27.


Il a quarante ans aujourd'hui, 15 août 1809. Il marche en compagnie de Duroc dans la grande allée des jardins du château de Schönbrunn. Il est à peine 7 h 30. Le soleil levant, à l'horizon, illumine les toits de Vienne. Napoléon se tourne. Il aperçoit derrière les arbres, qui forment une clôture naturelle aux jardins, la façade blanche de la maison où se trouve Marie Walewska. Elle est installée là depuis la mi-juillet.

Il s'arrête. À gauche de l'allée, il reconnaît la ruine romaine, l'obélisque et la fontaine qu'il avait vus en 1805 lors de son premier séjour à Schönbrunn. Quatre ans déjà. Il a quarante ans.

Il passe les doigts sur la base de sa nuque. La peau est craquelée, boursouflée. Elle l'irrite. Et il a même l'impression qu'une douleur diffuse gagne, à partir de cette inflammation rouge, les épaules, le crâne.

Mais faut-il écouter les criailleries de son corps ? Il a continué à vivre. Il voit Marie Walewska chaque nuit. Il l'aime avec fougue. Et cette nuit encore, avant de rentrer au château pour accueillir les dignitaires qui, à 7 heures, sont venus présenter leurs compliments pour le 15 août, jour de ses quarante ans.

Cette nuit, à côté de Marie, il s'est senti apaisé. Les douleurs qui lui serrent le dos, l'estomac, ont disparu. Et même cette brûlure de la peau dans le cou, il l'a oubliée.

Marie n'exige jamais rien. Elle est discrète. Elle n'assiste même pas aux spectacles qui sont donnés dans le théâtre de Schönbrunn. Elle attend dans cette maison de Meidling, voisine du château. Elle est lisse, paisible et fraîche comme l'eau de cette fontaine. Elle n'a aucune des hypocrisies, des habiletés, des roueries des femmes qu'il a connues. Elle a les rondeurs fermes de la jeunesse. Elle ne murmure qu'à propos de la Pologne. Mais elle comprend et accepte ce qu'il lui dit.

Il se tourne vers Duroc tout en recommençant à marcher, se dirigeant vers la Gloriette, cette petite colline surmontée d'un portique et qui est un belvédère dominant les jardins et tous les pays alentour. Vienne est là-bas, au loin, dans l'incendie de l'aube.

La Pologne, c'est toujours un sujet sur lequel toutes les négociations avec la Russie sont rompues.

- On ne fait que ce qu'on peut, commence-t-il. Si j'étais empereur de Russie, je ne consentirais jamais à la moindre augmentation du duché de Varsovie, comme moi je me ferais tuer, et mes dix armées avec, pour défendre la Belgique. De plus, je ferais une onzième armée d'enfants et de femmes pour combattre et défendre tout ce qui serait au préjudice de la France. Le rétablissement de la Pologne dans ce moment-ci est impossible pour la France. Je ne veux pas faire la guerre à la Russie.

Il secoue la tête. Et il ressent à nouveau cette brûlure à la base de la nuque.

Il a déjà consulté le docteur Yvan, qui a pansé sa blessure à Ratisbonne et qui, comme chirurgien-chef attaché à la personne de l'Empereur, ne le quitte jamais depuis plusieurs années.

Mais Yvan n'a aucun génie. Et le docteur Frank, le plus célèbre praticien, est venu de Vienne examiner le cou de Napoléon. Il s'est composé le visage grave d'un savant qui découvre une maladie incurable.

Napoléon se frotte la nuque. Doit-il croire ce médecin autrichien ? Il l'a écouté parler de vice dartreux, de traitements vésicatoires, de médicaments et d'onguents.

- Le docteur Corvisart est arrivé de Paris cette nuit, dit Duroc.

Le grand maréchal du palais se justifie. Il a pris la décision d'inviter Corvisart à Schönbrunn après le diagnostic du docteur Frank.

Napoléon hausse les épaules. Il se souvient de sa nuit avec Marie. Il ne croit pas que son corps soit gravement atteint. Peut-être n'est-ce que l'inquiétude, les fatigues de la guerre et la cruauté de ce qu'il a vu, ces hommes morts, Lannes, Lasalle et plus de cinquante mille autres, et cette odeur de chair grillée flottant sur le plateau de Wagram.

