24.


De temps à autre, quand la berline est trop secouée pour que Napoléon puisse lire ou étudier les cartes, il observe Joséphine. Elle dort. Les cahots de la route font glisser peu à peu le voile avec lequel elle voulait cacher son visage. Il voit cette « vieille femme » dont le sommeil affaisse les traits. Sa respiration est bruyante, et quand elle entrouvre les lèvres il aperçoit ses dents noires, petites, ébréchées, qu'elle a toujours tenté de dissimuler.

Il ne doit pas détourner les yeux. Il ose regarder les cadavres sur le champ de bataille ou, pis encore, voir les jeunes soldats s'élancer alors que la mort va les prendre par milliers. Il a depuis toujours affronté la vérité.

Il regarde longuement Joséphine. À quoi servirait de vaincre, d'envoyer des hommes mourir, s'il restait sans héritier, époux de cette vieille femme ?

Il doit, pour assurer l'avenir de sa dynastie, pour que les batailles qu'il va livrer aient un sens, divorcer, et peut-être ainsi, par un mariage princier et le fils qui en naîtra, désarmer l'hostilité de ces cours, Vienne ou Saint-Pétersbourg, les plus puissantes, celles qui ne l'ont pas encore accepté.

Il va conquérir Vienne une nouvelle fois. Il le faut. Il va contraindre le tsar, une fois l'Autriche vaincue, à être fidèle à l'alliance de Tilsit. Il faut que l'une ou l'autre de ces dynasties lui donne l'une de ses jeunes filles en mariage. Voilà le but.

Joséphine peut-elle imaginer cela alors qu'elle se réveille, qu'elle lui jette un regard chargé d'inquiétude, qu'elle relève son voile dans un geste rapide et apeuré ?

Elle l'attendra à Strasbourg, dit-il. Il ira seul à Vienne.

La berline ralentit. Il reconnaît Bar-le-Duc. Il se souvient que le général Oudinot est né dans cette ville, qu'il n'était que sergent à la veille de la Révolution, et qu'il a depuis fait toutes les guerres. Il le voit à Friedland sous la mitraille ou bien à Erfurt, accueillant les rois, lui, le petit-fils de brasseurs.

Voilà l'homme qu'il a fait général et duc. Voilà la noblesse de l'Empire, celle des talents et du courage.

Il fait arrêter la berline. Il saute à terre dans la nuit. Il rit de la surprise des parents du duc de Reggio, de l'effroi de ses deux petites filles qu'on a tirées de leur sommeil. Il les embrasse.

Il aime entrer ainsi par surprise dans les vies, comme un magicien qui laisse une trace ineffaçable dans les mémoires, et dont on racontera la venue. Le départ est si rapide qu'on se demandera si l'on n'a pas rêvé sa visite.

Il veut être le rêve des hommes. Il remonte dans la berline. Il murmure, en se penchant à nouveau sur les cartes :

- Je fais mes plans avec les rêves de mes soldats endormis.

Il somnole. Il sait ce que pensent ses soldats. Les conscrits ont peur, et ne demandent qu'à crier : « Vive l'Empereur ! » Il leur dira : « J'arrive avec la rapidité de l'éclair. Marchons. Nos succès passés sont un sûr garant de la victoire qui nous attend. Marchons donc, et qu'à notre aspect l'ennemi reconnaisse ses vainqueurs. »

Il sera parmi eux. En avant de leurs lignes mêmes. Il les entraînera. N'a-t-il pas fait de l'armée de va-nu-pieds d'Italie une cohorte invincible ? Mais il y a les généraux et les maréchaux, tous ceux qui voudraient jouir de leurs titres et de leurs biens, qui disent en soupirant : « J'aimerais bien retirer mes bottes. »

Et lui ? Que croient-ils, ces messieurs ? Qu'il aime avoir les jambes cuites dans le cuir des écuyères ?

Il se met à griffonner quelques lignes.

