1.


Il est le Maître.

Depuis ce 2 décembre 1805, ce soleil d'Austerlitz qui s'est levé sur les étangs glacés, là où vont périr noyés les soldats russes, alliés inutiles des troupes autrichiennes déjà vaincues, Napoléon se répète qu'il est le Maître.

Ce samedi 28 décembre 1805, il vient de quitter le château de Schönbrunn, à Vienne, et il se dirige vers Munich. Dans la berline qui roule vers l'abbaye de Melk où il compte passer la nuit, il a enveloppé ses jambes dans une pelisse, mais il ne dort pas.

Il est le Maître.

De temps à autre, il aperçoit par les fenêtres de la voiture les silhouettes des cavaliers de l'escorte. Et les mots de la proclamation qu'il a lancée au jour de la victoire lui reviennent en mémoire, scandent chaque tour de roue : « Soldats, je suis content de vous : vous avez à la journée d'Austerlitz justifié tout ce que j'attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d'une immortelle gloire... Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour que l'on vous réponde : Voilà un brave. »

Il est le Maître.

Il lui semble qu'il peut tout. Il a, comme il l'a dit à ses soldats, coupé ou dispersé une armée de cent mille hommes commandée par les empereurs de Russie et d'Autriche. Et le roi de Prusse n'a évité d'être étrillé que parce que la victoire d'Austerlitz l'a convaincu qu'il valait mieux se soumettre sans combattre.

Napoléon est le Maître.

Il a reçu Talleyrand au château de Schönbrunn. Le ministre des Relations extérieures est venu apporter les actes du traité de Presbourg qui chasse l'Autriche d'Allemagne et sanctionne sa défaite.

- Sire, a dit Talleyrand de sa voix aiguë, tout ce que la conquête vous a donné vous appartient, mais vous êtes généreux.

En consultant les clauses du traité, Napoléon a constaté que Talleyrand a, de sa propre initiative, diminué les contributions financières qu'il avait exigées de Vienne.

- Vous m'avez fait, à Presbourg, monsieur de Talleyrand, un traité qui me gêne beaucoup, a lancé Napoléon en jetant le texte du traité sur le sol.

Il est le Maître, voilà ce que Talleyrand aurait dû comprendre. Le ministre, comme souvent, s'est dérobé derrière sa politesse, sa rouerie, ses flatteries, ses arguments.

- Je jouis de l'idée, a-t-il dit, que cette dernière victoire de Votre Majesté la met en état d'assurer le repos de l'Europe et de garantir le monde civilisé contre les invasions des Barbares.

Napoléon a écouté tout en regardant le feu qui, dans les grandes cheminées de Schönbrunn, éclaire les boiseries et les immenses tapisseries.

- Votre Majesté peut maintenant briser la monarchie autrichienne, a repris Talleyrand. Ou la relever. Une fois brisée, il ne serait pas au pouvoir de Votre Majesté d'en rassembler les débris épars et d'en recomposer une seule masse. Or, l'existence de cette masse est nécessaire. Elle est indispensable au salut futur des nations civilisées. Elle est contre les Barbares un boulevard suffisant, comme elle est un boulevard nécessaire.

Napoléon n'a pas répondu. Il est le Maître.

Plus tard, dans sa berline, il songe qu'il n'a pas eu depuis plusieurs années un tel sentiment de souveraineté, de domination de son destin, de pouvoir sur le sort des hommes et la vie des empires. Austerlitz est son vrai sacre impérial, comme, cinq années auparavant, le 14 juin 1800, après la victoire de Marengo, il avait eu la conviction que c'était cette bataille qui lui assurait son pouvoir de Premier consul, que tout eût été compromis s'il avait été vaincu dans les plaines d'Italie. Et qu'eût valu sa couronne d'empereur si, à Austerlitz, les Autrichiens et les Russes avaient défait la Grande Armée ?

Sa couronne eût roulé à terre.

Mais il a remporté la victoire. Il est le Maître. Et, à l'égal d'un Charlemagne, il peut, s'il le veut, modeler l'Europe à sa guise.

Il rêve. Il imagine. La voiture l'emporte vers Munich.

