15.


Il est à Paris, enfin. Le voyage lui a paru interminable. Pluie, grêle, vent, cahots. Après Turin, il a renoncé à toutes les étapes, ordonnant que la voiture ne s'arrête aux relais que le temps de changer au plus vite de chevaux.

Il sait que Marie est là, à Paris, arrivée de Varsovie avec son frère. Elle l'attend. Duroc l'a installée dans un hôtel particulier, au 48 de la rue de la Victoire.

Napoléon saute de voiture et traverse d'un pas rapide la cour des Tuileries. Sur le perron, malgré le froid de cette nuit du 1er janvier 1808, les ministres et les dignitaires s'empressent pour le saluer. Le palais est illuminé. Il les ignore, se dirige vers Talleyrand, l'entraîne dans le salon proche du cabinet de travail.

Marie est là, mais il doit prendre des décisions. La politique est sa seule souveraine absolue. Il ne peut se rendre auprès de Marie s'il n'a pas mis de l'ordre dans ses idées.

Durant ce voyage d'une semaine entre Milan et Paris, il a écrit, dicté, pensé.

Il a ordonné que de nouvelles troupes entrent en Espagne. Il doit être prêt à saisir l'occasion, si elle se présente, d'assujettir ce royaume à l'Empire. « Pays de moines et de prêtres qui a besoin d'une révolution ! » marmonne-t-il en se tournant vers Talleyrand. Et comme tout se tient, ajoute-t-il, il a demandé au général Miollis d'occuper Rome, puisque Pie VII s'obstine à ne pas interdire les relations des États pontificaux avec l'Angleterre.

Marie est là, mais il doit conférer avec Talleyrand.

Il arrête d'un mot les politesses et les compliments que le prince de Bénévent a commencé d'égrener. Point de faux-fuyant. Que pense Talleyrand de la situation en Espagne ?

- Si la guerre s'allumait, dit Napoléon, tout serait perdu. C'est à la politique et aux négociations qu'il appartient de décider des destinées de l'Espagne.

Talleyrand approuve, incline la tête.

- La Couronne d'Espagne a appartenu depuis Louis XIV à la famille qui régnait sur la France, murmure-t-il. C'est donc une des belles portions de l'héritage du grand roi.

Il hausse le ton.

- Et cet héritage, l'Empereur doit le recueillir tout entier ; il n'en doit, il n'en peut abandonner aucune partie.

Napoléon fixe longtemps Talleyrand. Le vice-Grand Électeur est rarement aussi net dans ses avis.

- Et la Turquie, les Indes, dit Napoléon. La France et la Russie, ensemble...

Ce rêve d'Orient l'habite depuis si longtemps ! Peut-être est-ce le moment de le réaliser, avec l'aide d'Alexandre Ier.

Talleyrand paraît songeur. Il faut le presser pour qu'il parle.

- Si la Russie obtient Constantinople et les Dardanelles, dit-il enfin, on pourra, je crois, lui faire tout envisager sans inquiétude.

Puis Talleyrand, longuement, évoque la position des puissances. L'Angleterre est décidée à la guerre à outrance. L'Autriche peut être une alliée. La Prusse se réveille déjà. La Russie veut conquérir la Finlande, les provinces du Danube, utiliser l'appui de la France pour atteindre la mer et Constantinople. Sa grande et permanente ambition.

Napoléon écoute. Il avait besoin de cette longue conversation avec Talleyrand, pour se plonger tout entier, dès l'instant du retour à Paris, dans l'ordre implacable du monde. L'entretien, il s'en rend compte tout à coup, a duré cinq heures. Il renvoie Talleyrand d'un mouvement de tête. Maintenant, c'est à lui de décider.

La nuit est avancée.

Il demande à Constant que l'on aille chercher Marie Walewska, qu'on la conduise par l'escalier dérobé à son appartement.

L'Impératrice n'osera pas s'y rendre sans être annoncée. Elle se terre. Elle craint tant le divorce qu'elle préfère se faire oublier, comme s'il suffisait qu'elle soit discrète pour éviter la répudiation, sa hantise.

Il attend Marie avec fébrilité. Voilà des mois qu'il n'a pas vu cet « ange ». Les autres femmes, celles de quelques nuits, ne sont rien.