« Je n'entends pas accoutumer les officiers à demander leur retraite dans un moment d'humeur et à redemander du service quand cette humeur est passée. Ces caprices sont indignes d'un honnête homme, et la discipline militaire ne les comporte pas. »

Le samedi 15, il est à Strasbourg. Il écarte d'un mouvement brusque Joséphine qui, au moment où il repart en compagnie de Duroc, s'accroche à lui en pleurant. Est-ce digne d'une Impératrice ?

Dans la voiture, il lit les dépêches de Berthier. Les Autrichiens ont la supériorité en nombre d'hommes. Ils sont près de cinq cent mille et lui ne dispose que de trois cent mille soldats en Allemagne et en Italie. Ses lignes sont étirées de Ratisbonne à Augsbourg. Les contingents étrangers ne sont pas sûrs. Berthier communique que dans les églises on a retrouvé des textes de prières imprimés à Vienne, et qui appellent les Allemands de Bavière et du Wurtemberg à prier pour « l'archiduc Charles. C'est Dieu qui nous l'a envoyé pour nous porter secours ».

Il rejette les dépêches de Berthier. Il faut attendre avant d'agir, comprendre ce que veut l'ennemi. Il appelle un aide de camp qui, penché à la portière, écoute le message qu'il doit porter au maréchal.

- Surtout, hurle l'Empereur, ne vous aventurez pas !

Il répète la phrase, regarde l'officier s'éloigner de l'escorte.

À Ludwigshafen, le dimanche 16 avril, il s'arrête quelques instants. Il aperçoit le roi de Wurtemberg qui l'attend dans le froid de l'aube. Sa démarche est celle d'un homme qui a peur. Il dit d'une voix anxieuse, après avoir salué Napoléon :

- Quel est le plan de Votre Majesté ?

- Nous irons à Vienne.

Il prend le bras du roi, le rassure. Le souverain dit enfin la confiance qu'il éprouve dans le « Jupiter moderne ».

Napoléon monte dans sa berline.

Jupiter ? Je dépends des hommes.

Il reçoit à cet instant la réponse de Berthier. « J'attends Votre Majesté avec impatience », écrit le maréchal.

Que sont les hommes sans moi ? Ils retireraient leurs bottes !

Le dimanche, dès le début de l'après-midi, l'orage éclate. Une pluie diluvienne déferle.

Il entre dans un hôtel de Gmünd comme un voyageur quelconque. Il dîne dans un coin de la salle mal éclairée.

Il aime aussi ces instants d'anonymat, quand sa présence ne change rien au rythme quotidien de la vie. C'est à ces moments-là qu'il ressent le mieux son pouvoir, quand il sait qu'il lui suffirait d'un mot pour, comme la foudre, troubler l'atmosphère, et qu'il ne le fait pas, restant dans la pénombre, payant comme n'importe qui.

Mais, le seuil franchi, il est à nouveau l'Empereur.

À Dillingen, il écoute le roi de Bavière affolé, chassé de Munich par l'approche des troupes autrichiennes.

- Sire, tout est perdu pour nous, si Votre Majesté n'agit pas rapidement, murmure le roi d'une voix suppliante. Tout est perdu, répète-t-il.

- Rassurez-vous, vous serez sous peu de jours à Munich.

Pourquoi ces hommes ont-ils besoin d'un protecteur ? Pourquoi s'en remettent-ils à un autre pour les rassurer, les défendre, les guider ?

Cependant qu'il roule vers Donauwerth, où déjà il fit campagne en 1805, il se souvient de ces années, les plus insupportables de sa vie, quand il devait quémander un rôle à Pascal Paoli, à un Barras. Il n'a eu de cesse que de ne plus dépendre que de lui-même. Et du destin.

