9.


À Saalfeld, dans la petite pièce de la maison basse où il doit dormir, Napoléon fait déployer les cartes. On approche les lampes. Il s'agenouille. Autour de lui, les aides de camp, les maréchaux l'observent, silencieux. Il se redresse.

« Je suis encore à deviner ce que l'ennemi a voulu faire, dit-il. Je réunis aujourd'hui à Mohrungen mes réserves d'infanterie et de cavalerie, et je vais tâcher de trouver l'ennemi et de l'engager dans une bataille générale, afin d'en finir. »

Il se retire dans ce qui va lui servir de chambre, une sorte de soupente. Il entend les galops des chevaux des officiers d'ordonnance qui apportent les nouvelles des armées en marche. Il ferme les yeux. Il va vaincre. Il le doit. Pour les morts du cimetière d'Eylau. Parce qu'il achève toujours ce qu'il a entrepris.

Et que la victoire est la seule manière d'obtenir la paix. Il est sûr de lui, la tête et le corps tout entiers tendus vers ce but. Vaincre. Il n'a qu'une inquiétude, une angoisse, même : que Bennigsen se dérobe. S'est-il suffisamment enfoncé dans la nasse pour n'en plus pouvoir sortir à temps ?

Plus rien ne compte que ces questions. Oublié, tout ce qui n'est pas la bataille qui vient.

Il est levé à l'aube. Le jour apparaît, clair. Même le temps annonce la victoire. Les routes vers Guttstadt puis Heilsberg et Eylau traversent des champs de seigle, d'avoine et de blé. Les maisons des paysans sont entourées de jardins où courent des bandes d'oies grasses. Où est passée la boue de l'hiver ? Qu'est devenue la désolation de ces champs mornes ?

Les temps lugubres sont finis. Il fait chaud. L'air est chargé des senteurs de l'herbe. Les roues des caissons d'artillerie cahotent sur des chaussées sèches et ne soulèvent qu'une poussière blanche vite retombée.

Napoléon galope en avant de son escorte. Souvent, il s'éloigne si vite que le grand écuyer et les chasseurs de sa Garde ont du mal à le rejoindre. Il est dressé sur ses éperons au sommet d'un mamelon qui domine la campagne. L'état-major l'entoure maintenant. Il demande les cartes, qu'on pose sur l'herbe. Il descend de cheval, se couche presque pour mieux étudier chaque sinuosité de terrain.

Avec le doigt, il suit le cours de l'Alle, cette rivière dont l'un des méandres, sur sa rive gauche, borde la petite localité de Friedland.

Des ordonnances confirment la nouvelle que les troupes de Bennigsen ont établi trois ponts de bateaux sur l'Aile. Elles franchissent la rivière, passent de la rive droite à la rive gauche, sur ces trois ponts et un pont de bois.

Napoléon, les mains derrière le dos, arpente le mamelon.

Est-ce le moment ? Il ne faut pas attaquer prématurément. Il faut laisser Bennigsen s'enfoncer, l'inviter à faire passer ses soldats sur la rive gauche de la rivière, lui faire croire qu'il n'a devant lui que quelques troupes, le gros de la Grande Armée marchant vers le nord, vers Königsberg. Bennigsen va imaginer pouvoir réaliser une attaque de flanc, bousculer Ney, Lannes qui est entré dans Friedland. Et, quand il sera ainsi tout entier sur la rive gauche, il faudra détruire les ponts, fermer la nasse, ne lui laisser le choix qu'entre la capitulation, la noyade et la retraite.

Napoléon pointe sur la carte le bout de sa cravache : Friedland, dit-il.

Le mercredi 10 juin, on se bat à Heilsberg. Napoléon s'emporte, exige qu'on lui communique tous les détails de la bataille. Murat a chargé, ses cavaliers ont été fauchés par la mitraille, son cheval a été tué sous lui, il a même perdu une botte, et a chargé encore.

Trop tôt, trop tôt.

Napoléon galope vers le champ de bataille. Les Russes ont reculé alors qu'ils tenaient la victoire. Napoléon marche au milieu des blessés. Il voit autour des ambulances des amoncellements de bras, de jambes, coupés, mêlés aux cadavres.

Il donne des ordres pour qu'on secoure les blessés. Puis il monte à nouveau à cheval. Il ne peut plus dormir que quelques dizaines de minutes par-ci, par-là. Mais il ne sent aucune fatigue. Est-ce que la flèche retombe quand elle a été tirée, avec toute la force et la science de l'archer, vers sa cible ?

Il est cette flèche.

Le dimanche 14 juin, Napoléon comprend que le sort en est jeté : les troupes de Bennigsen sont entassées sur la rive gauche. Les soldats de Lannes, comme ceux de Ney, se sont retirés en bon ordre, aspirant derrière eux les Russes, qui occupent Friedland.