En les serrant dans mes bras, je me débarrasse d'elles et de ce désir qui me prend de les conquérir...

Mais Marie...

Constant ouvre la porte, s'efface.

Voici son « ange », timide, émue, hésitante. Son visage qu'il serre entre ses mains est glacé.

Il la retrouve telle qu'il l'a laissée, si jeune, si désintéressée. Il l'aime. Elle est son luxe suprême et sa grâce. « Mon épouse polonaise. »

Elle l'aime pour ce qu'il est et non pour ce qu'il donne ou promet.

Il convoque le grand maréchal du palais dès le lendemain matin. Duroc devra désormais, lui dit-il, veiller sur Marie Walewska. Qu'il prenne ses ordres chaque matin chez elle et qu'il invite le docteur Corvisart à s'enquérir régulièrement de sa santé.

Il a un sourire fugitif, puis il s'assied à sa table de travail.

Cette affaire est réglée. Voyons les dépêches.

Mais, au moment de lire la première, il regarde à nouveau Duroc, lui sourit plus longuement, comme on le fait à un complice.

Il se sent bien, comme s'il venait d'ajouter un chapitre heureux à sa vie. Et il en remercie le destin si généreux avec lui.

Cette présence de Marie à Paris, c'est comme la preuve que tout est possible, dès lors qu'on sait saisir sans hésiter ce que le destin offre et que l'on se donne les moyens de le garder. Il faut s'organiser, prévoir les obstacles, les contourner.

Le destin propose, mais tout, aussi, est affaire de volonté et de stratégie, en amour comme à la guerre.

Il se sent, dans ce mois de janvier 1808, habité par une détermination joyeuse, comme s'il était à peu de distance du sommet qu'il gravit, ayant su s'accrocher à toutes les prises que la vie présentait, et se hisser jour après jour.

Parfois, pourtant, le matin, alors que Constant et Roustam l'habillent, il a un instant de désarroi.

Il se voit empâté, avec ce ventre qui se dessine et s'impose, ce visage qui enfle.

Il rejette avec un mouvement d'humeur les culottes qui le serrent. Il bouscule Constant qui s'empresse, propose une autre paire, une autre redingote. Il les passe nerveusement, sombre.

Son corps lui échapperait-il ?

Il a quelquefois de violentes douleurs à l'estomac et l'image de son père le hante. Il se souvient de ce rapport d'autopsie qu'il a lu, de ce cancer de l'estomac que les médecins avaient diagnostiqué chez Charles Bonaparte.

Il reste quelques secondes tassé, puis il se redresse. Qu'on selle son cheval. Il veut chasser, malgré le froid, pour plier ce corps, se prouver que la vigueur et l'énergie sont toujours là, en lui.

Il lance son cheval. Il aime le vent qui fouette le visage, balaie l'inquiétude. Il parcourt les allées forestières. Il chasse au gré de ses résidences, les Tuileries, Saint-Cloud, la Malmaison, Fontainebleau, aux bois de Vincennes, du Raincy, dans les forêts de Versailles ou de Saint-Germain.

Il entraîne avec lui le comte Tolstoï. Il éprouve de la joie à le devancer, à retrouver dans une clairière l'ambassadeur épuisé et transi. Il s'étonne naïvement. Fatigué, comte ?

Ce monsieur de Tolstoï est un brave homme rempli de préjugés et de méfiance envers la France. Mais il doit le convaincre.

Au retour de la chasse, il l'invite à le suivre dans le palais des Tuileries.

Il regarde cet homme froid dont les espions de police assurent qu'il fréquente toujours assidûment les salons du faubourg Saint-Germain, et qu'il est même tombé amoureux de Mme Récamier, l'insupportable femme, amie de Mme de Staël ! Mais il faut supporter cet homme-là.

Napoléon fait asseoir Tolstoï et commence à marcher de long en large devant lui.

- Imaginez, commence-t-il, une armée de cinq cent mille hommes, russe, française mais peut-être autrichienne, qui se dirigerait par Constantinople sur l'Asie. Elle ne serait pas arrivée sur l'Euphrate qu'elle ferait trembler l'Angleterre et la mettrait aux genoux du Continent. Rien ne l'empêcherait d'arriver aux Indes...