Dans l'auberge de Donauwerth, où il arrive le lundi 17 avril à 6 heures, il fait étaler les cartes sur une grande table. Les dépêches arrivent. Bacler d'Albe commence à pointer les épingles qui jalonnent la marche des troupes de l'archiduc Charles.

Tout se joue à cet instant. Il fait seller un cheval, part inspecter les fortifications de la petite ville. Il s'arrête au sommet d'une hauteur. Dans le brouillard, il distingue les rives du Danube, la large saignée noire du fleuve. Au bout, là-bas, Vienne.

Il rentre à l'auberge au galop, se précipite vers la carte. Un message de Davout confirme que l'archiduc Charles se dirige vers Ratisbonne.

Est-ce possible ?

Les aides de camp confirment l'information. Il se penche sur la carte, marche dans la pièce. Il voit toute la partie qui s'engage. Elle est jouée dans sa tête.

- Ah, monsieur le prince Charles, lance-t-il, je vous aurai à bon compte !

Il donne les ordres, dicte les messages. Il va attaquer l'archiduc Charles sur son flanc sud. Maintenant, c'est le « foutu métier » qui commence.

Il se lève à 4 heures le mardi 18 avril. D'abord l'étude des cartes à la lueur des lanternes. Puis la dictée des messages. À Davout, à Masséna.

« Dans un seul mot vous allez comprendre ce dont il s'agit. Le prince Charles avec toute son armée a débouché hier de Landshut sur Ratisbonne. Il avait trois corps d'armée évalués à quatre-vingt mille hommes. Vous voyez actuellement que jamais circonstance ne voulut qu'un mouvement soit plus actif et plus rapide que celui-ci. Activité, activité, vitesse ! Je me recommande à vous. »

Puis, à cheval.

Sur la grand-route de Neustadt à Oberhausen, il distingue entre les arbres un monument, celui de La Tour d'Auvergne. Il lève son chapeau. Il aime retrouver les traces de ces Français d'avant lui, dont il ravive les exploits.

Après lui, quelqu'un viendra-t-il ?

Il court les routes, les champs. Il est à Ingolstadt, dans le château royal, mais il repart aussitôt découvrir les hauteurs qui dominent le Danube.

À Ziegelstadel au milieu de l'après-midi du mercredi 19, il est épuisé, le corps moulu. Les troupes du corps de Davout passent. Un boulanger sort de sa maison, lui apporte un fauteuil de bois. Il s'y laisse tomber. Il sent les regards des soldats qui défilent à quelques mètres de lui. Il est fatigué comme ils le sont tous. Ils aiment ce partage, cette égalité dans la guerre. C'est son travail d'être là sur le bord de la route, sur le champ de bataille, et, la nuit, d'étudier les cartes, de conduire ces hommes à la victoire.

Il se redresse.

- Le travail est mon élément, dit-il à Savary en remontant à cheval. Je suis né et construit pour le travail. Je connais la limite de mes jambes. Je connais la limite de mes yeux. Je ne connais pas celles de mon travail.

Il arrive au château de Vohburg, la nuit est tombée. Il ouvre une fenêtre. Il lui semble entendre la rumeur du fleuve.

Si la partie se déroule comme il l'a prévu, si les hommes exécutent les plans qu'il a conçus, alors Vienne va tomber, et une fois encore, comme à Marengo, Austerlitz ou Friedland, il aura relevé le défi. Et, à Paris, les bavards, les blafards rentreront dans leurs trous. Mais jusques à quand ce tourbillon de guerres ? Dont les généraux se plaignent, il le sait.

Il est plus de 23 heures ce mercredi 19 avril. Demain, on livrera bataille. Il aperçoit, entrant dans la cour du château, la silhouette du maréchal Lannes, duc de Montebello. Peut-être le meilleur de ses soldats.

Lannes s'avance d'un pas lent dans la grande pièce éclairée par des cierges pris à l'église voisine.

Je connais bien sa fatigue. Elle est en moi aussi. Mais je suis l'Empereur.