Napoléon est sûr que plus rien ne pourra l'empêcher : Bennigsen est ferré.

Il enfourche son cheval, commence sa course vers le lieu des premiers combats, et arrive au milieu des soldats d'Oudinot.

- Où est donc l'Aile ? demande-t-il à Oudinot.

Le général tend le bras, montre la rivière large d'une cinquantaine de mètres et dont la rive est abrupte.

- Là, dit-il, derrière l'ennemi.

- Je lui mettrais bien le cul dans l'eau, dit Napoléon.

Les boulets commencent à tomber autour de Napoléon, les blessés se multiplient. Il demeure les bras croisés sous le feu. Oudinot s'approche, explique que les grenadiers menacent de cesser de se battre si l'Empereur s'expose ainsi.

Napoléon remonte à cheval, fait installer son bivouac à Posthenen, un petit village face aux troupes russes de Bagration.

Il fait donner l'artillerie et va et vient sur une butte, cinglant les hautes herbes de sa cravache.

C'est le 14 juin. Un signe.

Il se tourne vers Berthier.

- Jour de Marengo, jour de victoire, dit-il. Friedland vaudra Austerlitz, Iéna et Marengo dont je fête l'anniversaire.

Il marche rapidement. Voilà un signe du destin. Il se sent habité par une énergie joyeuse que rien ne peut briser. Quand le capitaine Marbot lui apporte un pli du maréchal Lannes, il l'interroge.

- As-tu bonne mémoire, Marbot ? Eh bien, quel anniversaire est-ce, aujourd'hui 14 juin ?

Marbot répond.

- Oui, oui, dit Napoléon, celui de Marengo, et je vais battre les Russes comme je battis les Autrichiens.

Il monte à cheval, longe les colonnes de soldats, qui crient : « Vive l'Empereur ! » et leur lance :

- C'est aujourd'hui un jour heureux, l'anniversaire de Marengo.

La journée s'avance. Il fait chaud. Il n'a toujours pas donné l'ordre de l'attaque générale. Toutes les troupes ne sont pas encore parvenues sur le champ de bataille.

Il regarde à la lunette. Les membres de l'état-major, près de lui, répètent que les troupes russes continuent de passer sur la rive gauche, et qu'elles sont si nombreuses qu'il faut sans doute attendre le lendemain pour les attaquer, quand la Grande Armée sera au complet.

Napoléon baisse sa lunette. Il sait, lui, que c'est le moment.

- Non, dit-il, on ne surprend pas deux fois l'ennemi en pareille faute.

Tout est simple maintenant. Les pensées deviennent des ordres et des actes. Il s'approche de Ney, lui saisit le bras.

- Voilà le but, dit-il.

Il montre les troupes russes et, au-delà, la ville de Friedland.

- Marchez sans y regarder autour de vous : pénétrez dans cette masse épaisse quoi qu'il pût vous en coûter ; entrez dans Friedland, prenez les ponts et ne vous inquiétez pas de ce qui pourra se passer à droite, à gauche ou sur vos arrières. L'armée et moi sommes là pour y veiller.

Ney s'élance.

Napoléon le suit des yeux.

- Cet homme est un lion, murmure-t-il.

À 17 h 30, alors que le soleil est encore haut en ce dimanche 14 juin 1807, Napoléon donne l'ordre de l'attaque. Vingt pièces de canon en place à Posthenen ouvrent le feu à son signal, et toute l'artillerie déclenche son tir. Au milieu des explosions, Napoléon entend les cris de « Vive l'Empereur ! En avant ! À Friedland ! ».

Sa pensée est devenue cette bataille.

Il désigne au général Sénarmont les ponts qu'il faut détruire. Ainsi la nasse sera close. À la lunette, il voit les Russes qui se débandent, essaient de traverser la rivière, s'y noient.

Et quand les tirs cessent, vers 22 h 30, il n'aperçoit plus dans la nuit que les maisons de Friedland qui brûlent, éclairant les morts et les blessés, les débris des caissons de l'artillerie russe.

Les cris de douleur sont souvent couverts par les cris de « Vive l'Empereur ! » que lancent les soldats quand ils voient passer Napoléon.

C'est déjà l'aube du lundi 15 juin. Napoléon parcourt les lignes. Les soldats dorment et ainsi ils ressemblent à des morts.

Il interdit qu'on les réveille pour lui présenter les armes, et il continue d'avancer, parvenant ainsi jusqu'aux monceaux de cadavres russes déchiquetés par l'artillerie, entassés les uns sur les autres, leurs corps dessinant les rangs qu'ils avaient tenté de maintenir, les chevaux éventrés révélant les positions de l'artillerie.