Il s'arrête devant le comte Tolstoï, il a envie de le saisir aux épaules, de le secouer. Il ne supporte pas ce regard sceptique.

- Ce n'est pas une raison pour échouer dans cette entreprise, parce que Alexandre et Tamerlan n'y ont pas réussi, reprend-il.

Il tape du pied.

- Il s'agit de faire mieux qu'eux, martèle-t-il.

Mais cet homme entend-il ce que je lui dis ?

Napoléon prend son chapeau à deux mains et le jette à terre, puis, allant et venant, s'arrêtant souvent devant l'ambassadeur, il dit d'une voix irritée, pressante :

- Écoutez, monsieur de Tolstoï, ce n'est plus l'Empereur des Français qui vous parle, c'est un général de division qui parle à un autre général de division.

Il s'interrompt, se penche sur Tolstoï.

- Que je sois le dernier des hommes si je ne remplis pas scrupuleusement ce que j'ai contracté à Tilsit et si je n'évacue pas la Prusse et le duché de Varsovie lorsque vous aurez retiré vos troupes de la Moldavie et de la Valachie !

Il se redresse.

- Comment pouvez-vous en douter ? Je ne suis ni un fou ni un enfant pour ne pas savoir ce que je contracte, et ce que je contracte, je le remplis toujours !

Quelques instants plus tard, Napoléon regarde Tolstoï qui s'éloigne, accompagné par le grand maréchal du palais.

D'un coup de pied, il repousse au bout du salon son chapeau.

Tolstoï, même s'il transforme ce que j'ai dit, parlera de ma colère, de ce chapeau que j'ai jeté à terre.

Il vient toujours un moment, avec les hommes, où il faut appuyer les mots par des gestes, un mouvement du corps, une colère feinte. Il faut les étonner, les effrayer, pour qu'ils cèdent ou simplement se souviennent. Il faut aussi savoir les séduire, comme le font les femmes. Il appelle Méneval.

Il surprend le regard que lance son secrétaire vers le chapeau. Il perçoit cette manière qu'a aussitôt Méneval de rentrer la tête dans les épaules comme si un ouragan menaçait.

Il doit être pour ceux qui le servent, l'entourent, pour tous les citoyens de son Empire, qu'ils soient paysans ou rois, cette menace imprévisible, cette bonté inattendue, ce mystère, cet homme au-dessus d'eux, qu'ils vénèrent et qu'ils craignent. Celui qui récompense au-delà de ce qu'on imagine et qui châtie d'une main de fer.

C'est ainsi qu'on règne. Et cela s'applique à tous. Cela exige une volonté de chaque instant. Ce serait si facile d'être « bon », de céder à ceux que l'on commande. De renoncer au but, pour se complaire dans l'inaction.

Il fait un signe à Méneval. Il veut écrire à Alexandre Ier, pour confirmer ce qu'il a dit à Tolstoï, et évoquer pour le tsar cette marche vers l'Euphrate, vers les Indes, afin de menacer l'Angleterre par l'Orient.

« Votre Majesté et moi, ajoute-t-il, aurions préféré la douceur de la paix et de passer notre vie au milieu de nos vastes Empires, occupés de les vivifier et de les rendre heureux... Les ennemis du monde ne le veulent pas.

« Il faut être plus grands malgré nous.

« Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d'aller où la marche irrésistible des événements nous conduit.

« Alors cette nuée de pygmées qui ne veulent pas voir que les événements actuels sont tels qu'il faut en chercher la comparaison dans l'histoire et non dans les gazettes du dernier siècle fléchiront... Et les peuples russes seront contents de la gloire, des richesses de la fortune qui seront le résultat de ces événements... L'ouvrage de Tilsit réglera les destins du monde.

« ... Un peu de pusillanimité nous portait à préférer un bien certain et présent à un état meilleur et plus parfait ; mais puisque enfin l'Angleterre ne veut pas, reconnaissons l'époque arrivée des grands changements et des événements. »

Il désire la venue de ces grands événements. Il les pressent. Il les suscite. Il les organise. Il se soumet à leur marche.

Une dépêche que dépose Méneval sur sa table de travail annonce que les troupes du général Miollis sont entrées à Rome. Pie VII va plier. C'en est fini des impertinences sans bornes de la cour de Rome.