- Combien de blessures as-tu ? murmure Napoléon.

Lannes hoche la tête.

- J'oublie tout lorsque le métier m'appelle, dit-il.

Blessé à Arcole, à Saint-Jean-d'Acre, à Aboukir, à Pultusk. Deux fois encore, avant Arcole.

Lannes va et vient, la tête baissée.

- Je crains la guerre, dit-il. Le premier bruit de guerre me fait frissonner. On étourdit les hommes pour mieux les mener à la mort.

- Est-ce moi ? murmure Napoléon en lui prenant le bras.

Ces guerres, l'Angleterre les organise, les provoque, même si celle-ci, c'est l'Autriche qui l'a suscitée.

Il parle, explique pour convaincre. Lannes a le courage d'un Murat et d'un Ney. Si même les meilleurs doutent...

- Commandez, Sire, dit enfin Lannes. J'exécuterai. Il faut que tous les officiers paraissent sur le champ de bataille comme s'ils étaient à la noce.

Un messager de Davout entre dans la pièce.

Avec son seul corps d'armée, Davout a battu toute l'armée autrichienne à Tengen. Elle recule sur Thann.

Napoléon pince l'oreille de Lannes, l'entraîne.

Nous allons vaincre. Je commanderai.

C'est déjà le jeudi 20 avril 1809. Il faut bien dormir quelques heures.

Il se lève à l'aube. Le brouillard couvre toute la campagne et il n'est pas dissipé quand Napoléon s'engage sur la route de Ratisbonne, jusqu'à ces hauteurs qui dominent Abensberg.

Autour de lui, il regarde ces chevau-légers bavarois et wurtem-bourgeois qui lui servent d'escorte.

Ces hommes-là vont-ils être fidèles ou bien, au premier choc, les régiments bavarois vont-ils se débander, passer à l'ennemi ?

Il se lance au galop et va se placer en avant de ces régiments. Et il donne le signal de l'assaut.

Si je dois mourir, quelle importance que ce soit d'une balle autrichienne reçue en pleine poitrine ou d'une balle bavaroise tirée dans mon dos ?

Mais je ne mourrai pas. Je ne le dois pas.

Après quelques heures, les troupes autrichiennes sont enfoncées, coupées en deux.

Il s'assied dans la grande salle de l'hôtel de la Poste, place du Marché, à Rohr. Il somnole de 2 heures à 4 heures du matin, puis il se lève d'un bond.

- Ne perdons pas une minute ! lance-t-il.

Il chevauche jusqu'au Danube. Les Autrichiens se sont rassemblés sur l'autre rive, dans la ville de Landshut. Encore un pont que les fantassins doivent traverser sous une grêle de balles.

Il les suit des yeux. Ils s'élancent, gagnent la rive opposée, mais se heurtent à la porte de la ville, refluent. Ils reculent, trébuchant sur les corps qui encombrent le tablier du pont. Ils repartent à la charge, sont à nouveau repoussés.

Il faut prendre Landshut.

Il voit s'approcher le général Mouton, un aide de camp qui apporte un message de Davout.

Il faut toujours un chef à une attaque. Mouton est valeureux. Celui qui m'a dit : « Je ne suis pas fait pour les honneurs des palais et ils ne sont pas faits pour moi », celui-là peut emporter Landshut.

Napoléon se tourne vers lui.

- Vous arrivez fort à propos ! Placez-vous à la tête de cette colonne et enlevez la ville de Landshut.

Mouton met pied à terre, sort son sabre et court vers le pont.

Je n'oublierai pas cet homme-là ! Ce sont les soldats de cette trempe qui font ma force. Je leur dois tout. Et je leur dois d'exposer ma vie à leurs côtés.

Il s'est installé dans la résidence royale à Landshut. Par la fenêtre, tout en dictant, il voit les troupes qui traversent la ville. Elles marchent vers Eckmühl.

