs les plus exemplaires des lois... Je ne veux pas perdre un instant pour en instruire Votre Majesté impériale et royale en la priant de m'aider de ses lumières et de ses conseils. »

Napoléon jette la lettre.

Des Bourbons !

Le fils dénonce l'amant de sa mère, le père protège cet amant et accuse le fils de vouloir assassiner sa mère. Il le fait arrêter.

Des Bourbons : une race qui s'éteint.

Je suis né de la chute des Bourbons. Ils ont voulu m'assassiner et j'ai fait exécuter le duc d'Enghien. J'ai chassé les Bourbons de Naples.

J'ai fait expulser de Russie, par le tsar, le Bourbon qui se prétend Louis XVIII et qui a voulu m'acheter, moi.

Moi qui pourrais, détrônant les Bourbons d'Espagne, achever de constituer un Empire à la mesure de celui de Charlemagne.

Il a imaginé. Ce n'est qu'une vision. Le temps n'est pas encore venu. Pour l'heure, c'est du Portugal qu'il s'agit.

Il s'assied pour se calmer. Les rêves sont comme le vin. Ils réchauffent. L'ennui s'efface.

Il dicte une lettre pour Junot, qui marche vers Lisbonne.

« Il n'y a pas un moment à perdre, afin de prévenir les Anglais... J'espère qu'au 1er décembre mes troupes seront à Lisbonne. »

Voilà pour aujourd'hui. Mais comment oublier les rêves ?

Napoléon revient vers le secrétaire, lui dicte une dernière phrase.

« Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il ne faut mettre au pouvoir des Espagnols aucune place. »

Et pourtant les Espagnols sont encore des alliés avec qui Champagny a reçu l'ordre de signer une convention secrète afin d'organiser le partage du Portugal entre Madrid et Paris.

« Aucune place, répète Napoléon, surtout du pays qui doit rester entre mes mains. »

Il entre dans la grande galerie du château de Fontainebleau, où il reçoit les ambassadeurs des différentes puissances.

Il s'arrête devant M. de Metternich, dit quelques mots au diplomate autrichien d'une voix indifférente.

Dans un salon aussi, il faut agir en stratège.

Il se dirige vers l'ambassadeur du Portugal et lui lance violemment, comme une attaque par surprise :

- Si le Portugal ne fait pas ce que je veux, la maison de Bragance ne régnera plus en Europe dans deux mois.

Puis, à la cantonade, telle une salve d'artillerie, il dit :

- Je ne souffrirai pas qu'il y ait un envoyé anglais en Europe... J'ai trois cent mille Russes à ma disposition et, avec ce puissant allié, je puis tout.

Il passe devant les ambassadeurs, comme un général qui inspecte les officiers ennemis qu'il a capturés.

- Les Anglais déclarent qu'ils ne veulent plus respecter les neutres sur mer, reprend-il, je n'en reconnaîtrai plus sur terre !

Il s'éloigne.

- J'ai plus de huit cent mille hommes sur pied, dit-il avant de quitter la galerie.

Il va chasser.

Il va rêver.

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