Il arrive dans la capitale de la Bavière le 31 décembre 1805. Il fait froid. Il pleut. La berline longe la façade austère du palais royal, que ne décore qu'une statue de la Vierge. Des soldats de la Garde ouvrent les portes de bronze et, à 1 h 45, la voiture pénètre dans le palais. Elle roule lentement, traverse les quatre cours, contourne les fontaines et s'arrête devant le perron qui donne accès aux appartements.

Des officiers se précipitent. Les dames de compagnie de l'Impératrice se tiennent au haut des marches.

Napoléon descend, regarde autour de lui. Il se souvient de la dernière lettre qu'il a écrite à Joséphine. C'était au palais de Schönbrunn, le 20 décembre. Tout était encore en suspens. L'Autriche examinait les clauses du traité. Napoléon avait tracé pour Joséphine quelques lignes de son écriture hachée :

« Je ne sais ce que je ferai : je dépends des événements ; je n'ai pas de volonté ; j'attends tout de leur issue. Reste à Munich, amuse-toi ; cela n'est pas difficile lorsqu'on a tant de personnes aimables et dans un si beau pays. Je suis, moi, assez occupé. Dans quelques jours je serai décidé.

« Adieu, mon amie, mille choses aimables et tendres. »

Les événements ont tranché. Le traité est signé. Il est le Maître. Il monte l'escalier. On s'incline devant lui. Il saisit dans les regards ce mélange d'admiration et de servilité, et aussi, peut-être, pour la première fois, une sorte d'effroi. Comme si sa victoire si éclatante sur la coalition de Vienne et de Saint-Pétersbourg avait révélé qu'il appartenait à une race sacrée, celle à qui rien ne résiste.

Il parcourt rapidement l'antichambre, la salle d'audience, il emprunte la galerie décorée de tableaux italiens et flamands aux couleurs sombres, puis il entre dans la chambre à coucher. Debout, appuyée au grand lit doré, se tient Joséphine.

Cela fait plusieurs semaines qu'il ne l'a vue. Elle ne lui a même pas écrit. Il l'avait tancée : les belles fêtes de Bade, de Stuttgart, de Munich, lui avaient-elles « fait oublier les pauvres soldats qui vivent couverts de boue, de pluie, de sang ? » lui avait-il écrit. « ... Grande Impératrice, pas une lettre de vous... Daignez, du haut de vos grandeurs, vous occuper un peu de vos esclaves. »

Elle est là, attirante et vieillie, souriant les lèvres serrées pour ne pas laisser voir ses dents noircies et cariées. Elle esquisse une révérence un peu ironique mais elle s'incline cependant.

Il est le Maître.

Il faut que tous le sachent, l'acceptent. Il décide, et on doit obéir. Il se sent fort, capable de réaliser des prodiges, ceux qui feront de lui un Charlemagne de la quatrième race. Pour cela, il faut rassembler autour de lui et de ceux de sa famille les États. Faire de ses frères, de ses proches, des rois.

S'il avait un fils...

Mais il n'a pas de fils.

À l'Opéra de Munich, le 6 janvier, pendant que sur scène les chanteurs interprètent La Clémence de Titus, il ne se laisse pas séduire par la musique de Mozart. Il regarde à la dérobée Joséphine. Elle n'a pas pu lui donner ce descendant qu'il espérait tant, le fils si nécessaire pour fonder cette dynastie impériale sans laquelle son œuvre, le jour de sa disparition, s'émietterait.

Pourquoi faut-il ainsi que toujours devant lui un défi nouveau se présente, alors qu'il vient d'atteindre un sommet ?

Il se penche vers Joséphine.

Il a décidé, dit-il, de faire célébrer au plus tôt le mariage d'Eugène, le fils de Joséphine, avec Augusta, la fille du roi de Bavière. Ce sera un premier nœud dans cette toile qu'il compte tisser d'un bout à l'autre de l'Europe, comme Charlemagne. Il adoptera Eugène tout en l'excluant de la succession du trône de France. Et, plus tard, il choisira l'un ou l'autre de ses frères pour occuper les trônes d'Europe. À Naples, pourquoi pas Joseph ? Parce qu'il faut en finir avec ces Bourbons, ce roi et cette reine de Naples qui pactisent avec les Anglais. La reine de Naples Marie-Caroline, n'est-elle pas la sœur de Marie-Antoinette ? N'a-t-elle pas déclaré à l'ambassadeur de France qu'elle souhaitait que le royaume de Naples fût l'allumette qui déclencherait l'incendie qui détruirait l'Empire français ? Marie-Caroline de Naples va découvrir qu'on se brûle les doigts, à jouer avec le feu.