« Je suis décidé, écrit-il à Davout, à exterminer l'armée du prince Charles aujourd'hui ou au plus tard demain. »

Le signal de l'attaque sera donné par Davout, qui fera tirer une salve de dix coups de canon.

Tout à coup, la fatigue le saisit. Il s'assied. Il n'entend plus rien. Lorsqu'il se réveille, à peine une heure plus tard, il voit d'abord le jour qui se lève, clair. Il a mal à la gorge. Roustam lui verse une tasse de lait et de miel. Puis il part à cheval. Il fait frais. Il n'aime pas cette chaussée embourbée qui longe la vallée de l'Isar et sur laquelle les troupes piétinent.

Eckmühl est au nord. Il veut voir le champ de bataille. Le terrain est accidenté, couvert de monticules et de bouquets de bois, mais dans la direction du Danube, au-delà d'Eckmühl, il découvre une immense plaine au fond de laquelle, sur le fleuve, s'élève Ratisbonne, dont les Autrichiens ont délogé la petite garnison française.

À 13 h 50, il entend les dix coups de canon de Davout. La bataille débute.

Il est en avant, entouré de ses maréchaux.

Quand le crépuscule commence à tomber et que la nuit s'étend, il regarde ce jaillissement d'étincelles que provoquent les sabres lourds frappant sur les milliers de casques et d'armures. Il n'entend pas les cris des combattants, couverts par les chocs sourds des armes qui tapent à coups redoublés.

Il est surpris de la résistance de la cavalerie autrichienne. La bataille est perdue, mais elle continue de se battre, protégeant la retraite des fantassins vers Ratisbonne.

Lannes s'approche. Il faut poursuivre l'ennemi, propose-t-il, lancer toute l'armée afin d'en finir avec l'archiduc Charles, et emporter du même élan la ville de Ratisbonne. Napoléon est prêt à donner l'ordre de continuer l'assaut, la marche. Il a si souvent dit que la poursuite est tout, qu'on doit détruire l'ennemi, que, en écoutant Lannes, il lui semble entendre ses propres paroles. Il hésite pourtant. C'est un combat de nuit qui s'engagerait, dit Davout. Les hommes sont exténués. Ratisbonne est à trois lieues encore.

Il est comme les soldats, il sent la fatigue l'écraser. Voilà des jours qu'il ne dort plus. Il hésite encore, puis il donne l'ordre de bivouaquer.

Il voit l'étonnement de Lannes, le soulagement des autres officiers.

- Nous avons remporté la victoire, dit-il.

Il s'éloigne de quelques pas. Il entend maintenant les cris des blessés et des mourants qui montent de tout le champ de bataille.

Pour la première fois, il n'a pas ordonné de profiter de la déroute de l'ennemi pour le poursuivre.

Il n'a pas pu.

À l'aube du dimanche 23, il regarde défiler l'artillerie qui dans un brouillard épais se dirige vers Ratisbonne. Il faut que la ville tombe. Il place lui-même les canons afin de faire abattre de vieilles maisons qui, adossées aux remparts, peuvent en s'écroulant combler les fossés qui entourent la ville. Il s'approche à pied des canons, et tout à coup il ressent une violente douleur dans la jambe droite. Il est déséquilibré, cherche l'appui de Lannes. Une balle l'a atteint à l'orteil droit.

- Ce ne peut être qu'un Tyrolien, ces gens sont très adroits, dit-il.

Il s'assied sur un tambour pendant qu'on le panse.

Cette blessure est-elle un signe ? Il regarde. Elle est sans gravité même si la douleur est intense.

Il tourne la tête. Il voit des soldats qui accourent. On crie « l'Empereur est blessé ! », « l'Empereur est mort ! ». Il se dresse. Qu'on le hisse sur son cheval, qu'on batte le rappel. Il va parcourir le front des troupes. Il faut qu'on le voie. Il ne peut mourir.