Il remonte lentement, entouré de son escorte, la route qui longe en direction de Wehlau la rive gauche de la vallée de l'Aile. Des corps glissent lentement sur les eaux de la rivière.

Il pleut. Il s'arrête dans le village de Peterswalde, s'installe dans une grange, commence une lettre pour Joséphine.

« Mon amie, je ne t'écris qu'un mot, car je suis bien fatigué ; voilà bien des jours que je bivouaque. Mes enfants ont dignement célébré l'anniversaire de la bataille de Marengo.

« La bataille de Friedland sera aussi célèbre et est aussi glorieuse pour mon peuple. »

Il pourrait interrompre là cette lettre. Mais il faut aussi expliquer à Joséphine afin qu'elle raconte autour d'elle.

« Toute l'armée russe mise en déroute, reprend-il, quatre-vingts pièces de canon, trente mille homme pris ou tués ; trente-cinq généraux russes tués, blessés ou pris ; la Garde russe écrasée : c'est une digne sœur de Marengo, Austerlitz, Iéna. Le Bulletin1 te dira le reste. Ma perte n'est pas considérable ; j'ai manœuvré l'ennemi avec succès.

« Sois sans inquiétude et contente.

« Adieu, mon amie ; je monte à cheval.

« Napoléon

« L'on peut donner cette nouvelle comme une notice si elle est arrivée avant le Bulletin. On peut aussi tirer le canon. Cambacérès fera la notice. »

Il étend les jambes, ferme les yeux quelques secondes.

Il a remporté la victoire. Mais que peut durablement la force ? s'interroge-t-il. La force est impuissante à organiser quoi que ce soit.

« Il n'y a que deux puissances dans le monde : le sabre et l'esprit. À la longue, le sabre est toujours battu par l'esprit. »

Il vient de brandir le sabre. Il a terrassé l'ennemi. Maintenant, place à l'esprit pour organiser. Il faut qu'il parle avec le tsar Alexandre. Il faut conclure la paix avec lui.

Il reste encore quelques minutes ainsi. Il est serein. Il recommence à écrire.

« Tu es pour moi, dit-il à Marie Walewska, une nouvelle sensation, une révélation perpétuelle. C'est que je t'étudie avec impartialité. C'est aussi que je connais ta vie jusqu'à ce jour. D'elle vient, chez toi, ce singulier mélange d'indépendance, de soumission, de sagesse et de légèreté qui te fait si différente de toutes. »

Il est heureux.

Le mardi 16 juin, il longe la rivière Pregel, marchant vers Tilsit. Il fait établir un pont de bateaux, puis il cherche lui-même un gué, s'engageant dans le lit de la rivière, à la tête des escadrons, levant les jambes au-dessus des fontes.

Parfois il se lance au galop. Il aime cette sensation d'indépendance, cette preuve de sa liberté capable de balayer toutes les étiquettes, toutes les prudences. Il surprend son escorte et chevauche ainsi seul plusieurs dizaines de minutes, jusqu'à une hauteur où il s'arrête, regardant cette campagne plus grise que la pluie commence à brouiller. Ses officiers, le grand écuyer Caulaincourt le rejoignent, essoufflés, inquiets. Il rit.

On lui apporte la nouvelle de la chute de Königsberg où sont entrés Murat et Soult. Tout se déroule comme il l'avait prévu.

« Königsberg, qui est une ville de quatre-vingt mille âmes, est en mon pouvoir, écrit-il à Joséphine. J'y ai trouvé bien des canons, beaucoup de magasins, et enfin plus de soixante mille fusils venant d'Angleterre.

« Adieu, mon amie ; ma santé est parfaite, quoique je sois un peu enrhumé par la pluie et le froid du bivouac.

« Sois contente et gaie.

« Tout à toi.

« Napoléon »

Son esprit, en ces lendemains de bataille et de victoire, se détend et retrouve toutes ses pensées, comme si l'horizon ne se limitait plus à cet espace à conquérir, à ces armées à bousculer, mais redevenait cette scène où se meuvent les souvenirs, les personnes aimées.

Il a écrit déjà à Joséphine, à Marie. Il reprend la plume pour écrire à Hortense, car il a voulu aussi cette victoire, avec tant de détermination, peut-être parce que Napoléon-Charles était mort et qu'il fallait se prouver que l'énergie vitale ne l'avait pas abandonné, qu'il était bien capable, comme il le sentait, d'aller plus loin encore, de faire mieux qu'à Marengo ou Austerlitz, malgré la mort de cet enfant qu'il aimait.

Il écrit à Hortense ce 16 juin 1807.

« Vos peines me touchent, mais je voudrais vous savoir plus de courage. Vivre, c'est souffrir, et l'honnête homme combat toujours pour rester maître de lui. Je n'aime pas vous voir injuste envers le petit Napoléon-Louis2 et envers tous vos amis.