Napoléon se lève. Il n'attend pas la fin de l'opéra, il rentre au palais royal. Il doit agir vite. Le temps manque toujours.

Il écrit. À Eugène de Beauharnais, pour lui ordonner de se rendre d'urgence à Munich. Il arrache au roi de Bavière son consentement. Il dote sa fille avec munificence. Augusta de Bavière doit recevoir le lendemain de ses noces 50 000 florins, et il lui est promis 100 000 francs par an pour ses dépenses personnelles et un domaine de 500 000 francs à la mort de son mari.

Voici Eugène, vice-roi d'Italie, qui se présente à l'Empereur avec ses longues moustaches retroussées de colonel des chasseurs de la Garde. Napoléon lui pince l'oreille, lui donne une petite tape sur la nuque - ses marques d'affection habituelles. Il faut, dit l'Empereur, couper ces moustaches trop longues pour plaire à Augusta. Cela aussi, c'est un ordre.

Il est le Maître.

Il confie à Cambacérès qu'il retarde de quelques jours son arrivée à Paris pour conclure le mariage d'Eugène et d'Augusta. « Ces jours paraîtront longs à mon cœur, dit-il, mais après avoir été sans cesse livré aux devoirs d'un soldat, j'éprouve un tendre délassement à m'occuper des détails et des devoirs d'un père de famille. »

Le 13 janvier 1806, à 1 heure de l'après-midi, dans la grande galerie du palais royal, Napoléon assiste à la signature officielle du contrat de mariage. Et le 14, à 7 heures du soir, il préside dans la chapelle royale la cérémonie religieuse suivie d'un Te Deum et d'un banquet. Au bras du roi de Bavière, l'impératrice Joséphine est rayonnante. Encore belle. Napoléon sert de cavalier à Augusta.

- Je vous aime comme un père, lui dit-il, et je compte que vous aurez pour moi toute la tendresse d'une fille.

Le couple doit regagner l'Italie.

- Ménagez-vous dans votre voyage, ainsi que dans le nouveau climat où vous arrivez, en prenant tout le repos convenable, murmure Napoléon. Songez bien que je ne veux pas que vous soyez malade.

Après le banquet, Napoléon se retire dans son cabinet de travail.

C'est le silence de la nuit après l'éclat bruyant des festivités, le chatoiement des robes et des uniformes, le charme de la beauté des femmes, la grâce d'Augusta et la joie d'Eugène de Beauharnais. Il aime ce beau-fils devenu son fils adoptif. Par ce mariage, un premier lien est établi avec les familles régnantes d'Europe. Max-Joseph, roi de Bavière, père d'Augusta, est un Wittelsbach, dont les ancêtres sont présents dans toutes les dynasties.

Comment assurer l'avenir de la mienne, issue de la Révolution, si je ne la fais pas entrer, en forçant leurs portes à coups de victoires militaires, dans les maisons royales qui ont pour elles la légitimité que donnent les siècles passés ?

Mais certains ne comprennent pas ce dessein.

Napoléon trouve sur sa table une lettre de Murat, sans doute dictée par Caroline, son épouse, et sœur de Napoléon.

« La France, écrit Murat, quand elle vous a élevé sur le trône, a cru trouver en vous un chef populaire, décoré d'un titre qui devait le placer au-dessus de tous les souverains de l'Europe. Aujourd'hui, vous rendez hommage à des titres de puissance qui ne sont pas les vôtres, qui sont en opposition avec les nôtres, et vous allez seulement montrer à l'Europe combien vous mettez de prix à ce qui nous manque à tous, l'illustration de la naissance. »

Murat le valeureux, Caroline l'ambitieuse et la jalouse, contestent donc ma stratégie - par attachement aux principes révolutionnaires, par inquiétude ou par dépit ? Qu'importe ! je suis le Maître.

« Monsieur le prince Murat, répond Napoléon, je vous vois toujours avec confiance à la tête de ma cavalerie. Mais il ne s'agit pas ici d'une opération militaire, il s'agit d'un acte politique, et j'y ai bien réfléchi. Ce mariage d'Eugène et d'Augusta vous déplaît. Il me convient, et je le regarde comme un grand succès, comme un succès égal à la victoire d'Austerlitz. »

Il est le Maître.