Il parcourt les lignes et le cri retentit, ce cri qu'il n'a plus entendu depuis des mois : « Vive l'Empereur ! »

Il s'arrête devant chaque régiment.

Il faut récompenser ces hommes. Je suis vivant, victorieux, généreux, juste.

Ma noblesse, ce sont eux qui la composent. Je vais les ennoblir sur le champ de bataille.

Les chefs de corps désignent les grenadiers les plus valeureux.

- Je te fais chevalier de l'Empire avec 1 200 francs de dotation, lance-t-il d'une voix forte.

- Mais, Sire, je préfère la croix.

Il regarde le soldat au visage buté, couturé, à la voix ferme.

- Tu as l'une et l'autre, puisque je te fais chevalier.

- Moi, j'aimerais mieux la croix.

Je dois lui accrocher la croix, lui pincer l'oreille.

Ces hommes se font tuer pour moi, parce qu'ils savent que j'expose ma vie comme eux, et que je les conduis à la victoire.

Ratisbonne est prise, Ratisbonne brûle. La route de Vienne est ouverte.

Il devrait être satisfait, mais il n'éprouve plus la même gaieté à vaincre. Il n'a pas détruit l'armée de l'archiduc Charles. Elle se retire vers Vienne en longeant la rive gauche du Danube. Il lance ses troupes sur la rive droite. Il dicte une proclamation pour l'armée.

« Soldats ! Vous avez justifié mon attente. Vous avez suppléé au nombre par votre bravoure. Vous avez glorieusement marqué la différence qui existe entre les soldats de César et les cohues armées de Xerxès. »

Il voit, du palais où il se trouve, les soldats chargés de seaux courir dans les rues afin d'aider à éteindre l'incendie qui ravage la ville. Il va payer sur sa propre cassette les dégâts occasionnés par les combats. Il est las de la guerre. Il aperçoit des blessés qui, s'appuyant l'un sur l'autre, se traînent vers les infirmeries.

Il reprend d'une voix basse :

« En peu de jours nous avons triomphé dans les trois batailles rangées de Thann, Abensberg et Eckmühl, et dans les combats de Landshut et de Ratisbonne.

« Avant un mois nous serons à Vienne. »

Serait-ce la fin de la guerre ?

Le destin est toujours bienveillant. En quatre jours de combat, il a bousculé les troupes autrichiennes. Mais combien de morts ?

Son pied et sa jambe sont toujours douloureux. Il marche avec difficulté. Mais cela n'est rien. Par rapport aux souffrances des autres.

Quand il voit, quelques jours plus tard, dans les rues d'Ebersberg, le millier de soldats morts qui gisent dans les rues parce que Masséna, « l'Enfant chéri de la Victoire », a voulu prendre d'assaut cette ville - pour rien, puisque le Danube a été franchi déjà -, il a la nausée. Il ignore Masséna. Il l'écoute se justifier. Mille morts, deux mille blessés en vain.

Il refuse de loger dans une maison de la ville haute, la seule partie d'Ebersberg qui ne soit pas détruite. Il fait dresser sa tente dans un jardin, devant une maison dans le proche village d'Angtetten.

Il marche dans la partie de la tente qui lui sert de chambre.

Il aurait dû retenir Masséna. Mais peut-il tout diriger ? Il voudrait pouvoir, maintenant, s'en remettre pour une part à des hommes non seulement valeureux mais clairvoyants.

Il voudrait...

Il murmure, en passant dans la partie de la tente qui lui sert de cabinet de travail, avant de commencer à dicter ses ordres :

- Il faudrait que tous les agitateurs de guerres vissent une pareille monstruosité. Ils sauraient ce que leur projet coûte de maux à l'humanité.

Mais il faut prendre Vienne !

Il galope vers la capitale, s'arrête à Ems, regarde défiler les divisions qui poursuivent les Autrichiens. À Moelk, il découvre au bout d'un promontoire un couvent de bénédictins qui domine le Danube et d'où l'on aperçoit la rive gauche du fleuve. Les feux des bivouacs autrichiens percent la nuit.