À Paris, dit-il, l'annonce du départ du médecin de Sa Majesté, du grand Corvisart, a dû faire naître les suppositions les plus folles.

On doit reparler de ma succession.

- J'ai quarante ans, Duroc. Si je meurs...

Il s'interrompt, il prise, puis écarte d'un mouvement brusque le col de sa redingote qui lui irrite la peau.

Il veut un fils. Il doit divorcer. C'est maintenant, à quarante ans, ou jamais.

Il rentre au château, convoque Méneval, commence à lire les dépêches. Au bout de quelques minutes, il lève la tête.

Cette nuit, Marie lui a annoncé qu'elle croyait être enceinte. Il a posé les deux mains sur son ventre. Un fils, là - une nouvelle preuve de sa capacité à donner la vie. Il doit divorcer. Dès que la paix sera conclue avec Vienne, il rentrera à Paris, tranchera d'un seul coup brutal, comme on ampute un membre sur le champ de bataille.

Mais quand pourra-t-il quitter Schönbrunn ? Les Autrichiens négocient habilement, refusent la transaction qu'il leur a proposée : l'abdication de l'empereur François Ier, responsable de la guerre, contre l'intégrité préservée du territoire.

Qu'espèrent-ils en tardant ? Que le débarquement réalisé par les Anglais dans l'île de Walcheren, avec l'intention sans doute de marcher sur Anvers et la Hollande, réussisse ? Que j'entre en guerre avec la Russie à propos de la Pologne ? Ou bien que les catholiques des pays d'Europe s'insurgent contre moi parce que le pape a été arrêté ?

Il convoque Champagny, le ministre des Relations extérieures. Cet homme n'a aucune des qualités de Talleyrand, mais c'est un exécutant honnête.

- Je suis fâché qu'on ait arrêté le pape, dit Napoléon. C'est une grande folie.

Il prise. Il marche de long en large. Il avait en effet évoqué la possibilité que l'on enferme le souverain pontife. Mais - il tape du pied - il n'en a jamais donné l'ordre, il n'a jamais désiré qu'on chasse Pie VII de Rome pour l'installer à Savone ! Il voulait annexer Rome, voilà tout.

- C'est une grande folie, reprend-il, mais enfin il n'y a pas de remède, ce qui est fait est fait.

Il s'emporte. Sa nuque le brûle, et plus il élève la voix, plus la démangeaison et la douleur s'accroissent.

Si rares sont ceux qui le comprennent, si rares aussi ceux qui lui apportent une aide efficace, si rares enfin ceux qui ne le déçoivent pas.

Ainsi son frère Jérôme qu'il a fait roi ! Jérôme imagine qu'on fait la guerre comme un satrape, en se tenant loin des combats.

Il commence à dicter.

« Il faut être soldat, et puis soldat, et encore soldat ; il faut bivouaquer à son avant-garde, être nuit et jour à cheval, marcher avec l'avant-garde pour avoir des nouvelles ou bien rester dans son sérail. Mon frère, vous faites la guerre comme un satrape. »

Mais le ministre de la Guerre, Clarke, ne vaut pas mieux. Il n'a pris aucune mesure pour s'opposer au débarquement anglais dans l'île de Walcheren. Veut-il se faire prendre par les Anglais dans son lit ? Quant à Joseph, en Espagne, il continue de vouloir imiter Charles Quint, et laisse les Anglais de Wellesley remporter la victoire de Talavera ! Et Wellesley a été fait duc de Wellington.

- En Espagne, s'écrie-t-il, j'ai ouvert une école aux soldats anglais, c'est dans la péninsule que se forme l'armée anglaise !

Et, pendant ce temps-là, Fouché nomme ce Bernadotte, que j'ai écarté de mon armée, commandant en chef des Gardes nationales ! Bernadotte, retors, jaloux, incapable. Qu'on le destitue !

Voilà les hommes qui prétendent me servir !

Il a la bouche pleine de bile et la peau irritée. Il est nerveux. Il lui faut encore répondre à Joséphine dont les lettres sont pleines des sous-entendus d'une femme jalouse.