Et ce mariage n'est qu'un premier pion qu'il pousse. Il pense à réunir la Hollande, la Suisse, l'Italie, en un ensemble. « Mes États fédératifs, murmure-t-il, ou véritablement l'Empire français. »

Il décide que le Code civil sera appliqué dans le royaume d'Italie. N'a-t-il pas été couronné roi d'Italie à Milan ? Et Eugène n'est-il pas vice-roi d'Italie ?

Le 19 janvier 1806, il propose à Joseph, son frère aîné, la couronne du royaume de Naples. Et les troupes françaises sont chargées de l'occuper. Les Bourbons s'enfuient en Sicile sous la protection de la flotte anglaise.

Ne reste en Italie comme souverain hostile que le pape Pie VII. Et le souverain pontife proteste, écrit à Napoléon pour s'indigner de l'occupation, par les troupes françaises, d'Ancône, territoire pontifical.

« Je me suis considéré, répond Napoléon, comme le protecteur du Saint-Siège... Je me suis considéré, ainsi que mes prédécesseurs de la deuxième et de la troisième race, comme le fils aîné de l'Église, comme ayant seul l'épée pour la protéger et la mettre à l'abri d'être souillée par les Grecs et les Musulmans. »

Pourquoi le pape ne le comprend-il pas ?

Napoléon s'indigne. Il dit au cardinal Fesch, son grand-oncle qui le représente à Rome : « Je suis religieux mais je ne suis point cagot. Le Pape m'écrit la lettre la plus ridicule, la plus insensée... » Napoléon tempête ; il faut que Pie VII plie.

« Pour le Pape, ajoute-t-il, je suis Charlemagne, parce que, comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à celle des Lombards et que mon Empire confine avec l'Orient. J'entends donc que l'on règle avec moi sa conduite sur ce point de vue. Je ne changerai rien aux apparences si l'on se conduit bien, autrement, je réduirai le Pape à être évêque de Rome... Il n'y a rien en vérité d'aussi déraisonnable que la cour de Rome. »

Je suis le Maître.

Mais régner exige que l'on soit implacable. Point de pitié. Point d'hésitation.

Au général Junot qu'il nomme gouverneur général des États de Parme et de Plaisance, il dit : « Ce n'est pas avec des phrases qu'on maintient la tranquillité en Italie. Faites comme j'ai fait à Binasco [pendant la campagne d'Italie] : qu'un gros village soit brûlé ; faites fusiller une douzaine d'insurgés et formez des colonnes mobiles, afin de saisir partout les brigands et de donner un exemple aux peuples de ces pays. »

Joseph, le tortueux Joseph, l'hésitant Joseph, sera-t-il capable de la fermeté nécessaire ? Napoléon convoque Miot de Melitto qui part avec le nouveau roi de Naples.

Napoléon parle d'une voix cassante.

- Vous direz à mon frère Joseph que je le fais roi de Naples, mais que la moindre hésitation, la moindre incertitude le perd entièrement... Point de demi-mesures, point de faiblesse. Je veux que mon sang règne à Naples aussi longtemps qu'en France. Le royaume de Naples m'est nécessaire...

Napoléon se souvient des réticences de son frère au moment du sacre impérial, de son refus d'accepter la vice-royauté d'Italie, de sa jalousie de frère aîné qui subit la gloire de son cadet.

Napoléon s'approche de Miot de Melitto.

- Tous les sentiments d'affection cèdent actuellement à la raison d'État, dit-il. Je ne reconnais pour parents que ceux qui me servent... C'est avec mes doigts et ma plume que je fais des enfants... Je ne puis plus avoir de parents dans l'obscurité. Ceux qui ne s'élèveront pas avec moi ne seront plus de ma famille. J'en fais une famille de rois, ou plutôt de vice-rois...

Quelques jours plus tard, Napoléon reçoit une lettre de Joseph, roi de Naples.

« Une fois pour toutes, écrit Joseph, je peux assurer Votre Majesté que tout ce qu'elle fera, je le trouverai bien... Faites tout pour le mieux, et disposez de moi comme vous le jugerez le plus convenable pour vous et pour l'État. »

Napoléon est bien le Maître.

Загрузка...