Il entre dans le bâtiment et s'installe dans une galerie qui surplombe le paysage.

Si ce pouvait être une longue halte ! Mais le travail n'est pas terminé.

Il entend les voix des grenadiers qui ont envahi le couvent et auxquels les moines servent à boire.

Les hommes ont besoin de ces instants de liesse qu'il ne s'accorde pas, lisant le courrier arrivé de Paris.

Il a un geste de mépris en parcourant la lettre servile de Talleyrand. « Il y a treize jours que Votre Majesté est absente, écrit le prince de Bénévent, et elle a ajouté six victoires à la merveilleuse histoire de ses précédentes campagnes. »

Je suis vainqueur. Je ne suis pas mort. Les courtisans s'agenouillent.

« Votre gloire, Sire, fait notre orgueil, mais votre vie fait notre existence », dit encore Talleyrand.

Il s'exclame, parlant seul, se souciant peu de savoir si les maréchaux l'entendent :

- Je l'ai couvert d'honneurs, de richesses, de diamants, il a employé tout cela contre moi. Il m'a trahi autant qu'il le pouvait, à la première occasion qu'il ait eue de le faire...

Il jette la lettre de Talleyrand.

Joséphine lui écrit aussi, s'inquiétant de sa blessure. Sur un coin de table, il lui répond :

« La balle qui m'a touché ne m'a pas blessé ; elle a à peine rasé le tendon d'Achille. Ma santé est fort bonne. Tu as tort de t'inquiéter. Mes affaires ici vont fort bien.

« Tout à toi.

« Napoléon

« Dis bien des choses à Hortense et au duc de Berg. »

Mais il doit s'arracher à ces mots de tendresse, à ces images de paix. Il doit faire son métier.

Il s'approche du balcon qui longe la galerie. Il veut savoir quelles troupes autrichiennes campent de l'autre côté du fleuve. Celles du général Hiller ou celles de l'archiduc Charles ? Il faut qu'un officier profite de la nuit pour aller s'emparer d'un Autrichien qu'on interrogera. Lannes a pensé au capitaine Marbot, son aide de camp.

- Remarquez bien que ce n'est pas un ordre que je vous donne, dit Napoléon à Marbot. C'est un désir que j'exprime ; je reconnais que l'entreprise est on ne peut plus périlleuse, mais vous pouvez la refuser sans crainte de me déplaire. Allez donc réfléchir quelques instants dans la pièce voisine, et revenez nous dire franchement votre décision.

Marbot acceptera, il le sait. Ces hommes-là ne sont pas des courtisans mais des soldats, comme lui.

C'est mon génie que de savoir commander à ces hommes.

Il tire sur l'oreille de Marbot, qui s'en va vers le fleuve sans hésiter.

Il s'agit bien des troupes du général Hiller. On peut donc marcher sur Vienne.

Il arrive à Saint-Pölten. Il fait beau, les soldats l'acclament. Il a pu enfin dormir quelques heures.

« Mon amie, je t'écris de Saint-Pölten, note-t-il pour Joséphine. Demain, je serai devant Vienne, ce sera juste un mois après le même jour où les Autrichiens ont passé l'Inn et violé la paix.

« Ma santé est bonne ; le temps est superbe et le soldat fort gai : il y a ici du vin.

« Porte-toi bien.

« Tout à toi.

« Napoléon »

Le mercredi 10 mai 1809, il marche à nouveau dans les jardins du château royal de Schönbrunn.

Tout son corps se détend. Il retrouve les salons, les dorures. Il rêve quelques instants. Il se souvient de son premier séjour ici, c'était le 13 novembre 1805, l'avant-Austerlitz.