Il rappelle Méneval. Il faut aller jusqu'au bout d'un acte. Il dicte une lettre pour Eugène, vice-roi d'Italie.

« À la moindre insurrection qui éclaterait, il faut la réprimer avec de la mitraille et faire de sévères exemples. »

Il prend une prise de tabac, puis passe dans le cabinet des Cartes. Il se penche sur la table où est déployée celle de l'Espagne. C'est là que se joue la partie.

Il faut une seule main pour tenir toutes les troupes qui s'avancent en ordre dispersé dans la péninsule.

Pourquoi pas Murat ?

Il retourne dans son cabinet de travail. « Murat est un héros et une bête », murmure-t-il.

Le grand-duc de Berg, poussé par Caroline, va s'imaginer qu'il est destiné à devenir roi d'Espagne. Mais son courage, son ambition, ses illusions peuvent me servir. Il faut simplement le tenir comme on tire les rênes d'un cheval trop fougueux. Qu'il entre dans Madrid, et nous verrons !

« Je pense qu'il ne faut rien précipiter, dit-il à Murat. Il convient de prendre conseil des événements qui vont suivre. »

Mais Murat doit prendre garde. Il faut prévenir cette « bête » de grand-duc.

« Vous avez affaire à un peuple naïf, reprend Napoléon, il a tout le courage et il aura tout l'enthousiasme que l'on rencontre chez les hommes que n'ont point usés les passions politiques.

« L'aristocratie et le clergé sont les maîtres de l'Espagne. S'ils craignent pour leurs privilèges et pour leur existence, ils feront contre nous des levées en masse qui pourront éterniser la guerre. J'ai des partisans ; si je me présente en conquérant, je n'en aurai plus. »

Napoléon s'arrête de dicter. Il vient de prévoir ce qui peut arriver, mais il pressent aussi que les événements glissent entre les mains, qu'on ne peut les retenir.

Les dépêches, au fil des jours, se succèdent.

À la suite d'une émeute à Aranjuez, Godoy, le favori de la reine, a été emprisonné, Charles IV a abdiqué, et son fils Ferdinand, prince des Asturies, a été proclamé roi d'Espagne dans l'enthousiasme.

Cet homme qui m'a écrit des lettres suppliantes, je ne lui sens aucune des qualités qui sont nécessaires au chef d'une nation.

« Cela n'empêchera pas, dit Napoléon à Murat, que pour nous l'opposer on en fasse un héros. Je ne veux pas que l'on use de violence envers les personnages de cette famille ; il n'est jamais utile de se rendre odieux et d'enflammer les haines. »

Mais qui peut contenir un incendie quand le vent souffle ?

Le prince des Asturies est devenu Ferdinand VII, roi d'Espagne. Il est entré dans Madrid au milieu d'une foule en délire. Et les troupes de Murat l'y ont suivi. Les acteurs sont face à face.

Je ne veux pas de la haine. Mais je peux imaginer ce qui va suivre.

Maintenant il faut attendre, laisser les événements se déployer, vivre chaque jour avec passion.

Napoléon entre dans sa chambre. Il voit, délicatement posé sur le lit, le domino que Constant a préparé. Le masque noir est placé à côté du capuchon. Ce soir, c'est bal masqué chez Caroline. Il se place devant un miroir, appelle Constant, essaie le masque cependant que le valet de chambre l'aide à enfiler le domino.

Va-t-on le reconnaître ?

Il aime se glisser dans la foule des travestis. Toutes ces jeunes femmes, Pauline Hortense, Caroline, en cet hiver 1808, donnent des fêtes, font assaut d'imagination et d'ambition. Mais elles se trompent si elles croient, l'une ou l'autre, le circonvenir en l'amusant, en lui poussant des femmes entre les bras, ainsi cette mademoiselle Guillebeau qui s'est présentée à demi nue dans une soirée chez Caroline.

- La grande-duchesse de Berg rêve à la Couronne d'Espagne pour Murat, murmure Napoléon à Duroc.

Il avance masqué, s'appuyant au bras du grand maréchal du palais, lui-même travesti.

Il interpelle les femmes en changeant sa voix. Il les surprend, les choque par des allusions grivoises. Il aime, derrière le masque, sous le domino, deviner leur inquiétude. Elles savent que l'Empereur est l'un de ces masques. Sera-ce celui-ci ?