Les bonnes âmes ont déjà dû lui annoncer la présence de Marie Walewska à Schönbrunn près de moi !

Elle écrit comme si j'étais coupable ! Ce n'est qu'au nom du passé que je la ménage.

« Je reçois ta lettre de la Malmaison. L'on m'a rendu compte que tu étais grasse, fraîche et très bien portante. Je t'assure que Vienne n'est pas une ville amusante. Je voudrais fort être déjà parti.

« Adieu, mon amie. J'entends deux fois par semaine les bouffons ; ils sont assez médiocres ; cela amuse les soirées. Il y a cinquante ou soixante femmes à Vienne, mais au parterre, comme n'ayant pas été présentées.

« Napoléon »

Il va maintenant assister à la grande parade dans la cour d'honneur du château. Il sort. La lumière est éclatante.

Derrière un cordon de gendarmes et de grenadiers, il aperçoit le maréchal Berthier, s'approche de lui. « Vous êtes prince de Wagram », lui dit-il. Puis il se dirige vers le maréchal Masséna. « Vous êtes prince d'Essling. »

Il aime ce moment où il récompense des hommes qui ont bien combattu, qui l'ont servi avec dévouement. Il dit à Macdonald, à Marmont et à Oudinot : « Vous êtes maréchaux d'Empire », et à Davout : « Vous voici prince d'Eckmühl. »

Les tambours roulent. La parade commence. De cette cour d'honneur, il ne voit pas la maison où réside Marie Walewska.

Il rentre au château et rit en apercevant le docteur Corvisart dont tout le visage exprime l'étonnement. Il va vers lui. Il a de l'estime pour cet homme aux allures aimables, qu'il voit presque chaque jour à Paris et dont le diagnostic est sûr. Corvisart devait l'imaginer alité, mourant.

- Eh bien, Corvisart, quelles nouvelles ? Que dit-on à Paris ? Savez-vous qu'on me soutient, ici, que je suis gravement malade ? J'ai une petite éruption, une légère douleur de tête.

Il se tourne, montre sa nuque tout en défaisant sa cravate.

- Le docteur Frank prétend que je suis attaqué d'un vice dartreux qui exige un traitement long, sévère. Qu'en pensez-vous ?

J'ai quarante ans. La mort peut mieux que jamais me saisir.

Corvisart rit.

- Ah, Sire, me faire venir de si loin pour un vésicatoire que le dernier médecin eût pu appliquer aussi bien que moi ! Frank extravague. Ce petit accident tient à une éruption mal soignée, et ne résistera pas à quatre jours de vésicatoire. Vous allez à merveille !

Corvisart a-t-il raison ? La question lui vient parfois, en ces semaines de l'été 1809. Il ressent certains jours une fatigue qui l'accable. Et d'autres jours, au contraire, l'énergie l'emporte.

Ce 15 août 1809, il décide de se rendre à Vienne incognito en compagnie du maréchal Berthier, pour découvrir les illuminations de la ville, assister au feu d'artifice qu'on donne à l'occasion de la fête.

Il devine l'inquiétude de Berthier, qui lance des regards angoissés à la foule des passants. Si on reconnaissait l'Empereur...

- Je m'abandonne à mon étoile, dit Napoléon. Je suis trop fataliste pour employer aucun moyen de me préserver d'un assassinat.

Ces gens, qui le bousculent sans l'identifier, l'amusent. Il se sent joyeux, juvénile. Il va passer le reste de la nuit avec Marie Walewska.

- Ma santé est bonne, dit-il à Berthier en rentrant au château de Schönbrunn. Je ne sais ce que l'on débite. Je ne me suis jamais mieux porté depuis bien des années. Corvisart ne m'était point utile.

Il se rend chez Marie Walewska. Il la découvre avec ravissement, si rose, le corps si épanoui.

Elle porte un enfant de moi. C'est sa jeunesse, sa fécondité qui sont les sources de ma santé.

Il faut qu'il divorce afin d'épouser une femme digne d'un empereur et qui lui donne ce que la douce Marie lui a offert.

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