Faudra-t-il comme Sisyphe qu'il recommence toujours à pousser le boulet de la guerre jusqu'au sommet pour qu'ensuite le boulet roule à nouveau et qu'il doive retrouver les mêmes lieux, Donauwerth, Schönbrunn ? Quoi, demain ? Varsovie ? Eylau ?

Il se sent fatigué, nerveux.

Il apprend que les Autrichiens ont blessé les plénipotentiaires qui demandaient la reddition de Vienne. Il donne l'ordre qu'on la bombarde jusqu'à ce qu'elle capitule.

À chaque fois il l'éprouve, l'ascension vers le sommet est plus difficile.

Vienne se bat. En Prusse, un officier de hussards, le major Schill, avec quelques centaines d'hommes, massacre les soldats français. Au Tyrol, l'insurrection dure. En Espagne, au Portugal, on ne l'emporte pas, au contraire.

Il monte à cheval, il galope, et tout à coup il sent que la monture s'affaisse, tombe sur le flanc.

Il fait si noir...

Il ouvre les yeux. On est en train de le porter. Il se dégage, regarde autour de lui. Il voit les visages effrayés de Lannes, des aides de camp, des chasseurs de la Garde. Il s'est donc évanoui. Il rabroue Lannes qui lui conseille de ne pas remonter à cheval. Il faut oublier cet incident. Les hommes croient trop aux présages.

Il rassemble dans la cour du château de Schönbrunn tous les témoins, maréchaux, officiers, soldats. Qu'ils forment un cercle autour de lui. Il passe devant eux.

Il veut le secret, dit-il. Rien n'a eu lieu.

Il reste plusieurs minutes au centre du cercle, dans le silence.

Les hommes se tairont.

Il rentre dans le château.

Le samedi 13 mai 1809, à 2 heures du matin, Vienne capitule.

Il est debout dans le salon de réception du château. Il regarde les immenses tableaux qui décorent la pièce.

- Je vivrai ici, murmure-t-il, au milieu des souvenirs de Marie-Thérèse la Grande.

Puis, sans prendre de repos, il se rend, entouré de son escorte, à Vienne, qu'il traverse lentement. Les rues sont désertes. Où est la curiosité bienveillante d'autrefois ?

Au retour, il dicte une proclamation pour l'armée.

« Soldats, le peuple de Vienne délaissé, abandonné, veuf, sera l'objet de vos égards. Je prends les habitants sous ma spéciale protection. »

Il voudrait la paix. Il ne doit pas clamer la victoire. Et, d'ailleurs, la guerre n'est pas terminée. Les troupes de l'archiduc Charles n'ont pas été détruites.

« Soyez bons pour les pauvres paysans et pour ce bon peuple qui a tant de droits à notre estime, dit-il. Ne concevons aucun orgueil de nos succès : voyons-y une preuve de cette justice divine qui punit l'ingrat et le parjure. »

Il donne des ordres pour qu'on traque les pillards, les traînards. Il ne veut pas d'une Autriche et d'une Allemagne qui deviendraient d'autres Espagnes.

Il faut maintenir rétablir la discipline.

Le soir de ce samedi 13 mai, alors que le brouillard tombe, il décide de faire la ronde des factionnaires qui sont placés autour du château de Schönbrunn.

Il se fait reconnaître. Il passe.

L'un des soldats répète les sommations, crie dans le brouillard :

- Si tu avances, je te fous ma baïonnette dans le ventre !

Napoléon s'immobilise. Il n'est rien qu'un homme qu'on peut tuer. Il continue d'avancer. Le grenadier l'identifie, présente les armes.

Le destin n'a pas décidé de toucher au fil de ma vie.

Napoléon demande son nom au grenadier1, le félicite, lui tire l'oreille puis s'éloigne lentement.

Dans sa chambre, il écrit un mot à Joséphine.

« Je suis maître de Vienne, tout ici va parfaitement. Ma santé est fort bonne.

« Napoléon »




1- Coluche !

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