- Sire, dit l'une des femmes.

Il déteste qu'on le reconnaisse. Il entraîne Duroc. Il rentre aux Tuileries. Il peste. Il s'amusait, à ce bal. Constant lui propose un autre déguisement, qu'il enfile aussitôt. Il reparaît ainsi parmi la foule. Mais on s'écarte de lui. On a dû encore l'identifier, à sa démarche, à sa silhouette, à ses mains croisées dans son dos.

Il s'attarde pourtant. Les femmes sont belles, vingt-quatre d'entre elles dansent un quadrille qui figure les heures. Leurs vêtements aux couleurs voisines suggèrent la montée du jour puis sa chute dans la nuit. Il suit leur danse, applaudit, puis tout à coup il se sent las. Les lumières vives l'éblouissent. Il aurait voulu rester quelques instants un inconnu, il devine que tous les regards l'observent. Il est l'Empereur. Il ne peut être que cela, même sous le masque et le domino.

Il quitte le bal, la foule.

Avec une seule personne il peut s'abandonner.

Il se fait conduire au 48, rue de la Victoire, chez Marie Walewska.

Il lui raconte. Il voudrait qu'elle participe à ces fêtes. Et il est heureux qu'elle ne le désire pas, qu'elle reste ainsi cachée, discrète, paisible. Elle ne l'interroge jamais, comme si elle se désintéressait de ce que fait l'Empereur. Elle ne s'anime, elle ne le harcèle qu'en ce qui concerne son pays, cette Pologne qu'elle souhaite voir renaître.

Il se ferme. Il ne peut lui répondre clairement et cela le blesse. Comprendrait-elle qu'il a besoin de l'alliance russe et qu'il ne peut prendre le risque de la briser en donnant satisfaction aux Polonais ?

Il se borne à lui dire :

- Pendant l'été, les grandes affaires seront peut-être arrangées.

Il se lève. Le charme est rompu. La politique, cette passion du monde, l'a à nouveau saisi.

Il rentre aux Tuileries.

C'est le 27 mars 1808 à l'aube. Le palais est désert, glacé. Son pas résonne dans les galeries cependant que les valets courent, que Méneval, réveillé, se présente.

Napoléon dicte aussitôt une lettre pour Louis, roi de Hollande, afin de lui annoncer que Murat est entré à Madrid, que Charles IV a abdiqué au bénéfice du prince des Asturies, devenu Ferdinand VII.

Puis, tout en marchant d'un pas vif, Napoléon parle plus fort.

« Mon frère, le climat de la Hollande ne vous convient pas. D'ailleurs, la Hollande ne saurait sortir de ses ruines ; dans ce tourbillon du monde, que la paix ait lieu ou non, il n'y a pas de moyen pour qu'elle se soutienne.

« Dans cette situation, je pense à vous pour le trône d'Espagne, vous serez souverain d'une nation généreuse... Répondez-moi catégoriquement quelle est votre opinion sur ce projet. Vous sentez que ceci n'est encore qu'un projet... Répondez-moi catégoriquement, si je vous nomme roi d'Espagne, l'agréez-vous ? Puis-je compter sur vous... Répondez-moi seulement ces deux mots : “j'ai reçu votre lettre de tel jour, je réponds oui”, et alors je compterai que vous ferez ce que je voudrai, ou bien “non”, ce qui voudra dire que vous n'agréez pas ma proposition... Ne mettez personne dans votre confidence, et ne parlez à qui que ce soit de l'objet de cette lettre, car il faut qu'une chose soit faite pour qu'on avoue y avoir pensé. »

Enfin ! Il a tranché.

Il se sent déchargé d'un poids. Il a choisi de suivre le rythme des événements. Ce sont eux qui lui dictent sa conduite.

Il va quitter Paris, s'approcher de l'Espagne, se rendre à Bayonne, parce qu'il ne saisit bien la réalité des choses que quand il les voit, les touche, les étreint.

Le monde est comme une femme, on ne le connaît, on ne le comprend que quand on le possède.

Il lance d'un ton guilleret à Méneval :

- Nous sommes au cinquième acte de la tragédie ; nous serons bientôt au dénouement.

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