« Votre mère et moi avions l'espoir d'être plus que nous ne sommes dans votre cœur. J'ai remporté une grande victoire le 14 juin. Je me porte bien et vous aime beaucoup. »

À quoi bon parler de la bataille à une mère suffoquée par sa douleur, et qui n'entend rien d'autre que sa peine ? Il la comprend mais il ne peut admettre une telle soumission à sa souffrance, une telle complaisance à soi, et aussi une si grande indifférence au monde qui continue sa route malgré la mort.

Le vendredi 19 juin, il entre à Tilsit, traverse la ville. Les rues sont droites, larges, pavées de pierres disjointes sur lesquelles les chevaux butent et glissent. Il va jusqu'au bord du Niémen. Un pont brûle encore. Sur la rive droite, des cavaliers cosaques caracolent. Le fleuve est large.

Il se souvient des fleuves d'Italie, de ces ponts de Lodi et d'Arcole qu'il a franchis sous la mitraille. Il est ici au bord de ces eaux bleues qui coulent rapidement et marquent le début de cet autre grand Empire, la Russie.

Il apprend, à son retour à Tilsit, que le prince Lobanov vient d'arriver, porteur de la demande d'armistice que sollicite Bennigsen.

Napoléon veut plus que cela. Il est en position de force.

« La jactance des Russes est à bas, dit-il ; ils s'avouent vaincus ; ils ont été furieusement maltraités. Mes aigles sont arborées sur le Niémen ; l'armée n'a point souffert. »

Ce qu'il veut imposer, ce n'est pas un armistice mais la paix.

D'ailleurs, ils la lui réclament tous - Talleyrand, Caulaincourt, et même les maréchaux. Quant aux grognards, ils la désirent aussi. Voilà plus d'une année qu'ils n'ont pas revu la France.

Et lui, croit-on qu'il ne la veuille pas ?

Il envoie le grand maréchal Duroc à Bennigsen. Il invite le prince Lobanov à sa table. Il regarde longuement l'envoyé de Bennigsen, puis il lève son verre avec solennité. Il boit, dit-il, à la santé de l'empereur Alexandre. Il prend Lobanov par le bras, l'entraîne vers une carte, lui montre la Vistule, en suit le cours du doigt.

- Voici la limite entre les deux Empires, dit-il. D'un côté doit régner votre souverain, moi de l'autre.

Le dimanche 21, un armistice est conclu.

« Je me porte à merveille et désire te savoir heureuse », écrit-il à Joséphine.

Il est gai.

Peut-être est-ce enfin la paix, l'entente avec le tsar, qui contraindra l'Angleterre à accepter pour la première fois depuis 1792 la France telle qu'elle est devenue.

Le lundi 22 juin, il ordonne que les canons tonnent pour annoncer la mise en application de l'armistice. Il pleut sans discontinuer, mais il voit les soldats s'embrasser sous l'averse. Il se met à dicter avec allégresse la proclamation à la Grande Armée, qui va clore cette campagne.

« Soldats, dit-il, le 5 juin nous avons été attaqués dans nos cantonnements par l'armée russe... L'ennemi s'est aperçu trop tard que notre repos était celui du lion. Il se repent de l'avoir troublé... Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niémen avec la rapidité de l'aigle. Vous célébrâtes à Austerlitz l'anniversaire du couronnement ; vous avez cette année dignement célébré celui de Marengo... »

Maintenant il doit leur parler de la paix.

« Français, reprend-il, vous avez été dignes de vous et de moi. Vous rentrerez en France couverts de tous vos lauriers et après avoir obtenu une paix glorieuse qui porte avec elle la garantie de sa durée. »

Il le veut, comme ces soldats dont il aperçoit les silhouettes marchant sous la pluie, la crosse du fusil sous la saignée du bras et le canon appuyé au bonnet à poil.

« Il est temps d'en finir, conclut-il, et que notre patrie vive en repos à l'abri de la maligne influence de l'Angleterre. Mes bienfaits vous prouveront ma reconnaissance et toute l'étendue de l'amour que je vous porte. »

Il doit gagner la bataille de la paix.

Lorsqu'il retrouve le prince Lobanov, il lève à nouveau son verre où pétille le champagne, en l'honneur du tsar Alexandre. Puis il s'enquiert de la santé de la tsarine Élisabeth.

Il remarque que Lobanov est si ému que ses yeux se sont remplis de larmes.

- Regardez, regardez, Duroc, lance-t-il, comme les Russes aiment leurs souverains !




1- Le Bulletin de la Grande Armée.

2- Frère cadet de Napoléon-Charles. Né en 1804, mort en 1831.

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